Wagner écrivait en 1843 à son ami Ferdinand Heine, alors régisseur et costumier au Hoftheater de Dresde, que son Holländer était « assurément conçu tel qu’aucun Français ou Italien n’aurait jamais pu le faire » [1]. Celui-ci restait cependant un compositeur dont le style encore en formation se montrait particulièrement perméable à des influences diverses. Si son ouvrage n’épouse pas pleinement les usages du petit opéra, on y trouve néanmoins des influences notamment françaises, en particulier une certaine proximité avec le monde de l’opéra-comique, répertoire alors bien connu de Wagner qui l’avait pratiqué presque quotidiennement pendant ses précédentes affectations de chef de chœur et de chef d’orchestre à Würzburg, Magdeburg, Königsberg et Riga.
Alors que l’essentiel de la trame narrative du Holländer se trouvait déjà chez Heinrich Heine, certains détails et personnages manquaient ou n’y étaient alors que très sommairement esquissés. Ainsi Donald, simple « marchant écossais » chez Heine, devient chez Wagner une figure de père bourgeois à l’esprit mercantile, prêt à « vendre » sa fille pour les richesses offertes par le Hollandais. Une figure paternelle pour laquelle l’argent est la valeur centrale, ce qui le rapproche de plusieurs personnages similaires d’opéras-comiques, notamment Matteo dans Fra Diavolo ou Baptiste dans Le maçon, deux partitions d’Auber bien connues de Wagner. Mary, nourrice un peu rigide, de même que le Steuermann, sujet aux assoupissements, donnent quant à eux un ton proche du comique à certaines scènes et viennent ainsi créer d’étonnantes ruptures de ton. Prenons le deuxième acte : Senta termine sa ballade en déclarant être prête à se sacrifier pour le salut du Hollandais, Georg entre alors en scène horrifié. Toutefois, le long duo entre les deux se trouve retardé par le chœur des fileuses, trop impatientes de retrouver leur bien-aimé et qui se font sermonner par Mary. Plus tôt, dans le premier acte, la situation du Steuermann qui s’endort sans parvenir à terminer sa chanson évoque une scène similaire dans Fra Diavolo. Quand Donald revient et réveille le matelot – qui n’a presque pas bougé pendant l’arrivée du navire hollandais – celui-ci tente de reprendre son chant, mais en intervertit les paroles: « Ach ! liebes Mädel, blas noch mehr ! / Mein Südwind… » au lieu de « Ach, lieber Südwind, blas noch mehr ! / Mein Mädel… » 2. Le comique de parole s’ajoute ici à celui de situation. Mary et le Steuermann correspondent au type de la servante et du valet qui peuplent nombre d’opéras-comiques. On retrouvera difficilement des scènes et figures semblables dans les ouvrages ultérieurs de Wagner. Ces emprunts à l’univers de l’opéra-comique se vérifient aussi dans la musique et la structure de l’ouvrage. La chanson du Steuermann en présente un témoignage : ce « chant inséré » (dans lequel le personnage est en réelle situation de chanter) constitué de deux couplets est un élément constitutif de toute introduction d’opéra-comique. La ballade de Senta s’inscrit elle aussi dans une longue tradition : son origine remonte à l’opéra-comique Wallace ou Le ménestrel écossais (1817) de Charles-Simon Catel dans lequel le personnage titre raconte sous forme d’un chant inséré une histoire qui n’est autre que la sienne et sert d’exposition à l’intrigue. On retrouve un chant d’exposition similaire dans de nombreuses partitions, parmi lesquelles La dame blanche de François-Adrien Boieldieu (1820), Zampa de Ferdinand Herold (1831), Fra Diavolo, mais aussi Robert le diable de Meyerbeer (écrit originairement pour l’opéra-comique avant d’être adapté à la scène de l’Académie Royale). Il s’agit à chaque fois d’une sorte de chant populaire racontant la destinée d’un personnage que tous vont côtoyer sans le savoir. Une comparaison entre la mélodie de la ballade dans ces deux derniers ouvrages et dans celui de Wagner permet de révéler une immédiate proximité de mètre, de rythme et de ton entre ces trois chants insérés.
a) Daniel-François-Esprit Auber, Fra Diavolo, Couplets de Zerline
b) Giacomo Meyerbeer, Robert le diable, Ballade de Raimbaut
c) Richard Wagner, Der fliegende Holländer, Ballade de Senta
Une fois ces quelques similitudes évoquées, il faut bien sûr relever aussi la part d’innovation propre à la partition de Wagner qui se sert de modèles pour bien souvent les détourner et les dépasser. Reprenons les deux exemples précédemment mentionnés : la ballade de Senta présente ceci de particulier que ce chant d’exposition n’est pas situé au début de l’ouvrage, mais bien en son centre. Il permet ainsi de placer l’apparition du Hollandais à l’acte l sous le signe du mystère : dans son air, le personnage évoque son lourd destin, mais d’une façon floue et il faudra attendra la ballade pour l’appréhender dans son entier. Qui plus est, en se déclarant celle qui délivrera le marin de sa malédiction, Senta fait se rejoindre le mythe et la réalité – dualité fondamentale de l’œuvre – élevant la ballade au-dessus de son rôle d’exposition. La chanson du Steuermann est elle aussi moins innocente qu’elle n’y paraît. Le protagoniste chante certes deux couplets, ne parvenant pas à terminer le second de par son endormissement. Toutefois, entre les couplets prend place une intensification dramatique provoquée par une grosse vague qui vient secouer le navire et commence aussitôt à créer une ambiance inquiétante, propre à l’émergence du surnaturel. Le second couplet voit dès lors ses vers segmentés et accompagnés de doubles croches houleuses de l’orchestre qui prolongent cette atmosphère. Une fois le personnage endormi, le navire du Hollandais fait son apparition fracassante (coup de tamtam lorsque l’ancre touche le fond). Le Steuermann, à peine réveillé, essaie alors sans succès de reprendre son couplet dont il ne bredouille que quelques paroles, laissant place à l’air du Hollandais. Plus tard, dans le finale de l’acte, le matelot fait à nouveau entendre maladroitement quelques mots de sa chanson face à Donald qui vient de le réveiller. Enfin, la mélodie de ce chant sera finalement entonnée par tout l’équipage pour conclure ce premier acte.
Wagner introduit donc ici plusieurs innovations importantes par rapport à ses modèles : il dramatise les couplets du matelot pour en faire l’antichambre de l’arrivée du marin maudit, il les utilise pour connecter l’univers bien réel du navire écossais avec celui, infernal, du hollandais. Enfin, la mélodie et le texte d’une simple chanson sont réutilisés dans le finale pour créer une grande structure étendue sur l’entier de l’acte. C’est dans ce dialogue constant entre tradition et innovation, dans cette façon de suivre un instant la norme pour soudainement mieux en dévier que s’inscrit la modernité du Holländer– ce plan de secours improbable devenu la première œuvre où commencent à s’exprimer toutes les audaces du génie wagnérien.
YH
1- Richard Wagner, Sämtliche Briefe, vol. II, p. 315 (Lettre à Ferdinand Heine, août 1843).
2- « Ah! chère demoiselle, souffle encore! / Mon vent du sud…» au lieu de « Ah, cher vent du sud, souffle encore! / ma demoiselle…»
Références bibliographiques :
– Olivier Bara, Le théâtre de l’opéra-comique sous la Restauration, Enquête autour d’un genre moyen, Hildesheim: Georg Olms Verlag, 2001.
– Mark Everist, Donizetti and Wagner : Opéra de genre at the Théâtre de la Renaissance in Mark Everist, Giacomo Meyerbeer and Music Drama in Nineteenth-Century Paris, Aldershot: Ashgate, 2005, pp. 309-341.
– Mark Everist, Grand Opéra – Petit Opéra : Parisian Opera and Ballet from the Restoration to the Second Empire in 19th-Century Music, vol. 33, n° 3 (2010), pp. 195-231.
– Yaël Hêche, Richard Wagner et ses modèles français. Opéra-comique et tragédie lyrique sur le chemin du drame musical, Saarbrücken, Südwestdeutscher Verlag für Hochschulschriften, 2010.