C’est finalement ce dernier qui l’emporta. Alors qu’il était en exil en Suisse, Wagner commença à rassembler les sources et la matière qui firent jaillir de son esprit et de sa plume l’une des plus grandes épopées de l’Histoire de la Musique.
Le personnage de Siegfried, que Wagner redécouvrit dans la Chanson des Nibelungen, occupa ainsi le premier plan de son drame musical qu’il appela dans un premier temps La Mort de Siegfried. Le livret de cette œuvre (esquisse à la future « Tétralogie ») fut ainsi achevé en 1851. Mais cette première version ne séduisit pas complètement le compositeur qui, au pur récit mythologique tel qu’il est rapporté dans la Chanson de geste allemande, souhaitait apporter une nouvelle dimension plus philosophique à l’oeuvre … Et comme Wagner s’était laissé entre-temps séduire par les écrits d’Arthur Schopenhauer, sur la conception universelle d’un mythe qui pouvait accéder à une dimension cosmogonique, le personnage seul de Siegfried ne suffisait plus au compositeur à exprimer sa conception du monde, ni (par un habile jeu de transposition) de la société qui l’entourait.
Wagner dut donc effectuer une refonte de cette Mort de Siegfried originelle pour y apporter des personnages et des conceptions qui donnèrent à l’œuvre une dimension plus universelle que le seul mythe germanique : le sacrifice de Brünnhilde rachetant le destin du monde, l’ultime catastrophe (le Crépuscule des Dieux ou le Ragnarök des Eddas scandinaves desquelles Wagner avait également puisé son inspiration) qui donna naissance au monde des humains, la corruption des Dieux. Et naquirent ainsi kyrielle de dieux, géants, nains ou autres demi-dieux qui n’apparaissaient pas dans le projet initial de La Mort de Siegfried.
Ainsi, Wagner remania et développa considérablement son projet initial. Le mythe du trésor volé par le nain Alberich aux Filles du Rhin fut développé dans L’Or du Rhin, La Mort de Siegfried fut scindée en deux drames musicaux distincts : Siegfried (dans un premier temps appelé Le Jeune Siegfried) et Le Crépuscule des Dieux. Afin de parfaire l’unité du cycle et de rendre l’action totalement compréhensible au public, le compositeur ajouta le drame de La Walkyrie en 1852.
Ainsi qu’il l’expliquait dans ces quelques lignes extraites d’Une Communication à mes amis :
« La Mort de Siegfried » comme je m’en rends compte à présent a seulement été un premier essai pour dramatiser un des moments les plus importants de ce mythe. J’avais été contraint d’indiquer dans ce drame plusieurs épisodes formant un contexte indispensable pour comprendre celui que je traitais dans toute la richesse de ses implications. Mais ces indications ne pouvaient naturellement s’insérer au drame que sous une forme épique et c’était bien là le point qui me faisait douter de son efficacité s’il devait être vraiment représenté sur une scène. Tourmenté par ce sentiment, j’eus l’idée d’écrire un drame à part qui traiterait un autre moment particulièrement attachant du mythe, qui n’avait pas pu être que raconté dans « La Mort de Siegfried ».
Puis, quelques lignes plus loin (toujours dans Une Communication à mes amis) : « J’ai l’intention de représenter mon mythe en trois drames ayant chacun leur unité et qui seront précédés d’un grand prologue. »
Ainsi Wagner a-t-il composé le texte dans l’ordre inverse de son déroulement. C’est La Tétralogie ou L’Anneau du Nibelung tel qu’il fut donné dans son intégralité et pour la première fois au Festspielhaus de Bayreuth en août 1876… et tel que nous le connaissons aujourd’hui.