« C’est avec Der fliegende Holländer que débuta la période depuis laquelle je crée en mon for intérieur » [1]. Cette phrase, écrite par Richard Wagner dans une lettre à son ami August Röckel en 1856, est l’un des nombreux témoignages de la place que le compositeur accordait à son opéra : celle d’une œuvre d’exception, une partition charnière avec laquelle avait véritablement commencé sa carrière de créateur. Le procédé est toutefois typique d’un homme de théâtre, metteur en scène de sa propre existence également, qui essaya souvent d’inscrire des moments décisifs sur un parcours qui fut tout sauf rectiligne. Der fliegende Holländer exige ainsi d’être replacé dans son contexte, celui d’une période particulièrement intense de la vie de son auteur- riche en projets et accomplissements, mais aussi en doutes et changements de direction.
Avant de devenir cet ouvrage que Wagner devait placer à l’origine d’une nouvelle période créatrice, Der fliegende Holländer fut d’abord Le Hollandais volant, c’est-à-dire l’un des nombreux projets imaginés par le compositeur lors de son premier séjour à Paris entre 1839 et 1842. Plus tard, dans ses textes autobiographiques[2], celui-ci décrira sa traversée en mer entre Pillau et Londres à l’été 1839, pendant laquelle le navire dut affronter plusieurs tempêtes et se réfugier dans un port norvégien, comme la source d’inspiration de son opéra. Une déclaration que rien ne vient confirmer, le premier document attestant de l’ouvrage étant un scénario en prose de 1840, largement inspiré de la nouvelle Aus den Memoiren des Herren von Schnabelewopski d’Heinrich Heine.
Wagner était donc arrivé à Paris en septembre 1839, totalement inconnu mais pas les mains vides puisqu’il amenait dans ses valises un grand opéra en cinq actes en cours de composition : Rienzi, der letzte der Tribunen. L’ouvrage s’inspirait de l’opéra historique tel que pratiqué par un Giacomo Meyerbeer alors au sommet de sa gloire depuis la création de ses Huguenots en 1836, mais aussi des tragédies lyriques de Gaspare Spontini, tout particulièrement son Fernand Cortez ou La conquête du Mexique de 1809. Ce n’était pas là la première tentative de Wagner pour prendre pied sur une scène parisienne qui était alors sans conteste la plus brillante d’Europe, le firmament vers lequel tout auteur lyrique ne pouvait que vouloir converger. En 1836 déjà, le jeune musicien avait depuis Königsberg, où il était alors en poste, envoyé à Eugène Scribe la traduction française d’un scénario d’opéra historique en cinq actes intitulé Die hohe Braut, dans l’espoir que celui qui était alors le librettiste le plus en vue de son époque le versifie – avec, à la clé, une commande passée ensuite par l’Opéra de Paris au jeune compositeur allemand! Un projet avorté qui ne sera jamais mis en musique, tandis que Rienzi se verra finalement créé sur la scène du Hoftheater de Dresde, grâce à l’appui de Meyerbeer.
Du Hollandais volant à Der fliegende Holländer
Le séjour parisien de Wagner fut placé dès le début sous le signe de la désillusion, personne ne voulant vraiment s’intéresser à ce jeune homme au talent certes prometteur, mais alors totalement inconnu et cela y compris dans son propre pays. Comprenant peu à peu qu’il était vain de vouloir franchir directement les portes de l’Académie Royale de Musique, le « grand opéra » de Paris, le musicien tenta dès lors sa chance auprès d’autres institutions apparemment plus abordables.
C’est ainsi qu’il misa sur son opéra-comique en deux actes adapté de Shakespeare, Das Liebesverbot oder Die Novize von Palermo, créé en 1836 à Magdeburg et qui n’avait plus été joué depuis lors. Le compositeur proposa son œuvre au Théâtre de la Renaissance, un nouvel arrivant sur la scène parisienne. Dans une ville où chaque théâtre n’avait licence légale que pour jouer un répertoire aux caractéristiques bien particulières, le Théâtre de la Renaissance était autorisé à donner des « vaudevilles avec airs nouveaux » et surtout des « opéras de genre » , soit des pièces « en deux actes et en français […] avec récitatif chanté, sans dialogue parlé, dans le genre des opéras italiens » , ainsi que le précise le contrat signé entre le directeur du lieu et le Ministère de l’Intérieur. « Opéra de genre » restait une dénomination plutôt vague et difficile à démarquer clairement du répertoire de l’Académie Royale, mais Das Liebesverbot, d’inspiration souvent très italienne, pouvait plutôt bien s’inscrire dans ce répertoire nouveau une fois traduit en français. Le Théâtre de la Renaissance connut toutefois une existence fort brève et ferma ses portes en mai 1840, réduisant une fois de plus à néant les espoirs de Wagner. C’est dans ce contexte formé d’une série d’échecs que le compositeur échafauda dans ce même mois de mai 1840 un nouveau plan : un ouvrage destiné pour la scène de l’Académie Royale de Musique, mais qui contrairement aux précédents ne devait pas remplir à lui seul une soirée et devait donc se voir jouer en compagnie d’un autre opéra ou d’un ballet. Ce nouveau projet avait pour titre : Le Hollandais volant.
A l’origine, ce Hollandais volant fut donc d’abord un plan de secours dans un genre lyrique que Wagner n’avait pas encore envisagé. Le 2 mai 1840, il avait pu faire auditionner dans le foyer de l’Académie Royale quelques pages de Das Liebesverbot, alors même qu’il avait déjà appris la faillite du Théâtre de la Renaissance. Dans une lettre envoyée le lendemain à Giacomo Meyerbeer, le compositeur écrit avoir eu confirmation que l’Académie se trouvait en manque de « petits opéras en un acte permettant de compléter les soirées de ballet sans devoir extraire des actes de grands opéras » [3]. Ce document nous apprend encore que le directeur de l’Opéra, Edouard Monnais, et Eugène Scribe, tous deux présents à l’audition du 2 mai, s’étaient montrés des plus enthousiastes à l’idée que Wagner propose un scénario pour ce type d’ouvrage, ce qu’il fit le 6 mai déjà en envoyant son texte à Scribe. Ce scénario rédigé en français est le plus ancien document que nous possédons à propos du Hollandais volant. Quelques semaines plus tard, le directeur de l’Opéra se montra moins empressé à accepter un tel projet, du moins dans l’immédiat.
Wagner ne baissa pas les bras pour autant et décida même de commencer à mettre en musique quelques parties de son œuvre, dans l’espoir de décrocher une nouvelle audition. C’est ainsi qu’il composa entre juin et juillet 1840 la ballade de Senta, le chant des matelots écossais et celui des Hollandais, l’action de l’ouvrage se situant encore en Ecosse et non en Norvège. Wagner continua de croire à son entreprise pendant plusieurs mois, sans pourtant parvenir à décrocher la commande d’un opéra, ni même une simple audition de sa musique. L’esquisse d’une lettre à Edouard Monnais, datée de juin 1841, nous montre encore une ultime tentative du compositeur en ce sens, au moment où l’offre lui avait déjà été faite de vendre son scénario à l’Académie Royale. C’est à cette dernière issue qu’il se résigna le 2 juillet. Paul Foucher et Bénédict-Henry Revoil écrivirent alors le livret qui fut mis en musique par le compositeur Louis Dietsch sous le titre Le Vaisseau fantôme ou Le maudit des mers. L’œuvre connut sa création le 9 novembre 1842 et disparut à jamais de l’affiche après seulement onze représentations. Wagner avait alors quitté Paris depuis avril de cette même année avec dans ses cartons la partition achevée, composée pendant l’été 1841, d’une version cette fois-ci allemande de son opéra : Der fliegende Holländer.
Un petit opéra de Richard Wagner
Conçu dans un contexte français bien particulier pour la scène de l’Académie Royale de Musique, Der fliegende Holländer fut finalement composé pour un théâtre allemand. Malgré tout, ce changement de destination se réalisa sans modifications profondes : l’essentiel des révisions apportées par Wagner à son ouvrage ne datent que de la création pour les premières d’entre elles et s’échelonnèrent ensuite jusque dans les années 1860. Comprendre la nature de cet opéra nécessite donc de le replacer dans son contexte parisien dont il demeure indissociable, même sous le visage où nous le connaissons aujourd’hui. Ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, Wagner a conçu sa partition comme un « petit opéra » , terme consacré pour ce genre lyrique peu connu de nos jours, car rarement représenté sur nos scènes lyriques.
Sous l’Empire, un décret avait déclaré l’Académie (alors Impériale) de Musique comme lieu seul où pouvaient être montés des « ballets du genre noble et gracieux » et des « pièces entièrement en musique » . Opéras et ballets se voyaient donc traditionnellement joués dans la même soirée qui souvent totalisait cinq actes. Certains opéras pouvaient être présentés seuls au soir de leur création et pour les premières représentations, mais se voyaient systématiquement couplés avec un ballet par la suite – à de très rares exceptions près. Dans les années 1820, l’émergence du grand opéra historique changea la donne : le plus souvent en cinq actes, ces titres remplissaient à eux seuls une soirée, ainsi Moïse et Pharaon (1827) et Guillaume Tell (1829) de Gioachino Rossini, La Muette de Portici(1828) de Daniel-François-Esprit Auber ou Robert le diable (1831) de Giacomo Meyerbeer. La longueur inédite de ces œuvres exigeait donc de redéfinir la place du ballet, pour lequel trois solutions existaient : (1) le coupler avec d’anciens opéras plus courts mais qui pouvaient passer pour démodés, (2) le coupler avec certains grands opéras récents mais présentés dans une version raccourcie parce qu’ils avaient obtenu un succès moindre, ou encore (3) le coupler avec des actes extraits de grands opéras récents – la technique du « morcellement » qu’évoque Wagner dans sa lettre citée plus haut. Une quatrième voie fut inaugurée en 1828, celle d’un nouveau genre de « petit opéra » court, à même d’être joué en compagnie d’un ballet. Le premier ouvrage de ce type fut Le comte Ory de Rossini, partition qui ne fut donc jamais jouée seule, y compris au soir de sa création. De 1828 jusqu’à une importante réforme des théâtres lyriques qui, en 1864, abolit le système de licence obligeant chaque institution à jouer un répertoire propre, dix-huit petits opéras virent ainsi le jour. Parmi eux, Le Vaisseau fantôme de Dietsch en 1842. Porte d’entrée à l’Académie Royale de Musique pour un jeune compositeur, le petit opéra embrassait des sujets variés, même si le comique restait la norme. Aux créations originales pouvaient s’ajouter certaines adaptations d’ouvrages étrangers : ainsi, la version française du Freischütz de Carl Maria von Weber, complétée par des récitatifs d’Hector Berlioz, fut jouée en 1841 comme un petit opéra.
C’est donc bien le scénario d’un petit opéra que Wagner proposa à Eugène Scribe en mai 1840. Depuis la création du Comte Ory, seuls Le philtre ainsi que Le dieu et la bayadère d’Auber et La Xacarilla de Marco Aurelio Marliani étaient venus enrichir un répertoire qui demandait bel et bien des œuvres nouvelles. Les titres cités étaient tous en deux actes ou en un seul pour le dernier d’entre eux et Le Vaisseau fantôme de Dietsch fut lui aussi monté en deux. Le scénario de Wagner écrit en 1840 ne donne aucune précision, mais plusieurs lettres du compositeur précisent un seul acte. L’œuvre que nous connaissons aujourd’hui en comporte trois, mais fut prévue dès l’origine pour être jouée sans aucune interruption. Der fliegende Holländer demeure donc intrinsèquement une œuvre en un seul acte. Voilà qui explique la mention que l’on trouve dans certaines copies manuscrites du livret rédigé en 1841 : « in einem Act u. drei Aufzügen » , ce qu’on pourrait traduire par « en un acte et 3 tableaux » . Avec son nombre de personnages restreints et son absence de ballet, Le Hollandais volant possédait là encore des caractéristiques propres au petit opéra. Un autre aspect typique de ce genre d’ouvrage était la stricte séparation entre numéros musicaux et récitatifs, un principe d’origine italienne qui s’opposait aux frontières beaucoup plus floues en usage dans le grand opéra historique. Wagner ne s’y conformera logiquement pas dans son ouvrage composé pour l’Allemagne et dans lequel les différents numéros musicaux s’enchaînent sans interruption les uns aux autres.
YH
1- Richard Wagner, Sämtliche Briefe, hrsg. im Auftrag der Richard-Wagner-Stiftung Bayreuth von Gertrud Strobel und Werner Wolf, Leipzig – Deutscher Verlag für Musik, vol. I, p. 152 (Lettre à August Röckel du 23 août 1856)
2- Il s’agit de son Esquisse autobiographique de 1843, plus tard Une communication à mes amis (1851) et Ma Vie (1865-1880).
3- Richard Wagner, Sämtliche Briefe, vol. I, p. 386 (Lettre à Giacomo Meyerbeer du 3 mai 1840).
Références bibliographiques :
– Olivier Bara, Le théâtre de l’opéra-comique sous la Restauration, Enquête autour d‟un genre moyen, Hildesheim: Georg Olms Verlag, 2001.
– Mark Everist, Donizetti and Wagner : Opéra de genre at the Théâtre de la Renaissance in Mark Everist, Giacomo Meyerbeer and Music Drama in Nineteenth-Century Paris, Aldershot: Ashgate, 2005, pp. 309-341.
– Mark Everist, Grand Opéra – Petit Opéra : Parisian Opera and Ballet from the Restoration to the Second Empire in 19th-Century Music, vol. 33, n° 3 (2010), pp. 195-231.
– Yaël Hêche, Richard Wagner et ses modèles français. Opéra-comique et tragédie lyrique sur le chemin du drame musical, Saarbrücken, Südwestdeutscher Verlag für Hochschulschriften, 2010.
– Dokumente und Texte zu Der fliegende Holländer (Richard Wagner, Sämtliche Werke, vol. 24),
hrsg. von Egon Voss, Mainz: Schott Musik International, 2004.