Le Ring d’Arthur Rackham (1867-1939)
LA PEINTURE INSPIRÉE PAR L’UNIVERS WAGNÉRIEN
– « Quand le pinceau se mesure au génie wagnérien » (Auguste Renoir et Henri Fantin-Latour) :
– Richard Wagner, visions d’artistes. D’Auguste Renoir à Anselm Kiefer :
– Le Ring d’Arthur Rackham ;
– Les courants de peinture moderne inspirés par l’univers wagnérien ;
– Salvador Dali et Richard Wagner au Château de Pubol ;
– Le « Parsifal » de Pablo Picasso (1934)
par Nicolas CRAPANNE
Les génies tracent des sillons qui inspirent d’autres générations d’artistes. Ainsi la musique de Richard Wagner inspira-t-elle nombre d’artistes convaincus par le « wagnérisme », une mode musicale devenue elle-même synonyme de toute une expression artistique à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Arthur Rackham, artiste anglais connu pour ses illustrations de livres d’enfants (Les Contes des frères Grimm, Peter Pan, Alice au Pays des Merveilles…) n’échappa pas au pouvoir diablement séduisant de l’univers wagnérien. Ses illustrations pour le poème de La Tétralogie de Richard Wagner traduit en anglais et publié au début du siècle marquèrent à jamais la communauté artistique et font office depuis leur publication de véritable référence en matière d’iconographique wagnérienne.
Arthur Rackham (1867-1939)
Arthur Rackham naquit à Lewisham (aujourd’hui duché de Kent) dans une famille de douze enfants. En 1884, à dix-sept ans, le jeune homme fut envoyé avec deux de ses tantes en Australie dans le but d’améliorer une santé jugée fragile. Revenu en Angleterre, alors âgé de dix-huit ans, il travailla comme employé auprès du Westminster Fire Office et commença à prendre des cours de dessin auprès de la Lambeth School of Art.
En 1892, Rackham quitta son poste et commença à travailler comme journaliste et illustrateur pour le Westminster Budget. Ses premières illustrations de livres commencèrent à être publiées dès 1893 (To the Other Side, de Thomas Rhodes) et il embrassa dès lors la carrière d’illustrateur, une voie que l’artiste explora jusqu’à la fin de sa vie.
Au tournant du XXème siècle, Rackham, qui avait jusque là collaboré à l’illustration de plusieurs journaux pour enfants (Little Folks, Cassell’s Magazine), connut l’intérêt du public pour les dessins qu’il avaient fournis en vue de l’édition de « Rip van Winkle » de Washington Irving (1905, éditions Heinemann) ; cette réputation soudaine se confirma avec le succès de son illustration pour « Peter Pan in Kensington Gardens » de J.M.Barrie. Le style si singulier et personnel de Rackham fut gratifié d’une médaille d’or à l’Exposition Internationale de Milan (1906) et d’une autre à celle de Barcelone (1912). Son œuvre fut naturellement présentée au cours de différentes expositions, dont une au Musée du Louvre à Paris à la veille de la Première Guerre Mondiale. Arthur Rackham apporta son talent à l’âge d’or de l’édition de livres que connut l’Angleterre à la Belle Époque : durant cette période particulièrement faste, le marché du « beau livre » y connut en effet un essor considérable. Les ouvrages illustrés par Rackham, souvent en édition limitée, voire imprimée en version luxueuse, étaient des cadeaux tout à fait à la mode à Noël.
Mais avec l’appauvrissement du pays au lendemain de la guerre (renforcé par la crise de 1929), on était bien loin des doux paysages et des univers enchantés de contes de fées et l’industrie de l’édition illustrée tomba peu à peu en désuétude. L’art de Rackham fut donc moins recherché. Établi dans le Surrey à partir de 1929, l’artiste continua toutefois d’écouler des jours heureux auprès de son épouse Edyth et de sa fille Barbara. Il fut emporté par un cancer en 1939.
La révélation wagnérienne et les illustrations pour La Tétralogie (1910-1911)
Arthur Rackham se rendit à Bayreuth pour assister à l’intégralité du cycle du Ring « in situ » une première fois en 1897, puis une nouvelle fois en 1899. Après sa première visite, l’artiste ne put s’empêcher d’exprimer sa déception devant une scène « remplie de détails prompts à tuer l’atmosphère et l’émotion.» Une faute que l’on peut attribuer sans doute à Cosima et à la fidélité (voire l’obstination) sans faille que celle-ci vouait à l’art de son époux… disparu quelque quatorze ans auparavant.
Mais les détails de ces décors s’ancrèrent dans l’esprit – par ailleurs fécond – d’Arthur Rackham avec une telle précision que celui-ci n’eut aucun mal à produire une série de soixante-quatre illustrations du texte complet de La Tétralogie traduit en anglais. Le premier volume (L’Or du Rhin et La Walkyrie) fut publié aux éditions Heinemann en 1910, le second volume (Siegfried et Le Crépuscule des Dieux) suivit dès l’année suivante, en 1911.
Tout comme il avait quelque temps auparavant séduit un public adulte avec ses magnifiques illustrations pour Le Songe d’une Nuit d’Été, Rackham sut convaincre l’Angleterre avec ses illustrations pour le Ring. Celles-ci étaient encore plus proches de la description des personnages et des décors… que l’œuvre de Richard Wagner elle-même ! Débarrassé des contraintes physiques de la scène auxquelles n’avait pu échapper le compositeur et metteur en scène, Rackham se plut à peindre une Brünnhilde toute de sveltesse et de féminité, ainsi qu’un bouillant Siegfried, chantre du sex-appeal avant l’heure !
Étonnamment, pour illustrer sa propre Tétralogie, l’artiste – sensible au mouvement symboliste qui en Angleterre fit suite au préraphaélisme – alla même jusqu’à mettre en scène certains épisodes de la mythologie romantico-nordique de la Saga des Nibelungen que Wagner avait volontairement écartés de sa Tétralogie. Ainsi apparut dans l’œuvre de Rackham le personnage de Grimhilde, la mère de Hagen, totalement absente du Ring de Bayreuth . Perfectionniste, Rackham ? Ou bien simplement resté « sur sa faim » avec l’oeuvre désormais figée pour la postérité du Maître de Bayreuth ? Certaines scènes illustrées par Rackham montrent Sieglinde mettant au monde Siegfried (un épisode narré par Mime, mais qui n’apparaît pas à la scène du théâtre) ou bien encore le dieu Loge en pleine conversation avec les Filles du Rhin. Ces illustrations forcent l’admiration et prouvent, si besoin était, que Rackham avait parfaitement assimilé la Saga nordique que Wagner avait portée à la scène.
Pourquoi ces scènes montrent-elles donc un Ring plus « complet » et plus « fidèle » à la légende que celui de Wagner ? L’artiste ne s’exprima jamais sur le sujet. Etait-ce parce qu’il avait été enthousiasmé par la musique de Wagner mais déçu de ce qu’il avait vu sur scène ? Nous ne pouvons que conjecturer…
Toujours est-il que les illustrations du Ring par Rackham rencontrèrent dès leur publication un énorme succès populaire, et que les éditions originales s’échangent aujourd’hui sur le marché pour plusieurs milliers de dollars.
NC