Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER

L’IDÉE DE NATURE DANS LE RING DE WAGNER
(L’Anneau du Nibelung, WWV 86)

par Thomas GREY

Titre original : « THE IDEA OF NATURE IN WAGNER’S RING »
traduction @ Le Musée Virtuel Richard Wagner et reproduit ici avec l’aimable autorisation des auteurs
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici.

Comme tout bon romantique, Richard Wagner s’est concentré sur la relation entre l’homme et la nature, et sur le rôle de l’art dans l’interprétation de cette relation. Cette préoccupation explique la plupart de ses œuvres musicales dramatiques à un certain niveau, ainsi que bon nombre de ses écrits en prose. Mais avec le cycle de l’Anneau du Nibelung, les représentations du rapport de l’homme à l’ordre naturel deviennent essentielles dans le canon musical romantique. On pourrait penser aux thèmes panthéistes des derniers opéras de Rimsky-Korsakov ou au rôle des thèmes de la nature dans le monde conceptuel des symphonies de Mahler, mais dans aucun de ces cas le compositeur n’aborde l’idée de la nature à un niveau aussi fondamental, voire philosophique, comme le fait Wagner. Wagner, en outre, a beaucoup réfléchi sur la relation de l’art à l’idéal de la nature dans la série d’essais (les écrits de «Zurich» de 1849-51) qui ont servi de préface prolongée, en quelque sorte, à l’Anneau. En tant que paradigme d’un drame musical mythique que Wagner avait théorisé comme «l’œuvre d’art de l’avenir » totale ou synthétique, l’Anneau ne tentait rien de moins que de représenter l’émergence d’un ordre humain idéal à partir d’un ordre naturel primordial. Ici, le «nouvel» ordre humain de Wagner, symbolisé par les figures de Siegfried et de Brünnhilde, est chargé de rectifier les brèches problématiques de l’ordre naturel sur lequel les institutions économiques et politiques du propre monde de Wagner semblaient être fondées, représentées dans les figures respectives d’Alberich, de l’Anneau et de la lance de Wotan. Alors que dans la mythographie du cycle de l’Anneau, ces brèches sont présentées comme les fautes, voire les péchés primitifs, d’un ordre «pré-humain» de dieux, nains et géants, il est assez clair qu’elles représentent les fondements corrompus de la société humaine existante que l’œuvre de Wagner entend racheter à travers l’exemple de sa vision mythique grandiose.

Les sections suivantes cherchent à éclairer des aspects de cette vision, ses ingrédients dramatiques et musicaux, en examinant (1) son image idéalisée de la relation humaine à la nature dans la figure de Siegfried; (2) les figures mythographiques plus généralisées de la nature qui servent à encadrer le cycle (les jeunes filles du Rhin et leur élément liquide, leur or, les figures oraculaires d’Erda et des Nornes, l’oiseau des bois de Siegfried); (3) les principales transgressions symboliques d’Alberich et de Wotan contre un ordre naturel primitif: le vol de l’or par Alberich et la confection de la lance de Wotan, emblème de son état de droit, à partir d’une fatale branche brisée du «frêne du monde» (Weltesche), inspiré de la figure d’Ygdrasill dans les Eddas nordiques; et (4) les principaux éléments «d’actualité» et leitmotiviques du lexique musical de la nature de Wagner. Les possibilités de lire la nature dans le cycle du Ring de Wagner à partir de perspectives environnementales ou écocritiques contemporaines (5) sont envisagées en guise de conclusion.

 

Siegfried et les «murmures de la forêt »

« Les murmures de la forêt » (Siegfried, acte II. Bayreuth, 1976)

Le principal agent héroïque du cycle de l’Anneau, Siegfried, se conforme à plusieurs tropes d’héroïsme mythiques ou de contes de fées, tels que tuer un dragon cracheur de feu et réveiller une belle jeune fille endormie, qu’il épouse. Les fondements de ces tropes mythiques sont présents dans les sources de Wagner, la saga Volsunga et les poèmes de l’Ancien Edda1. Le lien direct entre ces actes héroïques dans les sources, comme dans l’opéra, est le conseil de quelques oiseaux forestiers, dont le discours ou un chant que le héros peut comprendre lorsqu’il ingère accidentellement une goutte de sang du dragon qu’il a tué. À partir de ce motif de l’accès momentané du héros à la voix (quasi-musicale) de la nature, représentée par les voix de ces oiseaux forestiers, Wagner renforce le rapport harmonieux avec le monde naturel en général comme trait déterminant de son héros, Siegfried. C’est précisément dans sa conscience finement réglée de la nature et de sa relation à elle en tant qu’être humain que le Siegfried de Wagner incarne une attitude de façon paradigmatique plus moderne et romantique, par rapport à son prototype mythique-légendaire, Sigurd, issu des sources littéraires. Cela signifie que le Siegfried de Wagner représente une conception philosophique post-Lumières de l’homme pré-moderne en harmonie avec son environnement naturel. Sigurd dans la saga Volsunga et les poèmes d’Edda associe une force et une agilité surnaturelles à une certaine relation pratique et instinctive avec le monde naturel. Dans les deux sources, Sigurd dit qu’il est appelé «la noble bête» lorsque le Fafnir mourant l’interroge sur son identité et ses motivations.[2]Même s’il habite nominalement le même paysage mythique primordial que Sigurd, le Siegfried de Wagner est un «enfant de la nature » au sens moderne (romantique). Il est élevé seul dans la forêt, tandis que Sigurd est élevé dans une cour. Il observe attentivement le monde naturel qui l’entoure, appliquant un raisonnement empirique et déductif aux données observées (par exemple, les pratiques d’accouplement des oiseaux et des animaux), tandis que Sigurd agit simplement sur la base d’informations factuelles simples qui lui sont communiquées par d’autres. Surtout, dans l’épisode des «Murmures de la forêt», Siegfriedmédite sur les impressions du monde naturel afin de mieux comprendre sa propre identité, ou son «soi». Sigurd, en revanche, n’a pas de «soi» à proprement parler, au-delà de la collection d’actions plus ou moins aléatoires qui constituent son identité de héros mythique.

Dans l’acte I de Siegfried, nous sommes présentés au héros éponyme sous la garde du nain Nibelung Mime avec qui il partage une demeure forestière isolée. Parvenu au seuil de l’âge adulte, Siegfried est de plus en plus rétif. Alors que Mime et Siegfried habitent tous les deux le même espace dissimulé dans les profondeurs de la forêt, Wagner montre clairement au moyen d’indices verbaux, musicaux et comportementaux que le forgeron Nibelung est fondamentalement aliéné à son environnement naturel, tout comme Siegfried est fondamentalement en phase avec elle, désireux d’en savoir plus sur «le monde» dans son ensemble. Siegfried a compris que Mime, un nain sans compagnon apparent d’aucune espèce, ne pouvait pas être son parent naturel[3]. Le jeune ours sauvage que Siegfried ramène à la maison en tant que camarade de jeu dans la première scène, le curieux «Wanderer» qui s’introduit dans la deuxième scène, même les rayons du soleil du matin qui pénètrent à travers les branches de la forêt alors qu’il regarde à l’extérieur au début de la troisième scène, et dont la mobilité vacillante lui fait penser au terrifiant géant devenu dragon, Fafner. Siegfried, quant à lui, est poussé par des instincts nouvellement éveillés à se séparer de ce parent nourricier contre nature et à suivre un destin approprié et naturellement ordonné dans le monde extérieur :

« Wie der Fisch froh Fleet
in der Fluth schwimmt,
wie der Fink frei
sich davon schwingt:
flieg’ ich von hier,
fluthe davon,
wie der Wind über’n Wald
weh’ ich dahin –
dich, Mime, nie wieder zu seh’n! » 4

(« Comme le poisson
heureux dans l’onde,
comme le pinson
libre s’envole :
je prends mon essor,
me jette dans le courant,
je m’en vais comme le vent
soufflant sur la forêt –
pour ne jamais te revoir, Mime ! »)

Mime décide de canaliser la poussée instinctive de Siegfried vers la liberté et l’aventure à ses propres fins en persuadant le jeune «intrépide» à trouver et à tuer le dragon Fafner.

C’est donc dans l’acte II que le jeune Siegfried se retrouve dans une pose romantique par excellence, allongé sous un tilleul un matin d’été, à une courte distance de l’antre de Fafner, Neidhöhle, au fond de la forêt. Mime a reçu pour instruction de se cacher pendant que Siegfried attend l’apparition du dragon. Wagner invente ce moment de rêverie sylvestre et solitaire pour le jeune héros afin de préparer l’épisode suivant de son accès soudain au langage du chant de l’oiseau, après avoir goûté au sang du dragon, de manière à imprégner le sens de nouvelles couches de symbolisme et de psychologie. Alors qu’il se trouve dans l’étreinte multi-sensorielle de ce cadre naturel, écoutant le doux bruissement des feuilles au-dessus de lui et la source ou le ruisseau qui coule à côté de lui, Siegfried médite sur son père et sa mère inconnus et comment il pourrait leur ressembler, ou du moins à son père. « Mais, comment / était donc ma mère ? – / Cela je ne puis / vraiment pas l’imaginer !Le fond bruissant des sons naturels s’éloigne un instant alors qu’il imagine la mort de sa mère en couches, que Mime lui avait révélée à contrecœur dans l’acte I. Comme il aspire à une image de sa mère («Ach, möcht ‘ich Sohn / meine Mutter sehen ! – / Meine Mutter ! – / ein Menschenweib !»)l’orchestre se souvient de la musique qui accompagnait les observations du jeune Siegfried sur l’accouplement des animaux de la forêt dans l’acte I («Es sangen die Vöglein so selig im Lenz »), avec des allusions au motif soulignant le processus d’attraction et de reconnaissance entre ses parents Wälsung dans l’acte I de Die Walküre. Alors que Siegfried reprend ses méditations, les souvenirs musicaux remontent d’encore plus loin : un arpège d’accords montants dans les cordes d’où émerge une ligne de violon solo, décrivant sinueusement un triolet en ut majeur, fait écho à la musique entendue pour la première fois dans Das Rheingold lorsque Loge a décrit sa recherche dans le monde naturel («So weit Leben und Weben, / in Wasser, Erd ‘und Luft») cherchant la possibilité d’un élément à échanger pour sauver Freia (exemple musical 1) :

Exemple musical n°1

Encadrant ces souvenirs musicaux d’impulsions naturelles que le jeune Siegfried s’imagine avec délicatesse, se trouvent des passages d’oscillations calmes et diatoniques dans les cordes centrées sur le mi majeur, clairement mimétiques de l’environnement naturel immédiat, indiqué dans le livret de Wagner par le terme «Waldweben». Le terme est traditionnellement traduit par «murmures de la forêt», bien que le sens littéral («tissages de la forêt») suggère une sorte de texture sonore à motifs similaires, se superposant visuellement et de façon sensible à l’ambiance de la forêt8. Quand la musique revient au bruissement en mi majeur (les didascalies indiquent que les «murmures de forêt augmentent») un réseau de figures de chants d’oiseaux au hautbois, à la flûte et à la clarinette se superpose au-dessus de cette couche sonore «feuillue», rythmiquement libre et mettant l’accent sur des gammes pentatoniques, en particulier le 6ème degré supérieur proche de la triade tonique: évocations topiques et courantes du chant «naturel». En effet, ces figures du chant des oiseaux, qui captent l’intérêt croissant de l’auditeur méditatif, sont distinctement liées aux contours du chant des Filles du Rhin depuis le début de Das Rheingold, leur chant « prélapsaire » [Caractéristique du temps précédant la chute d’Adam et Ève] qui est rappelé périodiquement tout au long du cycle, jusqu’à ce qu’elles récupèrent l’Anneau dans les derniers instants du Götterdämmerung (voirExemples de musique 2 et 3) :

 

Exemple musical n°2
Exemple musical n°3

Ce lien de réminiscence musicale et de mimésis sert à préparer l’épisode mythique de la capacité soudaine et magique de Siegfried à comprendre le «discours» de l’Oiseau des bois sous une nouvelle lumière, romantique et psychologique. La propriété magique du sang du dragon sert maintenant simplement à extérioriser une faculté instinctive que Siegfried a déjà ressentie. Le murmure des feuilles et de l’eau le met dans un état de conscience lui permettant de discerner les voix les plus hautes et les plus musicalement définies de la nature (le chant des oiseaux) comme une sorte de discours, pas encore totalement articulé. Quand il parvient à cette compréhension plus tard dans la scène, après le meurtre de Fafner, l’utilité immédiate de son message est simplement le conseil pragmatique du conte de fées pour localiser le trésor du dragon et se prémunir contre les stratagèmes de son parent nourricier, comme dans le conte originel. Dans la Volsunga Saga et le «Lai de Fafnir», les oiseaux ordonnent également à Sigurd de rechercher une Walkyrie endormie sur la montagne Hindarfell (mais non sans une certaine confusion sur son identité ou quelles seront les conséquences de cette aventure). Wagner, bien sûr, adopte également ce détail et fait diriger Siegfried vers Brünnhilde endormie à la fin de l’acte II. Dans l’opéra de Wagner, cependant, la capacité de Siegfried à comprendre que le chant-discours des oiseaux repose finalement sur son sens instinctif d’une nature dotée d’une «voix» qui pourrait garantir des vérités importantes à ceux qui sont capables d’écouter. De plus, Wagner extrapole sur un thème plus large qu’est le conseil de l’Oiseau à rechercher la Walkyrie endormie. Siegfried commence par méditer sur sa mère perdue, identifiée aux stimuli sensoriels de la nature enveloppante, et se termine par de nouvelles indications de désir sexuel. « Chant délicieux! / Souffle très doux ! » Siegfried répond au dernier conseil de l’Oiseau des bois concernant la mystérieuse jeune fille endormie ; « Comme ces mots brûlent, / dévorent mon âme ! / Comme ils font frémir, s’embraser mon coeur !10  Le genre féminin archétypal de la nature forme ainsi la base de la Bildung psycho-sexuelle de Siegfried, qui sera longuement poursuivie dans l’acte final de l’opéra11 .

Les critiques et le public ont généralement eu du mal à reconnaître les traits héroïques idéalisés que Wagner entendait incarner chez son héros, mais la capacité de Siegfried à entendre et à comprendre la «voix de la nature» représente une exception partielle. Siegfried modélise des éléments d’une relation originale – et aussi future et utopique – de l’homme à la nature. (Son père Siegmund, en revanche, est principalement représenté dans une relation d’opposition à la nature, à commencer par sa première apparition à la recherche d’un abri contre une tempête qui fait rage et ses ennemis qui le poursuivent.) Cadrer la perspective humaine est une mythographie de la nature eschatologique plus large impliquant le non-humain ou des êtres pré-humains du cycle de l’Anneau: les dieux, les géants et les nains Nibelung, surtout Alberich et Wotan, ainsi que les figures emblématiques de la nature comme les Filles du Rhin, les Nornes et la déesse de la terre, Erda.

 

Figures de la nature dans la conception mythique et musicale de l’Anneau

« La première scène de L’Or du Rhin » par Henri Fantin-Latour (1888 (Hambourg, Kunsthalle)

Le Nibelungenlied médiéval qui fut le point de départ de Wagner pour L’Anneau du Nibelung, et que lui et ses contemporains considéraient comme la grande épopée nationale des Allemands, représente une version largement «désenchantée» de l’histoire de Siegfried. Les couches mythiques et historiques du matériau sont transposées dans un milieu courtois au moins théoriquement chrétien, sans référence à aucun aspect du panthéon nordique-germanique ou à toute la cosmologie mythique détaillée par Snorri Sturluson dans l’Edda en prose. En développant le texte de ses drames, Wagner s’est trouvé attiré par les sources islandaises mythiques plus authentiques, principalement les Eddas et la saga Volsunga, où les personnages et leurs actions ont conservé un contour plus net et plus vivant accompagnés d’éléments du symbolisme mythique préservés avec plus de relief. À la place des pièges chevaleresques qui dominent l’arrière-plan du Nibelungenlied, les sources islandaises dépeignent un paysage nordique primitif habité par des héros ainsi que des géants, des nains, des divinités et des êtres intermédiaires tels que les Walkyries, les Nornes ou le dísir. Après avoir d’abord recherché les racines les plus primitives et authentiques des mythes, Wagner a cherché à reconstruire une cosmologie naturelle au cadrage plus simple (ou «condensée», comme le diraient les théories de l’opéra et du théâtre) que celle des Eddas et donc aussi plus sensible à ses propres objectifs symboliques et psychologiques. Du panthéon des divinités nordiques, il a retenu – outre le dieu de la tempête et de la bataille Wotan (Odin) et sa compagne Fricka (Frigg) – la déesse de l’amour ou de la fertilité Freia (Freyja) et son frère Froh (Frey), associés à des éléments de fertilité agricole tels que la pluie et le soleil; Donner (Thor), le principal antagoniste des géants dont le marteau crée le son du tonnerre; et l’insaisissable coquin de Loge (Loki), une figure ambivalente aux formes changeantes dans les sources littéraires,et fils d’un géant, transformé par Wagner en emblème du feu. A part la conjuration de Froh et de Donner, de la tempête et du pont arc-en-ciel, à la fin du Rheingold, la présence persistante de Loge dans la séquence du «Feu magique» de Die Walküre et des autres références isolées du feu ou des flammes, Wagner n’est pas principalement concerné par les attributs naturels de ses dieux , ou leur contrôle symbolique de ceux-ci. Au lieu de cela, il construit deux trios de figures féminines pour personnifier la nature en tant que puissance fondamentale de donner la vie et la mort – les Filles du Rhin et les Nornes (ces dernières plus proches des modèles grecs, les Moires d’Hesiode, que des modèles nordiques). Et derrière elles, il ajoute la déesse de la terre oraculaire, Erda, qui n’a aucun modèle distinct dans la mythologie nordique. Les Walkyries de Wagner, Brünnhilde et ses huit sœurs, sont conçues comme les filles de Wotan et Erda, et pourraient donc également être comptées parmi les figures de la nature de la mythologie de l’Anneau. (Dans la mythologie, les Walkyries et les Nornes ne sont délimités par aucun nombre fixe et sont dans une certaine mesure des figures interchangeables.)12 

Les trois filles du Rhin dans la création de la Tétralogie à Bayreuth en 1876

Les trois Filles du Rhin sont les premiers personnages que nous rencontrons dans le cycle del’Anneau, suivant le premier et le plus radical des effets de «peinture tonique» de la nature dans toute la partition, le fameux prolongement de 136 mesures de l’accord en mi bémol majeur constituant à l’orchestre le Prélude du Rheingold. Le Prélude est une représentation sonore du décor sous-marin du Rhin, mais suggère en même temps une condition de la nature avant ou en dehors du temps dramatique et mythique de l’histoire. L’augmentation soigneusement progressive du registre, de la texture orchestrale et de la dynamique compense la stase harmonique du prélude. Non seulement nous faisons l’expérience auditive de l’état primaire et indifférencié de la nature habitée par ces Filles du Rhin, mais Wagner transmet un sens du tout début du temps historique ou mythique lui-même (en tant que «flux» dynamique et mesuré) et en même temps tout début de la musique (en tant qu’accord majeur soutenu, ou «accord de la nature», construit à partir des harmoniques d’une basse fondamentale), et du langage, dans les premières lignes de Woglinde qui se déplacent provisoirement entre le babillement allitératif et le discours articulé : « Weia! Waga! / Woge du Welle, / walle zur Wiege ! / Wagalaweia! / Wallala weiala weia ! »13  Les Filles du Rhin de Wagner sont un mélange de nymphes des eaux classiques et de sirènes légendaires, présentant également des traits des sirènes grecques associés aux sirènes maritimes quand Alberich fait intrusion dans leur idylle sous-marine. Au nombre de trois, elles rappellent l’image classique des trois Grâces (évoquée par Wagner comme emblème de l’unité originelle de la musique, de la danse et du drame dans Le drame de l’avenir)14 , opposition lumineuse et gaie à l’obscurité du trio des trois Nornes. Au niveau musical à la fois symbolique et pratique, elles incarnent cet «accord de la nature», l’accord majeur, dont elles émergent pour la première fois que s’étend le son. Quand les trois premières chantent ensemble, s’adressant à Alberich («Was willst du dort unten?» – «Que veux-tu toi là-bas?), leurs trois voix décrivent un accord en ut majeur, qu’elles continuent de faire résonner dans la plupart de leur ensemble qu’elles chantent au centre de la scène.15 

La scène des Nornes au prélude du Crépuscule des Dieux

En revanche, les trois Nornes du Prologue de Götterdämmerung constituent un « accord mineur», émergeant des souvenirs du motif Rhin / Nature originelle du Prélude du Rheingold dans un contexte de mi bémol mineur assombri, qui perd rapidement la stabilité tonale de son prototype tandis que les Nornes méditent sur l’état troublé des dieux et de leur monde. Au lieu du refrain brillant et diatonique en ut majeur des Filles du Rhin dans la scène d’ouverture du Rheingold Heia jaheia!… Rheingold! Rheingold! Leuchtende Lust, wie lachst du so hell und hehr»), les Nornes « tissent » le refrain, se fixant sur des harmonies de septième ou neuvième diminuées à des niveaux de hauteur variables. Contrairement aux Filles du Rhin, elles ne chantent jamais en harmonie, seulement dans un dialogue morose, jusqu’à ce qu’elles se joignent par octaves majestueuses pour leur déclaration finale résignée («Zu End ewiges Wissen! / Der Welt melden / Weise nichts mehr»)16  avant de disparaitre pour rejoindre leur mère Erdadans les profondeurs. À tous égards, les Nornes sont les homologues les plus tristes mais plus sages que les ingénues de la nature, les Filles du Rhin.

Lorsque les Filles du Rhin reviennent dans l’acte final du Götterdämmerung pour s’adresser à Siegfried, dans l’espoir qu’il puisse rendre l’Anneau à leur garde, elles chantent toujours dans des harmonies triadiques, mais leur musique a perdu son innocence diatonique sans nuage. Désormais, leurs syllabes «naturelles» absurdes («Weialala leia, / wallala leielala !») sont infléchies de petites arabesques chromatiques qui anticipent les chants des Filles-fleurs de Klingsor dans le dernier opéra de Wagner, Parsifal, une fantasmagorie douteuse de la beauté naturelle. Non plus dans les profondeurs de la rivière, elles glissent chromatiquement sur sa surface. La chanson originale aux allures de berceuse de Woglinde ne reviendra qu’à la fin du cycle, dans l’orchestre, alors qu’elles récupèrent enfin leur Or et se préparent à le ramener dans les profondeurs.

« Erda semble avertir Wotan » par Arthur Rackham

Le rôle de la déesse de la terre oraculaire Erda confirme quelque chose suggéré également par le rôle des Filles du Rhin et des Nornes dans la conception de Wagner de la mythologie de l’Anneau : son désir de donner une identité plus emphatique et ciblée au monde naturel ou à la «force» de la nature qu’il a trouvé dans le mélange vague et quelque peu aléatoire des esprits de la nature existants dans les souvenirs de la mythologie nordique-germanique (sans parler des sagas et plus tard des poèmes héroïques, où ceux-ci deviennent de plus en plus rares). Tout comme les Filles du Rhin, Erda est une figure de la propre invention de Wagner, ou plutôt une extrapolation du stock commun de la mythologie mondiale. Comme le souligne Deryck Cooke, il rappelle que Jacob Grimm, qui, dans sa Deutsche Mythologie(1835, rév. 1844) imaginait une déesse germanique de la terre (Le nom «Erda» est un simple descendant du nom allemand moderne Erde, terre), déduit d’après une référence dans la Germanie de Tacite à «Nerthus», symbole de la «terre mère» adoré par certaines tribus germaniques du premier siècle après J.-C.17  C’était une idée de Wagner de faire d’elle la mère de ses trois Nornes, et aussi des neuf Walkyries, engendrées par Wotan. Ces figures ont en commun leur fonction oraculaire par rapport aux destinées des hommes, ou aussi (dans le cas de l’Erda de Wagner) des dieux. Ceci explique pourquoi il ne donne pas la même généalogie aux Filles du Rhin. En tant qu’êtres ressemblant à une nymphe ou à une naïade, elles ne sont embarrassées par aucun engagement envers les dieux ou les humains, même si elles avertissent plus tard Siegfried de son destin imminent s’il ne leur rend pas l’or, sous la forme d’anneau.

L’oracle d’avertissement d’Erda à Wotan dans la scène 4 du Rheingold est construit autour d’une version sombre et mineure du motif triadique ascendant de la «nature» qui a d’abord évolué, sous une forme majeure, dans le prélude de Rheingold (exemple musical 4a). La parenté ontologique de base des Nornes et des Filles du Rhin est signalée par la citation de la version originale en mode majeur rythmiquement fluide de ce motif (ici en mi majeur, relatif majeur de la tonique en do dièse mineur de la scène d’Erda) quand Erda fait référence à elles comme sa progéniture, chargé de relier ses visions à ceux qu’ils concernent (exemple musical 4b). Dans un geste qui relie le début et la fin du cycle dans le cadre de son apparition à Wotan, la version sombre d’Erda du motif de la nature montante est brièvement inversée, fonctionnant comme une sixième napolitaine pré-dominante dans la cadence diffuse de son arioso d’«avertissement», tandis qu’elle fait allusion à la disparition inévitable ou au «crépuscule» des dieux (exemple musical 4c) :

Exemple musical n°4A 

 

Exemple musical N°4 B : Leitmotiv de la Nature avec la référence aux Nornes

 

Exemple musical N°4C

La geste de base de la prophétie d’Erda sur l’éventuel destin des dieux – mis à part le rôle ambivalent de l’Anneau dans cette affaire – dérive de l’impressionnante prophétie beaucoup plus énigmatique, la «Völuspá» ou «Prophétie de la voyante» placée en tête de l’Ancien Edda tel que transmis par le Codex Regius du XIIIe siècle. L’identification d’Erda par elle-même en tant que Wala ou Urwala se rapporte à la voix prophétique de ce poème et au fond commun qu’elle partage avec ses filles, les Nornes et les Walkyries, dans la population confuse des esprits prophétiques féminins habitant les poèmes mythologiques nordiques en général.18 

« Siegfried. Acte III. Évocation d’Erda » par Henri Fantin-Latour (lithographie, 1886, Boston Public Library, USA)

Quand Erda est invoquée par Wotan au début de l’acte III de Siegfried, le monde a changé et le règne des dieux est en net déclin. En commençant par le prélude orchestral de l’acte, la version en mode mineur d’Erda du motif de la nature naissante est superposée à d’autres idées motiviques (initialement les rythmes galopants des Walkyries) associées aux mouvements de Wotan en tant que «Wanderer» à la surface de la terre. Ces émanations jadis imposantes des profondeurs de la terre ou de l’eau sont maintenant assaillies et désarçonnées par les rythmes impatients de l’errance de Wotan, les harmonies triadiques autrefois sûres sont déstabilisées par la progression d’accords «d’errance» également associée à son déguisement terrestre (le soi-disant «accord du Wanderer»), et par la progression d’accords chromatiques du sommeil punitif de Brünnhilde sur des tierces mineures montantes à la basse. C’est aux accords du «sommeil» de Brünnhilde qu’Erda se réveille lentement ici. «Les actes des hommes obscurcissent mon esprit», se plaint-elle à Wotan; «Depuis mon réveil, / je suis troublée : le monde tourne,/ confus et agité !»19  Wotan interroge Erda, mais comme dans son interrogatoire contradictoire de Mime dans l’acte I, son but n’est pas d’obtenir des informations mais de clarifier pour lui-même, et pour l’auditoire de Wagner, les changements qui ont été opérés dans l’ordre des choses au cours de ces derniers chapitres de l’histoire des dieux. La stabilité originelle du monde naturel n’est plus.

À l’approche de sa propre fin, Wotan met sa foi dans une ère naissante de «héros» humains, représentée par l’union de Siegfried et Brünnhilde. Wotan et ses proches doivent payer pour leurs péchés contre l’ordre naturel, tandis que la nouvelle génération humaine jouit de la promesse, pour l’instant, de restaurer l’harmonie avec la nature grâce à l’action toute-puissante de «l’amour». Cette promesse, cependant, doit résister à l’épreuve de l’Anneau, ce talisman des «péchés des pères».

 

Transgressions primordiales : l’anneau et la lance

Alberich asservissant les Nibelungen dans sa soif insatiable d’or (Arthur Rackham)

Les deux emblèmes non anthropomorphiques essentiels de la nature ou de l’état naturel dans le cycle de l’anneau sont l’Or du Rhin, dans son état d’origine gardé par les Filles du Rhin dans les profondeurs de la rivière, et le frêne du monde (Weltesche), situé dans un espace mythique hors de l’action du drame. Le rôle emblématique de l’or est en grande partie la propre idée de Wagner, développée en relation avec la parabole centrale de l’Anneau forgée à partir de ce matériau pour conférer la domination sur «le monde» (bien que se fondant, bien sûr, sur des allusions dans les sources mythiques et l’iconographie traditionnelle de la mythologie mondiale et du folklore, plus généralement). Ce rôle est explicitement dessiné dans la scène même d’ouverture du cycle, dans le drame de type prologue qui tire son titre de cet objet (Das Rheingold), tout comme est nommé le cycle dans son ensemble d’après l’anneau forgé par Alberich à partir de cet or. L’exposition du frêne du monde en tant qu’objet symbolique-mythique est mis de côté, et largement reportée sur la scène des Nornes dans le Prologue du Götterdämmerung. Le Weltesche de Wagner est plus directement basée sur les sources mythiques, à savoir le frêne «Yggdrasil» décrit dans l’Edda en prose de Sturluson comme structurant les domaines des hommes et des dieux et abritant deux sources sacrées parmi ses multiples racines. Il est clair que Wagner n’a pris conscience que progressivement des implications potentielles de ce second emblème de la nature, le seul vivant, «organique» des deux.20 

Dès le début, il avait imaginé une parabole sur le pouvoir corrompu de l’or lorsqu’il est transformé, d’un élément naturel simplement magnifique (l’or des Filles du Rhin) en un objet de valeur d’échange arbitraire (c’est-à-dire de l’argent) qui confère une puissance arbitraire socio-économique sur la personne ou la classe qui la contrôle, comme le symbolise l’Anneau d’Alberich. Cette idée est clairement présente dans Der Nibelungen-Mythus als Entwurf zu einem Drama et le livret de la Mort de Siegfried (la première forme de Götterdämmerung) à l’automne 1848, alors qu’il n’est pas fait mention d’un «frêne du monde» ou de son rapprochement avec la lance des traités de Wotan dans l’un ou l’autre de ces textes. La première mention de l’arbre apparait dans les réponses de Wotan à Mime lors de leur concours de connaissances mythiques à l’acte I de Siegfried. Répondant à la question de Mime : « quelle est la race qui habite sur des hauteurs couvertes de nuages ? », le Wanderer (Wotan incognito) explique comment Wotan gouverne «le monde» grâce à la lance qu’il a façonnée à partir d’une branche du frêne du monde, ayant gravé sur sa tige les runes de droit ou «traités sacrés» («heil’ger Verträge Treue-Runen»). Il prétend que la lance «ne faillira jamais» ou ne se décomposera jamais, même si le tronc du Frène du monde peut un jour mourir. Un lien causal, cependant, n’est pas spécifié. Ce n’est que dans la scène très étendue des Nornes dans sa version finale du Prologue du Götterdämmerung qu’un lien causal est précisé et souligné, cependant, lorsque les Nornes décrivent comment les branches maintenant flétries du Frêne du monde ont été empilées dans le Walhalla comme combustible pour un feu de joie qui amorcera la «chute» ultime des dieux et de leur règne.

En achevant le livret du cycle de l’Anneau, et dans le processus de sa composition, Wagner semble avoir voulu mettre en évidence des parallèles entre Wotan et son ennemi juré, le nain Nibelung Alberich.21  Dès le début du cycle, dans Das Rheingold, on comprend comment Wotan a mortellement transgressé ses propres lois ou traités en prenant de force l’Anneau d’Alberich pour son propre usage. Cependant, lorsque les Nornes chantent sombrement la disparition imminente des dieux dans le prologue du Götterdämmerung, nous comprenons que Wotan a également commis un crime symbolique en profanant le frêne du monde. La règle apparemment noble et bien intentionnée de Wotan sous la forme d’un «contrat social» ou d’un code juridique se révèle être fondée sur un acte de violence primitif contre l’état de nature, tout comme l’acquisition par Alberichdu pouvoir d’oppression économique à travers l’Anneau.

Alberich asservissant les Nibelungen dans sa soif insatiable d’or (Arthur Rackham)

Comme l’a souligné Robert Donington, l’or possède de nombreuses valeurs symboliques dans le mythe, en dehors de son rôle spécifique de fondement des monnaies.22  La plupart d’entre elles rejoignent d’une certaine manière la rareté et la pureté du métal élémentaire (d’où son potentiel de régulation des systèmes de valeur d’échange) avec de tels attributs physiques de brillance et de solidité: associations avec le feu, la lumière du soleil, la royauté ou les processus de transformation de l’alchimie dans le but de convertir des substances mineures mélangées pour donner cette substance pure et unique. Dans l’ouverture de Rheingold, cependant, c’est l’eau courante du Rhin qui incarne une force vitale naturelle primordiale. L’Or du Rhin, dans son état naturel, sert à relayer la lumière vivifiante du soleil sous la surface de l’eau, incarnée dans la tonalité brillante en do majeur du chant des Filles du Rhin à la louange de l’or au milieu de la scène. Sinon, l’or est nécessairement une substance inerte et inanimée. Son vol par Alberich jette le monde des Filles du Rhin dans l’obscurité, mais ne menace pas son existence dans le cadre d’un écosystème fonctionnel, pour ainsi dire. La violence de Wotan envers le frêne du monde, en comparaison, menace de précipiter une apocalypse plus large. Si nous lisons cela comme la chute des dieux et de leur régime maintenant moralement compromis, comme l’implique principalement le texte de Wagner, les conséquences sont ambivalentes. La chute pré-ordonnée des dieux païens dans les sources mythologiques (Ragnarök, la bataille apocalyptique entre les Ases et leurs ennemis) peut représenter une sorte de compromis entre les poètes, les chanteurs et les scribes, d’une part, et les autorités d’un christianisme émergeant dans le pays, de l’autre. Dans la réinvention de Wagner, la chute des dieux est le résultat direct des compromis moraux de Wotan et finalement de sa démission quasi-schopenhauerienne de la volonté de puissance et même de la vie. Il est intéressant de noter que le prototype du frêne du monde, Yggdrasil, est décrit dans l’Edda en prose et le poème eddique Grímnismál comme étant sous la menace constante de forces bien qu’apparemment fixes dans la cosmologie mythique: quatre cerfs (partageant des noms de nains) qui grignotent éternellement ses feuilles bourgeonnantes, tandis que le serpent Nídhögg ronge continuellement ses racines. Ces images suggèrent une nature dans un état stable de tension dynamique. L’acte de violence de Wotan contre le Frêne du Monde est, en revanche, un acte unique et volontaire qui mènera finalement à la disparition de l’arbre, associée à la disparition des dieux. Comme le symbole négatif du pouvoir dans l’Anneau d’Alberich, le symbole positif du pouvoir dans la décision de Wotan, la lance législative est également fondée sur un acte de violence volontaire contre un symbole de la nature dans son état primordial. Que les conséquences apocalyptiques des actions de Wotan soient finalement nécessaires, voire bonnes, dépend de la façon dont nous lisons la promesse de la fin du cycle de l’Anneau.

 

Les motifs de la Nature ou « topiques ».

La première scène de L’Or du Rhin à Bayreuth en 1876, lors de la création de la Tétralogie

Écrivant en décembre 1871, alors qu’il achevait la partition du cycle du RingWagner se souvint avec satisfaction de la manière dont une sorte de «retour à la nature» musical avait été lancé par l’entreprise de composition. «Avec Das Rheingold,  je suis entré dans une nouvelle voie, par laquelle j’ai dû d’abord inventer les motifs de la nature malléable [die plastische Naturmotive] qui, au moyen d’une évolution toujours plus différenciée, devaient former le support de toutes les tendances affectives d’une action largement ramifiée, ainsi que des personnages qui la jouent». «La fraîcheur singulièrement naturelle», poursuit-il, «émanant de ce procédé m’a entraîné inlassablement à traverser tous les efforts de ce travail, comme l’air de la haute montagne, de telle sorte qu’au printemps 1857 j’avais terminé la musique de Das Rheingold, Die Walküre et une grande partie de Siegfried»23 . En commençant le cycle par une suggestion musicale et symbolique d’un état de nature primordial dans le Prélude de Rheingold, Wagner a pu suggérer une naissance, ou une renaissance, de la musique à partir de ses éléments les plus fondamentaux : un son de basse fondamental (le mi bémol d’ouverture); les intervalles parfaits de quinte, de quarte et d’octave; la triade majeure et la gamme majeure diatonique. Chacun de ces éléments musicaux fondamentaux est introduit à son tour avant le lever du rideau.

Dans la grande expérience de construction d’une partition entière à partir d’un réseau de motifs expressifs-référentiels, ou leitmotive, Wagner a pu donner l’impression que ceux-ci évoluaient progressivement à partir de simples cellules principalement triadiques vers des structures mélodico-harmoniques plus complexes. Ce processus s’accordait bien avec le geste mythico-dramatique fondamental du cycle, rejoué à plusieurs niveaux tout le long: un état d’innocence ou de pureté naturelle assailli par des forces psychiques et sociales corrompues d’avidité, d’envie et de soif de pouvoir. Ce geste est le plus clairement interprété, de manière appropriée, dans la scène d’ouverture d’Alberich et des Filles du Rhin. Les Filles du Rhin nagent et chantent sur un mouvement rythmique constant établi dans le Prélude, et sur des harmonies triadiques qui ne s’éloignent que prudemment de la tonalité de mi bémol qui y est établie. (Wagner pensait probablement commencer par suivre les préceptes de la «période poétique et musicale» qu’il avait tenté de théoriser plus tôt dans Opera et Drame: les changements de tonalité devraient être des changements affectifs et rhétoriques graduels et motivés par le texte dramatique en cours de montage.)24  L’intrusion d’Alberich sur leur pastorale aquatique provoque une série de contrastes tonaux, ainsi que des interruptions du doux flux rythmique, alors qu’elles observent le nain maladroit et difforme et s’engagent dans un dialogue taquin avec lui. Ces décalages par rapport aux fondements tonaux et motivants «naturels» de la scène ne sont que fortuits, cependant, jusqu’au milieu de la scène lorsque l’Or du Rhin éclaire soudainement le décor sous-marin. Les Filles du Rhin elles-mêmes plantent les graines du doute musical et de la différence quand elles expliquent, dans un énoncé explicatif et naïf, le pouvoir potentiel d’un Anneau forgé à partir de leur Or, et les conditions «impossibles» ou contre nature qui s’y rattachent: un renoncement complet à l’amour. Un contour motivique non triadique (la septième mineure de «l’Anneau»), un clin d’œil plus emphatique vers le mode mineur (la formule inquiétante du «Renoncement à l’amour»), et une déstabilisation chromatique de la ligne de basse après que chacun de ceux-ci présentent les ingrédients essentiels dont Alberich se servira pour modifier le cours de la scène et mettre en mouvement tout le drame. Bien entendu, tant du point de vue dramatique que musico-compositionnel, ce défi dialectique face à  l’état primaire de la nature est essentiel. Sans lui, il n’y aurait pas de drame à jouer, et le compositeur n’aurait pas les moyens nécessaires pour «réinventer» un langage musical post-romantique avec lequel il jouerait. Ce processus consistant à «différencier» progressivement une prémisse initiale de pureté ou d’intégralité naturelle et à la décomposer en particules plus complexes pour provoquer le contraste et combiner un schéma epico-narratif avec une évolution est essentiel à la fois pour le message et la compréhension de l’Anneau du Nibelung.

Un exemple clair de ce processus à un niveau plus large a déjà été signalé dans le retour du matériel musical original du Rhin / Nature du Prélude du Rheingold dans un contexte plus sombre et motiviquement plus dense lors de l’ouverture du Prologue du Götterdämmerung (scène des Nornes). La référence immédiate du motif est associée aux Nornes en tant qu’agents terrestres de la sagesse prophétique d’Erda, mentionnée par Erda dans son «avertissement» dans la scène 4 du RheingoldLà, la figure triadique ascendante du Rheingold est déplacée d’une base tonique unique en étant combinée avec la formule d’accords qui se propagent lentement dans le «Réveil» de Brünnhilde de l’acte III, scène 3 de Siegfried, transposée d’un demi-ton pour commencer sur une triade en  mi bémol mineur. Dans ce contexte motivique mixte, la figure de Nature est d’abord jouée sur une triade en do bémol majeur, et une seconde fois sur ré bémol mineur (équivalent enharmonique de l’original do dièse mineur d’Erda). Mais la troisième fois que l’accord d’ouverture de la série du «Réveil» retentit, intervient la figure interrogatrice du «Destin» de la scène Brünnhilde-Siegmund dans Die Walküre. Ensuite, la figure de la nature est inversée, également au niveau de l’harmonie et de la texture complexe, pour créer une nouvelle figure associée au tissage des fils ou de la corde des Nornes. (Le geste d’inversion évoque l’inversion antérieure de la «Nature» pour générer l’idée associée à la «chute des dieux» dans la prophétie d’Erda, qui se répercute tout au long de cette scène.) Ainsi, avant même que les Nornes ne commencent à chanter leur sombre tour de questions et de réponses, nous percevons distinctement par le sens auditif que le monde naturel est en quelque sorte désespérément désarticulé et que la brillante promesse de la renaissance de Brünnhilde sous forme humaine, observée dans le dernier acte de Siegfried, devra faire face aux implications de la règle de désintégration de Wotan.

Cette suggestion est confirmée par ce qui alors arrive au motif de la nature dans cette scène, lorsque la première Norne commence à parler du frêne du monde. Le motif a retrouvé son chemin vers la tonique originelle de mi bémol, mais s’assombrit en mi bémol mineur à la mention de l’arbre, qui semble maintenant acquérir une identité motivique qui lui est propre («An der Weltesche wob ich einst» – «Jadis je tissais près du frêne du monde »). Ce motif, cependant, s’avère être une variante en mode mineur du motif du Walhalla (Exemple musical 5), initiant un dialogue motivique entre les motifs Nature et Walhalla qui se poursuit tout au long de du récit de la Première Norne sur le destin de l’arbre aux mains de Wotan : l’arbre est mort, la source sacrée en dessous est épuisée.

Exemple musical n°5

Ce n’est que maintenant que nous apprenons l’histoire de la transgression de Wotan contre la nature, parallèle à celle d’Alberich dans la première scène du cycle. Là où Alberich a payé le prix de la renonciation à l’amour, Wotan a sacrifié un de ses yeux pour gouter au puits de «sagesse» à la base de l’arbre. Wagner ne tente pas d’interpréter ce motif mythique diversement suggestif. La négociation d’Alberich avec la nature était transparente; celle de Wotan est opaque. Les figures de la nature invoquées dans le Prologue des Nornes et leur incarnation musicale suggèrent, en tout cas, que l’ordre naturel qui préexistait à l’arrivée de l’humanité dans ce monde mythique a été fatalement compromis, avec le règne de Wotan et de ses proches.

La première tentative de Wagner d’une méthode de composition complètement «leitmotivique» dans le cycle de l’Anneau était donc une tentative d’imiter la nature elle-même en tant que processus organique de croissance ou d’évolution. Les motifs musicaux sont introduits dans leur forme la plus simple – le type idéal étant basé sur les notes d’une triade majeure ou d’une partie d’une gamme majeure diatonique – et deviennent plus complexes avec le passage du temps musical et dramatique, le déroulement des événements ou de l’histoire. Dans sa forme la plus élémentaire, nous le voyons dans la variante en mode mineur du motif Rhin/Nature pour Erda dans Das Rheingold et dans celui du Walhalla pour le frêne du monde dans le prologue de Götterdämmerung : bien qu’ils n’impliquent qu’un léger ajustement de l’harmonie, les formes en mode mineur sont de simples dérivés des originaux en mode majeur. Il en va de même pour la version en ut mineur du motif de l’Or  qui retentit au moment du vol d’Alberich. Wagner lui-même a cité le motif de fanfare en ut majeur de l’Or comme un paradigme de ce qu’il a appelé «un motif simple de la nature» dans l’essai tardif «Sur l’application de la musique au drame» (exemple musical 6), avec le « motif non moins simple »de la forteresse des dieux, Walhalla (bien qu’en fait il comprenne trois accords harmonisés : exemple musical 7).25 

 

Exemple musical n°6
Exemple musical n°7

 

Son argument est que la variante combinée plus tard des deux motifs, dans le motif complexe accompagnant la «bénédiction» sardonique de Wotan sur la volonté corrompue d’Alberich au pouvoir à l’apogée de son grand monologue dans l’acte II de Die Walküre (exemple musical 8) ne peut que mettre en lumière un passé musical et dramatique.

Exemple musical n°8

Les affects passionnés ou négatifs ont pour prémisse des affects plus simples,  «naturels» qui ont été soumis à des forces historiques évolutives. De même, une sémantique musicale étendue et complexe, telle que Wagner s’efforçait d’atteindre avec le réseau de leitmotive cumulatif du cycle de l’Anneau, reposait sur une constellation initiale de motifs musicaux dont la signification serait relativement transparente.26  Un arrière-plan de paysages naturels et de divinités de la nature s’est avéré être un point de départ utile pour ce projet, ainsi que la possibilité de s’inspirer d’un lexique plus ou moins bien établi de la nature musicale ou de topiques pastoraux.

L’ancrage sémantique du vocabulaire leitmotivique de Wagner dans des traditions plus larges de signification mélodique et stylistique discutées de nos jours sous la rubrique des «topos» musicaux (topoi) a toujours été reconnu, voire jamais étudié de manière exhaustive27 . Toute une famille de motifs de «Nature» pourrait, à la suite de Deryck Cooke, être extrapolée de la référence de Wagner à la simple triadique Naturmotiv de l’Or. […]. Le Prélude du Rheingold, pourrions-nous dire, part d’une intensification des effets de bourdonnement classiques de la musique pastorale, et même Wagner a apparemment associé le chant d’ouverture de Woglinde à une berceuse, probablement en ce qui concerne son contour mélodique pentatonique et sa mesure en 6/8.28  Nous avons vu la pertinence des thèmes pastoraux pour l’épisode «des murmures de la Forêt» de Siegfried et son lien de références à la nature et à la femme. D’autres «motifs de la nature» fondateurs (au sens de gestes triadiques fondamentaux) dérivent du topos du cor et de la fanfare, le plus évident étant le motif de l’appel de cor de Siegfried, mais aussi le motif de l’épée Nothung de son père, le cri de Donner «Heda, heda, hedo ! » avec lequel il invoque les nuages ​​d’orage et le motif des pommes d’Or de Freia (basé sur le motif traditionnel des «quintes de cors» et sonné par une paire de cors). Le motif de Wotan et de sa forteresse Walhalla est une figure de marche processionnelle (pleinement réalisée comme telle dans l’épisode de l’ «Entrée dans le Walhalla» qui clôt le Rheingold), et le célèbre motif de la Walkyrie est essentiellement un appel de trompette ou une fanfare mise au «galop» par des rythmes pointés. Dans le Ring, comme dans le répertoire à la source des sujets musicaux, l’association fonctionnelle peut être liée à des activités de plein air (chasse, marches militaires, batailles, équitation) plutôt qu’à des phénomènes naturels en tant que tels.29  Malgré les origines de ces sujets parmi les activités de la cour féodale, ils fonctionnent ici comme des signes d’un état primitif d’être ou de conscience susceptible de complexité évolutive, de corruption morale ou de complication dramatique.

L’exemple sur lequel Wagner a particulièrement attiré l’attention dans l’essai «Sur l’application de la musique au drame» est instructif sur la façon dont les gestes d’actualité, ainsi que les effets simples de la «peinture tonale» orchestrale, servent de matrice à des complexes thématiques plus larges soumis à un traitement développemental et des transformations à tous les niveaux de la forme. Le «cri» de «Rheingold ! Rheingold ! » dans la structure de la chanson des Filles du Rhin, l’éloge de leur or consiste simplement en une appoggiature diatonique (neuvième dominante incomplète sur la pédale tonique) et sa résolution. Cela évoque une exclamation comme une sorte de signe acoustique naturel, mais sans aucune référence formelle «d’actualité». Il est intégré dans les membres externes d’une structure sous forme de chant d’environ 26 mesures (mm. 536-61 de la scène 1) dont les rythmes pointés rebondissants en mesure composée sont probablement destinés à suggérer une «danse sous forme de ronde» folklorique ou Reigen (exemple musical 9).

Exemple musical n°9

Ceci est à son tour encadré par le thème de fanfare du motif de l’Or (trompette, ut majeur), dont l’accompagnement orchestral chatoyant se poursuit alors que les Filles du Rhin commencent leur «chant». Les cordes accompagnent tout cela avec une silhouette scalaire en forme de vague qui peut être interprétée comme un geste d’actualité ou simplement comme un geste descriptif. Dans «Application de la musique au drame», Wagner souligne le rôle de cette figure (il ne cite que le «cri», mais les gestes rythmiques de la danse de chaque côté sont également pertinents), car il «refait surface dans de multiples, contextes changeants» et en conjonction avec de nombreuses autres idées motivantes tout au long du drame, comme un paradigme de sa nouvelle marque de composition« dramatique ».30  Comme point culminant de ce voyage expressif et développemental, il cite le retour du motif (dans un contexte complexe en harmonique chromatique mineur) dans le thème de Hagen qui initie la transition vers l’acte I, scène 3 de Götterdämmerung (un passage qui culmine dans les mêmes accumulations motiviques transformées de la «bénédiction» de Wotan pour le Nibelung citée plus haut). La variante intermédiaire cruciale est celle qui accompagne le maniement de l’Anneau par Alberich dans la scène 3 du Rheingold avec une appoggiature réduite de septième et demie («Zitt’re und zage, / gezähmtes Heer! / Rasch gehorcht / des Ringes Herrn!» – «Tremble et frémis, / troupe servile: / vite, obéissez / au maitre de l’anneau! »). Dans sa forme déformée, le cri envoie à la fois aux victimes de l’anneau maudit par le mot «Wehe» (ou «Woe» dans des contextes ultérieurs) mais aussi au pouvoir de l’oppresseur, dans la demi-cadence de mode mineur à grande échelle qui suit.

Cette forme affligeante fait écho à travers la partition comme un rappel constant de la détermination d’Alberich à récupérer la source de son pouvoir, mais aussi du caractère fondamentalement destructeur de ce pouvoir. Dans le thème de Hagen à Götterdämmerung, le leitmotiv acquiert un poids encore plus dissonant dans l’harmonisation et l’orchestration, mais aussi un poids structurel en tant qu’objet semblable à un refrain ancrant une texture musicale sombre et diffuse. Nous entendons dans ce refrain à la fois le fardeau que l’Anneau représente et l’impératif de le récupérer: victime et oppresseur deviennent une seule et même personne, comme l’avait prédit la malédiction d’Alberich. Enfin, le geste «cri» seul, revenu à sa forme diatonique et avec son implicite racine dominante, fournira une image cruciale à la résolution pacifique dans la cadence en Ré bémol –– entendu telle une prédiction dans le récit de Waltraute («von des Fluches Last / erlöst wär Gott und Welt »-« le dieu et le monde seraient délivrés / du poids de la malédiction ») et de façon plus définitive dans l’exhortation de Brünnhilde (« Ruhe! Ruhe, du Gott! »-« Paix, sois en paix, ô Dieu » ) dans son monologue de clôture. Ces événements cadentiels incarnent une synthèse de la dialectique fondamentale de la nature et des transgressions motrices contre elle: l’appoggiature des Filles du Rhin est restauré dans sa forme diatonique, mais avec un élan cadentiel supplémentaire (un accord de dominante), et fusionné avec la clé (ré bémol) et la résolution harmonique associée à Wotan et au Walhalla.

 

Perspectives éco-critiques

Le rapt de l’Or par Alberich (Arthur Rackham)

Les critiques ont pour la plupart abandonné l’objectif de trouver un «sens» unique, cohérent et pratique pour résumer la tétralogie de l’Anneau du Nibelung de Wagner, mais un tel sens reste tentant et plausible à bien des égards : l’Anneau comme parabole de l’exploitation de la nature ( et du travail humain subalterne) de la part de la société capitaliste moderne, la «malédiction» qui résulte des relations sociales aigries et sans amour, et le but ultime de restaurer une harmonie adéquate entre l’humanité et la nature grâce à une nouvelle compréhension d’un idéal «purement humain» et non corrompu. Des éléments de cette signification sont évidemment évoqués dans de nombreux passages des manifestes sociaux et esthétiques que Wagner écrivit comme exercice préparatoire au projet du Ring (les écrits de «Zurich»), surtout dans son idée d’un nouveau type d’art dramatique et musicale esthétiquement ambitieux et socialement engagé – l’art dramatique étant le vecteur approprié pour représenter cet idéal du «purement humain» pour les sociétés modernes et futures. L’élément de la critique marxiste-socialiste du capitalisme industriel émergeant de cette lecture est facilement lié à la même matrice des révolutions européennes de 184849 dont le projet de Wagner est né, comme l’a déjà (plus ou moins) argumenté de manière convaincante George Bernard Shaw dans Le parfait wagnérien à la fin du XIXe siècle. La façon de lire le cycle de l’Anneau comme une parabole sur l’exploitation impitoyable de la nature par l’homme moderne et un avertissement sur les conséquences apocalyptiques est apparu plus récemment, bien sûr, en réponse à l’émergence de la conscience environnementale dans l’Occident industriel (et post-industriel) de la fin du XXe siècle, et à des préoccupations spécifiques sur les armes nucléaires et l’énergie nucléaire, la pollution industrielle et la menace d’un changement climatique catastrophique résultant d’émissions non contrôlées des combustibles fossiles.31 Une lecture strictement écologique ou écocritique de l’Anneau est forcément anachronique par rapport aux horizons créateurs de Wagner, mais un cadre plausible pour une telle lecture n’est en aucun cas absent. Puisque l’apocalypse, comme l’affirme le critique Lawrence Buell, «est la métaphore maîtresse la plus puissante que l’imaginaire environnemental contemporain dispose»32, le final wagnérien (même si elle est problématique dans ses propres termes) invite à de telles lectures contemporaines.

Nous avons déjà vu la plupart des caractéristiques fonctionnelles d’un tel cadre: le début du cycle dans un état de nature absolument primordial; les transgressions clés des antagonistes Alberich et Wotan contre les emblèmes de l’ordre naturel (le vol de l’Anneau, la profanation et la destruction ultime du Frêne du monde) à la poursuite du pouvoir économique ou politique; et l’affinité du héros humain ultime du cycle, Siegfried, avec l’environnement sauvage dans lequel il a été élevé. La complainte des Filles du Rhin pour la perte de leur or dans son état originel et pur et la promesse réitérée de salut pour Wotan et le Walhalla si l’Anneau leur était rendu soulignent davantage la possibilité de la parabole écologique. L’état corrompu des relations de pouvoir établies par les avatars du capitalisme moderne et de l’État moderne, Alberich et Wotan, doit être racheté aux mains de l’ «homme nouveau» paradigmatique et purement humain, Siegfried et sa nouvelle compagne humaine, Brünnhilde.

Le point de départ de Wagner pour l’histoire de Siegfried dans le Nibelungenlied, qui constitue l’épine dorsale du Götterdämmerung, tend à brouiller l’éventuelle parabole de la nature, tout comme elle l’a fait pour l’allégorie sociopolitique de Shaw. Bien que Siegfried acquière la possession de l’Anneau auprès du Dragon-Géant Fafner, et bien que l’Anneau retrouve finalement son chemin entre les mains des Filles du Rhin, aucun ne résulte d’une «quête» clairement définie. Le rôle de l’Anneau comme preuve du complot mariage / adultère du Götterdämmerung ne contribue ni à une possible parabole environnementale ni à l’allégorie sociopolitique à la Shaw. Le vol par la force de l’anneau de la main de Brünnhilde par Siegfried, bien que déguisé en Gunther avec l’aide du Tarnhelm, est un geste comparable aux transgressions d’Alberich et de Wotan. Siegfried paiera cet acte par la mort, à la fin. Mais rien de tout cela ne clarifie la façon dont Siegfried pourrait acquérir un quelconque pouvoir dans la restauration finale d’un ordre naturel, ou la fondation d’une nouvelle synthèse supérieure entre l’homme et de la nature. Il appartient à Brünnhilde de restituer l’anneau au Rhin et aux premières gardiennes de l’or ; mais ce n’est pas non plus un objectif prémédité et instinctif de sa part (ce n’est pas un but involontaire dans le lexique moral de Wagner). Apparemment, les Filles du Rhin ont plaidé pour son intervention dans cette affaire, la nuit même de la mort de Siegfried. Si ce dernier ne mourait pas, on ne sait pas ce qui aurait pu se passer avec l’anneau. Shaw a trouvé la fin (ou les fins) du Götterdämmerung inutile pour son allégorie sociopolitique. Cela peut cependant donner un certain poids à une parabole environnementale, si nous sommes enclins à en chercher une. Et la musique, à juste titre, peut y contribuer.

Dans la conception originale du drame de 1848 (le scénario issu du «Mythe du Nibelung» et le livret de la Mort de Siegfried), la fin tend vers une vision anarchiste de la destruction et de la purgation, ainsi que du sacrifice néo-chrétien. Dans cette vision, la mort de Siegfried rachète Wotan et les dieux de leurs péchés, afin que Wotan puisse continuer son règne, libre de la malédiction d’Alberich. Les deux premiers textes mettent l’accent sur la libération des Nibelungen de l’oppression d’Alberich, une image du prolétariat libéré. Le feu et l’eau nettoient l’anneau de sa malédiction, tout en nettoyant la domination de l’humanité représentée ici par les chœurs sur les rives du Rhin.

La scène finale du Crépuscule des Dieux dans la production de Patrice Chéreau (Bayreuth, 1976)

La production du centenaire 1976-80 de Patrice Chéreau à Bayreuth incarne cette vision originale de la libération face à l’oppression socio-économique, avec son chœur muet du «peuple» témoin de l’apocalypse de l’ordre ancien. (Dans le Götterdämmerung, bien sûr, Wotan et le Walhalla doivent périr, contrairement au scénario original de Wagner.) L’influence de nouvelles productions de la décennie suivante, comme la mise en scène du Festival de Bayreuth par Harry Kufper en 1988-91 et la production de Götz Friedrich pour le Deutsche Oper de Berlin de 1984-85 a commencé à considérer le finale apocalyptique du Götterdämmerung comme environnementale, dans un certain sens: précipitée ou menacée par un anneau dont la malédiction était assimilée à la menace des armes nucléaires et de l’énergie nucléaire. Dans les deux cas, l’action du cycle s’est déroulée dans un espace qui présentait déjà les effets de la dégradation de l’environnement (Kupfer) ou d’une aliénation totale de l’homme de la nature (Friedrich). Des productions ultérieures ont suggéré un environnement de fond en processus progressif de dégradation (Francesca Zambello, Washington et San Francisco, 2008-2011, ou, plus erratique, Frank Castorf, Bayreuth 2013-16), ou dans divers états d’aliénation liée à la technologie (Carlos Pedrissa et La Fura dels Baus, Valence 2009). La production de Stephen Wadsworth pour l’Opéra de Seattle (2001 à 2013) a restauré une écologie visuelle naturaliste avec un décor plus dynamique et «réaliste» que la production similaire et traditionnelle du Metropolitan Opera des années 1990, tous deux rappelant consciemment les conceptions originales de Bayreuth sous Wagner. (Dans ces cas, cependant, il devient difficile de projeter un message spécifiquement écologique dans la vision apocalyptique du final.)

Cependant, le statut de la nature étant présent au cours de toute production scénique, il sera difficile d’éviter une certaine ambiguïté quant aux implications de la fin. Cette ambiguïté reflète celle entourant la chute de Wotan et du Walhalla (dans la version Götterdämmerung), déjà perçue par l’ami révolutionnaire de Wagner, August Röckel, lors de la présentation privée de 1853 du livret original : si l’Anneau se retrouve entre les mains des Filles du Rhin, après tout, pourquoi les dieux périssent-ils? En plus de souligner l’importance de la volonté de Wotan de disparaître, la réponse de Wagner à Röckel invoquait l’autorité ineffable, donc incontestable, de «l’œuvre totale»: «Je crois que, lors d’une bonne représentation, même le spectateur le plus naïf sera dubitatif sur ce point. »33 L’explication est doublement inexprimable: elle demande une interprétation fondée sur l’évidence de l’effet musical, et l’effet de la musique alors était loin d’avoir été composé. Cela est néanmoins cohérent avec un point sur lequel Wagner a insisté à maintes reprises dans ses écrits de l’époque: la musique persuadera «nos sentiments» de la vérité et de la nécessité ultimes des choses articulées conceptuellement par les paroles et les actions du drame.34 La musique pourrait-elle nous parler des implications environnementales du finale apocalyptique du cycle de l’Anneau ?

L’apogée musicale du cycle du Ring est une sorte d’antithèse à son début: contrairement à la «pureté» tonale, textuelle et motivique de ce début, nous avons une saturation maximale des motifs et de la texture orchestrale dans la conflagration finale, des cascades répétées de gammes chromatiques et des séquences d’accords diminués alors que le feu et le déluge engloutissent la scène. Au milieu du chaos musical, il y a un bref moment de restauration: la musique des premiers mots de Woglinde (la «berceuse du monde» ou Wiegenlied, comme l’appelait Wagner) revient sur plusieurs mesures, intacte et à sa hauteur d’origine, alors que nous sommes censés voir les Filles du Rhin nager et récupérer l’anneau en arrière-plan. Cela amorce une dernière coda orchestrale ou une péroraison sur la grandiose scène de gloire de Brünnhilde. La mélodie de la chanson de Woglinde est entrelacée avec deux autres motifs alors que cette péroraison musicale se dirige vers sa conclusion: le motif du Walhalla en-dessous, avec des itérations séquentielles majestueuses, et le thème en plein essor de la «Rédemption par l’amour» ou «Glorification de Brünnhilde» par-dessus. La musique des Filles du Rhin se dissout, tandis que le motif du Walhalla poursuit son apothéose séquentielle, culminant dans l’harmonie quasi-cadentielle à la napolitaine (à l’approche de la conclusion en ré bémol) de la figure du « crépuscule des dieux», précipitée par une référence partielle au motif «héroïque» de Siegfried. Ensuite, tout l’orchestre soutient une déclaration finale et enflammée du thème de la Rédemption / Glorification alors que le rideau tombe.

A un certain niveau, il y a une allégorie assez simple dans cette coda. L’Anneau, nettoyé de sa malédiction, est restauré par le Rhin (où il peut vraisemblablement revenir à l’état de reines Gold, d’or pur), le Walhalla et le règne de Wotan s’éteignent dans une flamme de gloire, avec une noble résignation et sans résistance. Prédominant tout au long de cette péroraison musicale, et en saisir le dernier mot, tel est le motif principal des adieux de Brünnhilde («Rédemption» ou «Glorification»), un motif qui est sûrement censé transmettre «aux sentiments» la notion du «purement humain» voulu par Wagner et incarné dans les figures sacrificielles de Siegfried et Brünnhilde. L’ordre naturel a été rétabli, ou du moins apaisé dans une certaine mesure, mais c’est ce nouveau principe du «purement humain» qui présidera apparemment à l’avenir utopique évoqué ici. Peter Berne voit explicitement le geste de sacrifice de Brünnhilde comme la clé d’une nouvelle «écologie» dans la vision cosmique de Wagner. De même que toute vie végétale et animale est nécessairement (sinon «volontairement») subsumée dans le cycle organique lorsqu’elle est tuée, mangée ou simplement meurt et pourrit, l’immolation de Brünnhilde représente un «sacrifice volontaire» à l’ordre naturel, qui seul l’esprit humain rationnel et autodéterminé peut atteindre. Symboliquement, selon Berne, le sacrifice de Brünnhilde rétablit «l’équilibre écologique» qui avait été mortellement perturbé par la destruction par Wotan du frêne du monde. Son acte symbolise «la rédemption de la nature de son état de souffrance, comme provoqué par l’humanité», et en même temps la rédemption de Wotan «de la culpabilité qu’il a encourue en blessant le frêne du monde.»35 Que nous acceptions ou non cette lecture particulière de l’abnégation de Brünnhilde, Berne a probablement raison de lire la fin de l’Anneau comme la prédiction de ce que nous pourrions appeler un «anthropocène36 utopique». Le frêne du monde représentait, selon lui, «l’unité organique de la vie» régie entièrement par les «mécanismes inconscients et systématiques de la nature», avant l’avènement de l’humanité37. L’état écologiquement compromis du règne de Wotan, fondé sur les lois qu’il a sculpté dans la branche du Frêne du monde, représente en un sens l’anthropocène existant (c’est-à-dire l’ère géologique marquée par l’impact de plus en plus destructeur de l’humanité sur l’environnement naturel), la relation compromise de l’humanité avec l’environnement depuis l’époque de Wagner jusqu’à nos jours. Il n’y a pas de retour à un état de nature originel après l’avènement de l’habitation humaine sur terre. L’idéal de Wagner du «purement humain» incarné dans les figures de Siegfried et de Brünnhilde pourrait, pensait-il, s’épanouir dans un monde futur libéré de la malédiction de l’Anneau (c’est-à-dire de tous les maux du capitalisme moderne qu’il représente).

L’apocalypse finale du Crépuscule des Dieux (Max Bruckner, 1896) : vers un monde meilleur ?

Wagner lui-même n’aurait pas pu imaginer la menace d’une crise écologique dans le sens où nous le faisons un siècle et demi plus tard, et il semble peu probable que lui, pas plus que ses contemporains, ait conçu une telle crise, même s’ils avaient conscience d’un impact humain sur le monde naturel. Pourtant, dans la mesure où son idéal «purement humain» impliquait une relation améliorée et nouvellement harmonieuse entre l’homme et la nature, il n’est pas déraisonnable d’imaginer que l’avenir utopique que nous ont légué Siegfried et Brünnhilde suppose une nouvelle sorte d’équilibre écologique. L’apocalypse à la fin de Götterdämmerung n’a certainement pas été conçue par Wagner comme une catastrophe environnementale au sens moderne du terme, mais comme un geste purgatif unissant le symbolisme mythique à l’imaginaire anarchique de la politique du milieu du XIXe siècle (par exemple, le cri anarchiste pour l’incendie de Paris comme rejet du capitalisme bourgeois moderne). Même ainsi, la restauration de l’or au Rhin, la disparition du règne de Wotan, la fin de la quête de pouvoir d’Alberich et tout ce qui est promis par le sacrifice de Brünnhilde et Siegfried contribuent tous à la fondation d’un nouvel «anthropocène utopique» –– non pas d’une restauration de l’âge d’or des Filles du Rhin, mais une nouvelle harmonie potentielle de la conscience humaine avec son environnement naturel.

L’avenir qui suit l’apocalypse du Götterdämmerung est laissé grand ouvert. Quelque chose de la promesse que nous sommes censés tirer du final peut alors être lu dans la perception visionnaire de la jeune philosophe pour la nature et post-romantique de D. H. Lawrence, Ursula Brangwen, à la fin de son roman The Rainbow (1915). Le symbole mythique de la fertilité et de la divinité transcendante qui conclut le Rheingold de Wagner – déjà soupçonné de corruption comme nous l’avons entendu de la part des lamentations des Filles du Rhin – est ici repensé à partir d’une perspective humaine terrestre appropriée au nouvel ordre «purement humain» prétendument initiée par Siegfried et Brünnhilde :

Et l’arc en ciel se tenait sur la terre. Elle savait que les gens sordides qui se faufilaient à grande échelle et se séparaient face à la corruption du monde vivaient encore, que l’arc-en-ciel était cambré dans leur sang et tremblerait à la vie dans leur esprit, qu’ils se débarrasseraient de leur couverture cornée de la désintégration, que de nouveaux corps nus propres aboutiraient à une nouvelle germination, à une nouvelle croissance, s’élevant à la lumière et au vent et à la pluie pure du ciel.

Comme Wagner, Lawrence était préoccupé par les réformes radicales des mœurs sociales et sexuelles humaines et les imaginait dans une sorte d’harmonie avec un sens renouvelé de la relation de l’homme au monde naturel 38. Tous deux véhiculent quelque chose de la même foi utopique et que la complétude organique de la nature peut être modelée dans l’imagination artistique et offerte sous cette forme comme un chemin ou un pont vers une sorte de conscience humaine supérieure. Du point de vue des préoccupations environnementales modernes, ce type de spiritualité utopique peut sembler simplement étrange, voire moralement suspect (au vu de l’héritage empoisonné des idéologies politiques utopiques au début du XXe siècle). Néanmoins, l’invitation implicite à repenser la place de la vie humaine dans le monde naturel reste ouverte à la fin de l’Anneau, et avec le passage du temps, de plus en plus pressante.

 

Notes :
1 Le récit du meurtre de dragon de Sigurd et du réveil de Brynhild endormi se trouve dans les épisodes 18 à 22 de la saga Volsunga; voir La Saga des Volsungs, trans. Jesse L. Byock (Londres: Penguin Books 1999, 63-72. Les mêmes événements figurent dans deux poèmes de l’Ancien Edda, le «Lai de Fafnir» (Fáfnismál) et le «Lai de Sigrdrifa» (Sigrdrifumál), dans lesquels la figure de Brynhild est reprise de manière quelque peu déroutante.
2 Voir la Saga des Volsungs, 63 (épisode 18) et le vers 2 du Fáfnismál dans L’Ancien Edda, trad. Andy Orchard (Londres: Penguin Books, 2011), 161.
3 Adrian Daub explique les implications psychologiques de cette perspicacité du jeune Siegfried dans «Mother Mime: Siegfried, the Fairy Tale, and the Metaphysics of Sexual Difference», 19th Century Music 32: 2 (automne 2008): 160-77.
4 Siegfried, Acte 1, sc. 1,
5 Ibid.  Acte II
6 « Ah comme le fils / aimerait voir sa mère !/ Ma mère – / une femme ! »
7 « Partout où l’on vit et vibre, dans l’eau, la terre et l’air »
8 Wagner avait certainement ce passage de Siegfriedà l’esprit lorsqu’il a comparé plus tard sa conception de la mélodie aux schémas changeants de la nature (la «grande mélodie de la forêt») dans l’essai de 1860 «Zukunftsmusik» (Gesammelte Schriften, vol. 7, 131 -2).
9 L’acuité accrue de Siegfried pour la «voix de la nature» dans cette scène est éclairée de manière suggestive (quoique opaque!) par un passage de la partie 2 d’Opéra et Drameoù Wagner décrit la communication possible entre un esprit artistiquement réceptif et «profondément ému», en communion avec le monde naturel: «Dans la plus haute excitation des sentiments, l’homme voit dans la nature un être sympathique»… «Son propre sens de connexion avec la nature, il le sent instinctivement s’exprimr dans une grande connexion des apparences actuelles de la nature avec lui-même et avec son humeur» … «Il parle alors avec la Nature, et elle lui répond» (Sämtliche Schriften und Dichtungen, vol. 4, 86, 87).
10 Ibid.
11 La lecture jungienne de Robert Donington entraîne même la figure de Fafner dans ce lien, interprété comme l’archétype psychique de la «terrible mère» que Siegfried doit affronter avant sa rencontre éventuelle avec Brünnhilde dans l’acte III. Donington, Wagner’s Ring and its Symbols(New York: St. Martin’s Press, 1969), 179-82.
12 Le trio des Nornes de Wagner est spécifiquement calqué les trois sœurs au destin dans le Völuspá de l’ancien Edda, dont les noms (Urd, Verdandi, Skuld) peuvent être associés au «destin» du passé, du présent et de l’avenir. Snorri Sturluson en a figé le nombre dans son Edda en prose et les a identifiés dans une classe plus large de «nornes». Dans les deux sources, elles sont localisés près du frêne, Ygdrasill, et identifiées comme celles qui déterminent la loi ainsi que le destin (peut-être la source de la connexion de Wagner entre l’arbre et la lance de Wotan).
13 L’effet est intraduisible, mais Stewart Spencer propose une explication pour la deuxième ligne: «Weia! Waga! / Welter, vous agitez, / tourbillonnez autour du berceau ». La proposition d’un mythe de la création condensé à divers niveaux sémantiques-symboliques est discutée en détail par Warren Darcy dans Das Rheingoldde Wagner (Oxford: Clarendon Press, 1993), chapitres 6 et 7.
14 Voir le début de la section II.2 de L’œuvre d’art de l’avenir, intitulée «Les trois formes d’art purement humaines [Kunstarten] dans leur union d’origine», Gesammelte Schriften und Dichtungen(Leipzig: Breitkopf & Härtel, 1911), vol. 3, 67-8.
15Bien qu’il y ait peu de preuves que Wagner s’intéresse en général au symbolisme de notation, les trois bémols à la clé dès l’ouverture du Prélude en mi bémol, pourraient bien être considérés comme s’harmonisant avec le symbole vecteur de la perfection «triadique» représentée à la fois dans la conception harmonique du Prélude et dans la figure des trois Filles du Rhin. Une dialectique de mi bémol et do majeur au cours de la scène associe le mi bémol aux profondeurs plus sombres de l’eau et le do à la lumière du soleil au-dessus, et plus tard à la lueur de l’or du Rhin intact. Après le vol de l’or par Alberich, les deux tonalités sont résumées dans la tonalité de do mineur avec laquelle la scène se termine, alors qu’Alberich s’enfuit avec l’or.
16 « Fini l’éternel savoir ! / Les sages ne diront/ plus rien au monde. »
17 Deryck Cooke, I Saw the World End: A Study of Wagner’s Ring(London and New York: Oxford University Press, 1979), 226-7.
18 Jacob Grimm proposait “Wala” comme dans la version germanique de lavolva norroise ouvölva, version de l’oracle prophétique dans la “Völuspá.” Voir Cooke, ibid., 227-28.
19 “Männerthaten / umdämmern mir den Muth” … “Wirr wird mir, / seit ich erwacht: / wild und kraus kreis’t die Welt!”
20 Il n’y a aucune mention du Frêne du Monde dans la Mort de Siegfried, première version du texte du  Götterdämmerung. Voir aussi la discussion de Mark Berry sur ces deux symboles de la nature et la signification des transgressions d’Alberich et de Wotan à la lumière de la philosophie hégélienne de l’histoire, Feuerbach et Marx comme influences sur la conception du Ringde Wagner: Treacherous Bonds and Laughing Fire: Politics and Religion in Wagner’s Ring(Aldershot, UK and Burlington, VT: Ashgate, 2006), chapter 3: “The natural world and its despoliation.”
21 Immédiatement avant la première mention du frêne du monde dans l’échange Wanderer-Mime à l’acte 1 de Siegfried, le Wanderer identifie les dieux ou Aesir comme des «elfes de lumière» (Lichtalben) et Wotan lui-même comme Licht-Alberich.
22 Donington, Wagner’s Ring and its Symbols, 39-41.
23 “Epilogischer Bericht über die Umstände und Schicksale, welche die Ausführung des Bühnenfestspieles ‘Der Ring des Nibelungen’ bis zur Veröffentlichung der Dichtung desselben begleiteten,” Sämtliche Schriften und Dichtungen, vol. 6, 266.
24 L’idée d’une période « poético-musicale » comme une unité naturelle de composition rhétorique et musicale est exposée dans la partie 3 d’Opéra et drame(Sämtliche Schriften und Dichtungen, vol. 4, 152-55. Voir aussi Thomas Grey, Wagner’s Musical Prose: Texts and Contexts (Cambridge: Cambridge University Press, 1995), chapter 4.
25 “Über die Anwendung der Musik auf das Drama,” Gesammelte Schriften und Dichtungen, vol. 10, 187-8.
26 Comme le dit Paul Bekker, Wagner «considère la Nature elle-même comme le grand accord primitif dont les permutations et les combinaisons découlent de tous les phénomènes de la vie. Plus ceux-ci restent proches de leur origine, plus leurs relations harmoniques avec cet accord sont évidentes et plus les séquences de notes sont simples, mais plus elles s’éloignent de la nature primitive et se rapprochent de l’humain et de l’individu, plus leur représentation musicale doit être artificielle et élaborée. « Bekker, Richard Wagner: His Life in his Work, trans. M. M. Bozman (New York: W. W. Norton, 1931), p. 249. Une grande partie de la préface étendue de Bekker à sa discussion des opéras individuels de Ring est fondée sur ses idées sur le concept de la nature comme arrière-plan et cadre pour le drame musical (voir par exemple 245-62).
27 Le sujet était d’un intérêt central pour Deryck Cooke, avant même la formalisation de la «théorie du thème» musicale en musicologie, et aurait joué un rôle déterminant dans son étude projetée sur l’ensemble du cycle du Ringdont les fragments préliminaires ont été publiés sous le titre I Saw the World End(voir note 16). Il informe également de son influence dans le commentaire audio sur les leitmotive du Ringqui ont accompagné les enregistrements de Georg Solti et de l’Orchestre philharmonique de Vienne pour Londres / Decca de la fin des années 1950 au milieu des années 1960. L’approche la plus proche du sujet par la suite est la monographie de F. E. Kirby, Wagner’s Themes: A Study in Musical Expression(Warren, MI: Harmonie Park Press, 2004).
28 «À propos du mouvement des vagues dans Das Rheingold, R. dit:« C’est, pour ainsi dire, la berceuse du monde ».» Journalde Cosima Wagner, vol. 1, 127 (17 juillet 1869). Alors que la remarque fait apparemment référence à l’arrière-plan rythmique du Prélude, Wagner semblerait également avoir relié cela au caractère mélodique de la «chanson» de Woglinde qui en émerge.
29 Cet ensemble de sujets liés aux lieux ou activités «en plein air» fait l’objet de l’étude de Raymond Monelle The Musical Topic: Hunt, Military, and Pastoral (Bloomington, IN: Indiana University Press, 2006). Voir aussi le chapitre sur “Hunt, Military and Pastoral Topics” par Andrew Harringer in the Oxford Handbook of Topic Theory, ed. Danuta Mirka (Oxford and New York: Oxford University Press, 2014), 194-213.
30 “Über die Anwendung der Musik auf das Drama,” Sämtliche Schriften und Dichtungen, vol. 10, 189.
31 Cette vision est la plus répandue dans un large éventail de productions scéniques modernes, plutôt que dans la critique savante, pour le moment. Un exemple cependant serait la monographie de Peter Berne Apokalypse: Weltuntergang und Welterneuerung in Richard Wagner’s Ring des Nibelungen – Eine Werkeinfürhung für das dritte Jahrtausend (Worms: Werner’sche Verlagsgesellschaft, 2006).  Bien qu’elle s’intéresse principalement aux thèmes sociaux, politiques et mythico-psychologiques traditionnellement «anthropocentriques» dans l’œuvre de Wagner et qu’elle n’est pas influencée par les écoles contemporaines de critique écologique, Berne est la seule étude à grande échelle à considérer le telosapocalyptique du cycle principalement du point de vue de la relation des personnages et de l’auteur au monde naturel.
32 Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1995), 285. See also Greg Garrard, Ecocriticism, 2nd ed. (London and New York: Routledge, 2012), chapter 5 (“Apocalypse”).
33 Lettre à August Röckel du 25-26 janvier 1854. Selected Letters of Richard Wagner, trans. and ed. Stewart Spencer and Barry Millington (New York and London: W. W. Norton, 1988), 309.
34 Dans la lettre à Röckel, Wagner souligne l’importance d’une justification «émotionnelle» de la chute des dieux: plutôt que le résultat de lois ou de contrats, cela «découle de nos sentiments les plus intimes», un sentiment de justification qui émergera «comme une question bien sûr à condition que le spectateur suive le cours de l’action entière à travers chacun de ses motifs simples et naturels »(Selected Letters, 309). Ici, les significations dramatiques, psychologiques et musicales du terme «motif» sont simultanément activées, comme c’est souvent le cas dans les écrits de Wagner de cette période.
35 Peter Berne, Apokalypse: Weltuntergang und Welterneuung in Richard Wagners Ring des Nibelungen, 333-4.
36 Note du traducteur : L’anthropocène est une époque de l’histoire de la Terre qui a été proposée pour caractériser l’ensemble des événements géologiques qui se sont produits depuis que les activités humaines ont une incidence globale significative sur l’écosystème terrestre.
37 Ibid,p.334
38 Voir aussi la discussion de Michael Tanner sur les parallèles entre les agendas esthétiques et sociaux de Wagner et de Lawrence (en tant que «vitalistes moraux» similaires) dans son chapitre «L’œuvre totale d’art» dans The Wagner Companion, éd. Peter Burbidge et Richard Sutton (New York: Cambridge University Press, 1979), 140-224, en particulier pp. 153-78.

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par Christophe IMPERIALI de l'Université de Lausanne

Résumé Le présent article examine deux scènes majeures de la littérature française : la scène des gouttes de sang sur la neige dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, et la scène sur la vocation de l’écrivain dans Le Temps retrouvé de Marcel Proust. L’article propose un parallèle… (Lire la suite)

ANNEXE 3 : LE NOUVEAU BAYREUTH (1951) ET L’ART DE WIELAND WAGNER

1 – « Bayreuth, année zéro » (rappel du contexte historique) Afin de mieux comprendre les enjeux d’un « Nouveau Bayreuth », arrêtons-nous sur ces années d’immédiate après-guerre où l’on ne parlait encore qu’à demi mots de l’éventualité de la réouverture d’un Festival à Bayreuth – qu’il soit wagnérien ou… (Lire la suite)

Sommaire
De 1876 à 1878, Wagner vécut une idylle particulièrement intense avec une jeune Française dont la beauté, l’intelligence et les parfums l’avaient envoûté. Qui était-ce ?

Réponse : Judith Gautier (1845-1917). L'écrivaine était la fille du poète Théophile Gautier. En raison de son tempérament impétueux, elle était surnommée « l'ouragan ». Elle servit de modèle à Wagner pour le personnage de Kundry (Parsifal).

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