Personnages :
Julius Wander, un riche joaillier
Léontine
Les parents de Léonine :
Le Baron von Abendtau (rosée du soir)
Le Baron von Morgennebel (brouillard du matin)
Madame von Perlmutter (nacre de perle)
La Baronne von Abendluft (brise du soir)
Gregor, un montreur d’ours
Richard, son fils
Un notaire
Un laquais extra
Un serviteur du joaillier
Un aide de Grégor
Clientes et clients
Invités de marque, nobles
Serveurs de la joaillerie
Laquais
L’action se déroule dans une grande ville allemande au XIXème siècle
L’HEUREUSE FAMILLE DES OURS, WWV48 : le livret
Lien vers le livret de L’HEUREUSE FAMILLE DES OURS (à venir)
LES HOMMES SONT PLUS RUSÉS QUE LES FEMMES OU L’HEUREUSE FAMILLE DES OURS, WWV48
Un opéra inachevé de Richard Wagner d’après « Les Mille et une nuits »
Deux œuvres apparaissent comme des exceptions dans la production artistique du Maître. Il s’agit de La Défense d’aimer et de L’Heureuse Famille des ours. La composition du second opéra de Wagner s’étala sur l’année 1835 durant le séjour à Magdeburg. L’ouvrage fut créé le 29 mars 1836 sous le titre La Novice de Palerme. Les deux années suivantes, Wagner s’intéressa à un autre projet intitulé: Les hommes sont plus rusés que les femmes ou L’Heureuse Famille des ours. La Défense d’aimer n’a été représentée qu’une seule fois, de surcroît dans des conditions difficiles. La seconde représentation avorta après s’être transformée en règlement de compte entre les membres de la troupe. Quant à L’Heureuse Famille des ours, elle n’a jamais fait l’objet d’une représentation, le livret achevé n’ayant jamais été mis en musique. Cette période de 1834 à 1838 reste singulière et originale dans l’évolution artistique du Maître. Elle voit le compositeur mettre en chantier successivement deux comédies. Ce sont là deux exceptions notables dans une production qui, Les Maîtres Chanteurs exceptés relève du genre dramatique, grave et sublime. Cette marginalité est renforcée par les modèles artistiques invoqués par Wagner. Il reprend à son compte l’esthétique de l’opéra italien et surtout français, plus ou moins directement dans l’esprit du mouvement littéraire Jeune Allemagne. Pourtant le livret de cette comédie inachevée n’est pas simplement une parenthèse, une expérience sans lendemain dans l’évolution wagnérienne. Elle ne mérite pas en tout cas l’extraordinaire indifférence de la critique. Cette indifférence a été récemment levée par la découverte du manuscrit autographe de l’esquisse en prose et surtout de trois fragments de la partition que l’on croyait disparue. Ces manuscrits se trouvaient depuis des décennies dans une collection privée. Ils furent présentés à l’expertise par leurs propriétaires aux Archives de la Fondation Wagner de Bayreuth durant l’été 1994, avant d’être définitivement acquis le 18 août 1995.
LES SOURCES
L’Heureuse Famille des ours appartient à la série des livrets de Wagner rédigés en totalité, entièrement écrits pour la scène. La pièce nous est connue par les commentaires de l’auteur dans ses différents récits autobiographiques. Le texte en question figure dans les tomes XI et XII de l’édition Breitkopf – Härtel des Gesammelte Schriften (1911). Inédit en français jusqu’en 1989, il a été traduit par P. Godefroid et publié dans son ouvrage: Les opéras imaginaires de Richard Wagner. En 1996, la revue Patrimonia publia dans les suites immédiates de l’acquisition des manuscrits originaux, en collaboration avec les archives Richard Wagner de Bayreuth, deux articles de Egon Voss et Sven Friedrich consacrés à l’analyse de cette œuvre de jeunesse. L’auteur de ces lignes est redevable en grande partie des informations fournies par ces musicologues.
Pour mieux comprendre la genèse de cet ouvrage, il convient de se reporter quelques années en arrière. Après des débuts à Wurzburg en tant que chef des chœurs, Wagner commença assez heureusement sa carrière comme chef d’orchestre au théâtre de Magdeburg (1834 – 1836).
De dures années d’épreuve débutèrent ensuite. Obligé de quitter Magdeburg où le théâtre avait fait faillite, Wagner rejoignit son épouse Minna engagée à Koenigsberg où lui-même espérait obtenir une place de chef d’orchestre. Mais il dut se résigner à des tâches secondaires et à une attente humiliante. A peine eut-il obtenu la place attendue que le théâtre de Koenigsberg fit, lui aussi, faillite. Et Wagner se vit obligé d’émigrer jusqu’à Riga. A l’abri des poursuites de ses créanciers, il remplit à partir du mois d’août 1837 les fonctions de chef d’orchestre pendant deux ans environ, avant de tenter sa chance à Paris où chacun sait ce qu’il advint. Wagner considéra rétrospectivement cette période comme « l’âge ingrat de sa vie artistique » (MV), caractérisée par une dégénérescence de ses critères esthétiques. Dès la fin de la composition des Fées, un changement radical se produisit dans ses positions. Wagner passa subitement de l’opéra romantique allemand à un style marqué par l’influence de l’esthétique musicale française voire italienne. Devenant un adepte de Bellini et d’Adam, il allait presque jusqu’à renier ses anciens dieux, les grands maîtres de la musique allemande. Beethoven cessa d’être le modèle vers lequel il tendait. La Neuvième Symphonie lui apparut « comme la clef de voûte d’une grande époque artistique, au-dessus de laquelle personne ne saurait s’aventurer et au-dessous de laquelle personne ne saurait trouver l’indépendance » (EA). Ce revirement esthétique est à bien des égards l’issue logique des diverses impressions reçues par la fréquentation d’ouvrages lyriques d’une très grande diversité à la faveur des fonctions de directeur musical qu’il occupa jusqu’en 1839.
Il écrit dans Une Communication à mes amis : « Mon chemin me conduisit tout droit vers la frivolité ; cela vaut pour les débuts de ma carrière de directeur de la musique au théâtre. Les répétitions et l’exécution des opéras français légers alors à la mode, l’astuce et l’insolence de leurs effets orchestraux, me causèrent souvent un plaisir enfantin quand de mon pupitre de chef je pouvais m’en donner à cœur joie de droite à gauche et de gauche à droite. Dans la vie, dont le monde joyeux du théâtre faisait désormais pour moi la substance, je cherchais par des distractions à satisfaire un besoin qui était celui de la jouissance, quand il se rapportait à l’entourage immédiat sur lequel j’avais prise, et se traduisait par un goût instable du brillant et du piquant, quand il s’agissait de la musique. Ma composition des Fées me devint tout à fait indifférente au point que je renonçais définitivement au projet de la faire représenter ». Tous ses changements sont également étroitement liés à son engagement auprès du mouvement intellectuel de la Jeune Allemagne.
C’est dans ces dispositions qu’il composa pendant l’été 1834 le livret d’un nouvel opéra, La Défense d’aimer. Wagner acheva cette frivole Défense d’aimer en janvier 1836. L’ouvrage fut créé deux mois plus tard à Magdeburg sous le titre La Novice de Palerme (la censure avait jugé le titre original inconvenant en semaine Sainte). La Première fut un échec. Quant à la seconde représentation, elle se solda par un règlement de compte entre les interprètes et dut être annulée. C’était la fin des fonctions du directeur-compositeur de Magdeburg. Wagner affirme dans Ma Vie que la décision de composer L’Heureuse Famille des ours découle de la représentation catastrophique de sa Défense d’aimer. Il écrit: « En revanche, méditant sur l’échec de ma Défense d’aimer, je conçus d’écrire une œuvre dramatique dans laquelle le nombre des chanteurs et des choristes serait ramené à un chiffre plus en rapport avec l’effectif des petits théâtres municipaux, les seuls qui me fussent accessibles. Un conte des Mille et une nuits me donna mon sujet; si je ne me trompe, son titre original est l’homme est plus rusé que la femme. J’adaptai à notre temps l’action qui se déroule à Bagdad et j’adoptai des costumes modernes. […] A ce sujet sans prétentions, je donnai comme titre L’Heureuse Famille des ours. J’avais troussé un dialogue qui fut vivement approuvé plus tard par Holtei et je me disposais à écrire une partition dans le style léger de la musique française moderne, mais les sujétions de ma situation matérielle, de plus en plus difficile, m’empêchèrent de faire avancer mon travail » (MV). Toutefois, selon l’esquisse autobiographique de 1842 ainsi que la Communication à mes amis de 1851, Wagner place la rédaction du livret et la composition musicale à Riga en 1838: « L’automne de la même année (1837), j’allai à Riga remplir les fonctions de musikdirector au théâtre nouvellement ouvert sous la direction de Holtei. J’y trouvai réunis d’excellents éléments pour l’opéra, et me mis avec passion à les utiliser. Un certain nombre de morceaux intercalés pour les chanteurs dans les opéras de ce temps sont de ma composition. Je fis aussi le texte d’un opéra comique en trois actes, L’Heureuse Famille des ours, dont j’empruntai le sujet à un conte des Mille et une nuits. J’en avais déjà composé deux numéros « (EA).
Ces paroles contredisent la datation personnelle de Wagner dans Ma Vie, dans laquelle il prétend que texte et musique de L’Heureuse Famille des ours existaient déjà à Koenigsberg pendant l’hiver 1836–37. Elles se trouvent confirmées définitivement après la découverte d’une note de la main de Wagner datée de 1838 mentionnant: « Voyage à Mitau. Esquisse pour Rienzi – texte pour l’opéra comique l’Heureuse Famille des ours « . Cette note était jointe aux manuscrits mentionnés dans notre introduction. Si le livret ne fut écrit qu’en juin 1838, la musique ne peut avoir été composée antérieurement. D’autres événements plaident en faveur de nos propos. A Koenigsberg, en automne 1836, avait pris naissance une autre esquisse en prose : celle d’un grand opéra historique, Die Hohe Braut. Wagner visait le vrai triomphe, rêvant déjà de Paris. Il adressa l’esquisse à Scribe, le librettiste de Meyerbeer, en le priant de la mettre en vers conformes aux usages et aux goûts parisiens afin qu’il puisse en composer la musique. Vaine requête. La Défense d’aimer et le projet de cette Sublime Fiancée ne suscitant aucun empressement de la part des théâtres provinciaux allemands, leur auteur en concluait qu’ils étaient trop difficiles à produire. C’est alors qu’il rédigea le projet de L’Heureuse Famille des ours, pièce conçue pour les moyens restreints du théâtre de Koenigsberg.
Mais c’est à Riga qu’il s’attaquera réellement à l’œuvre. « Holteï m’avait demandé d’écrire pour notre troupe d’alors un opéra facile et plaisant, de préférence une comédie lyrique; je relus encore une le texte de mon heureuse famille des ours et, comme je l’ai déjà dit plus haut, je trouvai Holteï très favorable à cette idée ; mais lorsque je revis le peu de musique que j ‘avais composée à Koenigsberg à cet effet, je fus pris d’un vif dégoût pour mon ancien style » (MV). Dans ses récits autobiographiques, Wagner donne divers motifs pour expliquer l’interruption de travail de composition de L’Heureuse Famille des ours : « je découvris avec dégoût que je me retrouvais sur le point de composer de la musique à la Adam; mon cœur, mon sentiment le plus intime, se trouvèrent blessés sans remède par cette constatation. Avec horreur j’abandonnai ce travail » (EA). Il est intéressant de souligner que Wagner remplace Auber par Adam dans ce texte en vue de sa publication définitive dans les Œuvres complètes. Dans la Communication à mes amis, le Maître motive ainsi sa décision: « Mais une fois de plus mes rapports avec le théâtre s’altérèrent très vite: ce qu’une clique de gens de théâtre peut évoquer s’étala bientôt sous mes yeux et je pris brusquement en un tel dégoût la composition que j’avais commencée à l’intention de cette clique, que j’abandonnai tout cela, réduisis mes rapports avec le théâtre à mes strictes obligations de chef d’orchestre, m’abstins toujours davantage de fréquenter le personnel et me repliai dans cette région de moi-même où couvait le désir lancinant de m’arracher à la banalité « (CA). C’était en effet l’époque des conflits avec le directeur Holteï et des intrigues successorales au poste de chef d’orchestre qui se soldèrent par le renvoi en bonne et due forme de Wagner du théâtre de Riga. Il poursuit dans Ma Vie: « J’avais renoncé à l’exécution de L’Heureuse Famille des ours, parce que son caractère facile m’aurait forcé à m’adapter aux conditions théâtrales mesquines que j’abhorrais; j’éprouvais maintenant une satisfaction tranquille à m’adonner sans réserve à la composition de Rienzi, si riche sous le rapport des moyens artistiques. Si je désirais voir jouer mon œuvre une fois, il me fallait renoncer d’emblée aux proportions étroites des scènes habituelles et chercher à entrer en relation avec un grand théâtre ».
Voilà effectivement la principale motivation. La chronologie de la genèse de Rienzi le confirme. Dès juillet 1837, Wagner avait rédigé le brouillon en prose. A l’été 1838, le livret était achevé. Dès le 5 août, Wagner débutait la composition de ce grand opéra historique. Il était dégoûté de toute cette vie provinciale; Rienzi allait le délivrer de la mesquinerie des petits théâtres : son but était Paris. Il abandonnait donc le genre léger mais pas en tout cas le style italo-français. Probablement d’ailleurs, reconnut-il de façon intuitive que sa voie de compositeur et de dramaturge musical n’était pas celle de l’opéra-comique. On comprend mieux à la lumière de ces données que les erreurs de datations mentionnées précédemment proviennent beaucoup plus d’une distanciation intentionnelle que d’une erreur de la part de Wagner. La composition d’un opéra- comique de genre léger qui le ravalait au rang d’un Adam (beaucoup plus profondément que dans La Défense d’aimer) alors que naissait Rienzi, s’intégrait mal dans l’évolution artistique que le Maître décrivait rétrospectivement.
Wagner finit par offrir le livret à un ami de Riga, « sympathique et maladroit, le premier violon Franz Löbmann ». « Et je ne m’en souciai plus jamais de ma vie « (MV) ajoute-t-il. Pourtant, le 3 avril 1872, Cosima note dans son Journal: « ]’ai écrit à Riga à propos de la famille des ours ». Et le 21 août 1873, elle signale : « Le soir arrive la joyeuse famille des ours de Riga sans manuscrit (probablement musical); R. nous la lit le soir ». Cette recherche était, pensons-nous, en relation avec la publication des œuvres complètes de Wagner. Il n’y a ensuite plus d’autre indication au sujet de cette œuvre dans les sources autobiographiques.
RÉSUMÉ DU LIVRET
Fondé sur un conte des mille et une nuits, L’histoire du deuxième fou (nuit 194), L’Heureuse Famille des ours est conçue en forme de singspiel où dialogues parlés alternent avec des scènes chantées sous forme de numéros individuels. L’action se déroule dans une grande ville allemande au XIXème siècle.
Acte I
A l’intérieur d’une boutique de joaillerie. Au-dessus de l’entrée se trouve une inscription en grosses lettres dorées : « les hommes sont plus rusés que les femmes ». Une jeune femme, Léontine, entre dans la boutique, le visage entièrement voilé, et s’indigne de cette devise auprès de l’orfèvre Julius. Puisqu’il affiche un goût si raffiné dans ses travaux, Léontine demande au joaillier ce qu’il pense des formes de son corps. Elle lui montre d’abord son pied, puis sa main. Enfin, remarquant le trouble qui envahit déjà le jeune homme, elle soulève son voile pour montrer son visage. Elle se plaint alors à Julius que son père, le baron Abendtau, la retient prisonnière. Il fait passer sa fille pour un monstre affreux afin d’écarter les prétendants et de faire ainsi l’économie de la dot. Le jeune orfèvre conquis jure de ne pas se laisser abuser par l’allégation du baron et promet d’aller présenter sa demande en mariage.
Dans la demeure du baron Abendtau. Le vieil aristocrate se lamente auprès de son domestique : sa fille Aurore est si laide. Convaincu que seule une très vieille famille d’origine noble serait en mesure d’ouvrir une lignée avec la sienne, comment lui trouver un époux ? Julius se présente pour briguer la main de la fille du baron. Après s’être paré de toutes sortes de titres nobiliaires imaginaires, Julius parvient à convaincre le baron de signer le contrat de mariage. La cérémonie débute peu après en présence de la famille Abendtau : Le baron von Morgennebel (brouillard du matin), madame von Perlmutter (nacre de perle) et la baronne von Abendluft (brise du soir). Aussitôt après la signature, le père présente au fiancé sa véritable fille Aurore. Ce n’est pas la cliente de la boutique ; elle est effectivement affreuse. Julius épouvanté veut rompre les fiançailles. Mais le baron exige l’accomplissement de la promesse de mariage. Léontine qui était restée dissimulée parmi les invités réapparaît alors devant le fiancé désespéré pour se délecter de sa peine. Elle n’est en fait que la cousine d’Aurore. « Vous voilà pris, réfléchissez à la façon de dénouer ce piège » déclare-t-elle avant de conclure que la ruse féminine est décidément bien supérieure à celle des hommes. Le rideau tombe.
Acte II
Dans sa boutique, Julius désespéré par sa situation sans issue songe à se suicider. Léontine réapparaît. Elle constate que Julius est tombé bien vite et bien imprudemment dans son piège. Par cette ruse, elle s’est chargée de venger ses pauvres sœurs, les femmes, insultées par son enseigne. Aussi, Julius doit-il effacer sa maxime, car il a effectivement éprouvé ce qu’est la ruse féminine. L’orfèvre dupé qui justifie sa devise par une « expérience de la vie sérieusement gagnée », s’apprête à arracher son enseigne lorsqu’il est distrait par une étrange apparition. Dans la rue est arrivé un montreur d’ours dont il semble reconnaître la voix. A la surprise de Léontine, il donne rendez-vous au saltimbanque pour le soir même dans le jardin où les fiançailles doivent être célébrées solennellement. Sans plus d’explication, Julius déclare à la jeune femme qu’il croit avoir trouvé un plan hardi pour se libérer de l’odieuse union avec la fille Abendtau. Pour l’instant, son enseigne restera en place. Dans le jardin du baron, devant un parterre d’invités guindés, on donne lecture du contrat de mariage. Julius invite alors l’assemblée à se distraire avec un spectacle de saltimbanque. Le montreur d’ours fait son entrée avec sa bête en train de danser. Déjà mécontente de ce divertissement trivial, la compagnie est frappée d’une stupeur indignée lorsque le fiancé saute au cou du montreur d’ours et le salue tout haut du nom de père retrouvé. Mais l’épouvante atteint son comble lorsque l’ours lui-même embrasse celui que l’on prenait pour un descendant de la plus vieille noblesse ; c’est son frère en chair et en os qui, après la mort de l’ours véritable, se promène dans la peau de la bête perdue pour conserver le seul gagne-pain qui restait aux deux malheureux. Après la découverte publique de ses origines obscures, le baron rompt lui-même immédiatement les fiançailles de l’orfèvre et d’Aurore. Léontine qui se reconnaît vaincue par la ruse de Julius lui accorde sa main.
ANALYSE DU LIVRET
L’œuvre apparaît effectivement moins ambitieuse que La Défense d’aimer. Le nombre de rôles est réduit, limité à quatre principaux. Il n’y a pas de grands morceaux d’ensemble. Le chœur intervient ponctuellement. L’action est conduite dans deux lieux : la boutique de l’orfèvre et la demeure du baron Abendtau. Comme toujours, Wagner remanie le sujet original. La part d’invention dramaturgique est plus importante que dans les œuvres et projets précédents. Il modernise l’action qu’il situe à l’époque contemporaine dans une grande ville allemande (fait unique de la création wagnérienne) mettant en scène des personnages du quotidien. Il invente surtout un dénouement original qui conférera à l’œuvre son titre : L’heureuse Famille des ours. Dans la fable des 1001 nuits, la parenté scandaleuse du prétendant avec une famille de saltimbanques n’est que fictive. Il s’agit d’une stratégie du héros pour sortir du piège dans lequel il est tombé et obtenir le divorce.
Chez Wagner, le lien de parenté est bien réel. Julius retrouve dans le montreur d’ours Gregor le père qu’il avait perdu ainsi que son plus jeune frère. Ce thème du père que l’on croyait disparu ne surprendra personne. La question de l’origine du héros, omniprésente dans l’œuvre wagnérienne, prend ici une teinte autobiographique ostentatoire. Wagner utilise le nom d’un membre de sa propre famille : son frère Julius (1804- 1862) qui de plus était effectivement orfèvre. Tous les enfants de Friedrich et Johanna Rosine Wagner étaient devenus « quelqu’un » au sens bourgeois du terme. Tous, sauf Julius. Le métier de joaillier ne lui permit pas d’acquérir une position avancée dans la société. Il manquait apparemment de chance, d’énergie et de force de caractère. Dans une lettre que Richard adressa à la fin des années 1850 à sa femme Minna, il traite son frère de « gueux et de fainéant, de véritable malotru fort déplaisant ». Selon le biographe Gregor-Dellin, Julius avait coutume de vivre en pique-assiette chez les membres de sa famille. Serait-ce justement pour cette raison que Wagner rend dans sa pièce Julius si plein de chance et aisé ? (comme sans doute sa famille l’avait espéré pour lui quelques années plus tôt). On notera que le frère de Julius Wander (est-il besoin de souligner la consonance avec Wagner) qui apparaît dans la scène filiale déguisé en ours se prénomme Richard. De même, dans la scène du contrat de mariage, Julius déclare : « Moi Wander sire de Wanderfeld, Albert, Richard, Julius « . Là aussi Wagner emprunte le prénom de son autre frère aîné. On ne discutera pas la question de savoir si Wagner s’est également identifié au personnage de Julius. Rien ne permet d’argumenter en ce sens. Il est clair que Julius n’est pas présenté sous les traits d’un artiste : il n’est qu’orfèvre, c’est-à-dire artisan. Il n’est jamais dit dans le livret que le travail de l’or peut être considéré comme une métaphore du travail de l’artiste, comme c’est le cas dans Wieland le forgeron. Il est en revanche évident que L’Heureuse Famille des ours rappelle celle de Richard qui a placé de manière humoristique sa propre famille dans les personnages de la fable des Mille et une nuits. Bien différent du digne et fortuné magistrat oriental est le baron imaginé par Wagner, vieil aristocrate qui semble descendre en permanence de son arbre généalogique. A l’instar du roi de Die Feen, le baron Abendtau refuse obstinément que sa fille soit mariée à un homme qui n’appartient pas à son monde, à un roturier donc (le roi des fées veut, quant à lui, empêcher que sa fille vive avec un mortel). Tout au long de la pièce, le baron cherche à savoir si le prétendant est bien de noble extraction. C’est d’ailleurs seulement, comme dans Lohengrin, dans la scène finale que le héros révélera sa véritable origine. Il est en réalité le fils d’un montreur d’ours. La référence sans cesse réitérée aux illustres ancêtres des Abendtau produit un effet comique. Mais elle ressemble également à une incantation magique. La lecture de l’état-civil d’Aurore von Abendtau, dont les cent soixante-dix-huit ancêtres nous font remonter jusqu’à « la nuit des temps », semble avoir pour le baron la valeur d’une incantation, notamment lorsqu’il annonce que la mère de sa fille était « baronne de Fée Trompette « . Il est indéniablement convaincu d’appartenir à une race d’essence supérieure. Julius semble d’ailleurs avoir « l’impression d’être dans un rêve féerique ». Un dialogue entre Abendtau et son domestique confirme cette tendance à croire en un lien entre la noblesse et un univers magique. Le baron affirme que celui qui perpétuera sa race devra être d’origine noble, sans quoi celle-ci « s’éteindra et entrera dans le monde des fables ». Ce à quoi le valet répond : « Votre Grâce et Mademoiselle sa fille sont déjà aussi fabuleux qu’on peut l’être ». Wagner ironise ici sur l’appartenance du baron à un passé qui prend des couleurs fabuleuses parce que désormais lointain. Les membres de la famille Abendtau apparaissent donc comme des êtres fabuleux, c’est-à-dire des monstres stériles et voués à disparaître.
La difformité physique d’Aurore, que personne ne voudra épouser (le domestique parle avec une ironie appuyée de ces « charmes surnaturels »), n’est autre qu’une figuration allégorique du caractère anachronique de cette noblesse. Wagner ridiculise le baron et ses invités dont on lit dans Ma Vie qu’il les a imaginés comme « la fine fleur des émigrés français les plus orgueilleux dans leur titre à l’époque de la Révolution ». Cette diatribe contre l’aristocratie annonce directement le thème central du troisième opéra de Wagner, la lutte du tribun Rienzi contre la noblesse romaine du XIVème siècle. Par ailleurs, il est intéressant de souligner une différence marquante entre le livret et l’esquisse en prose. Dans cette dernière, Wagner fait de son héroïne une jeune française. Il n’en est plus question dans le texte final. L’origine ne transparaît plus que dans le prénom. Croyait-il les femmes françaises plus émancipées que leurs contemporaines allemandes ? Cela paraît probable…
De nombreux éléments comiques parcourent le livret de cette heureuse famille des ours. Ils jouent un rôle considérable dans des scènes très réussies. L’ours par lui-même, symbole de l’origine vulgaire du héros, renvoie aussi à la comédie et au grotesque. Que le fiancé d’Aurore soit supposé anglais par la famille Abendtau (du fait que seul un anglais puisse être aussi fou pour accepter une telle alliance) correspond à la meilleure tradition comique de l’époque. On pense à Fra Diavolo d’Auber. Wagner exploitera plus tard le personnage d’un tel anglais dans son Pélerinage à Beethoven. Même dans les scènes où l’élément pathétique fait mine de vouloir affleurer, le ton comique prend le dessus. Ainsi, lorsqu’au début du deuxième acte Julius se voit condamné à prendre pour épouse un monstre difforme, il se lance dans un grand monologue en forme de lamento, et menace finalement de se suicider. L’émotion est cependant vite chassée par des remarques ironiques sur le physique d’Aurore. Julius affirme que son nez est tellement long qu’il pourrait s’y pendre pour mettre fin à ses jours. Si le tragique pointe à l’horizon, il sera vite dissipé, car il n’est que le résultat d’un quiproquo et d’une mauvaise plaisanterie. Un tel mécanisme dramaturgique existait déjà dans La Défense d’aimer. Nous pensons au tout début du deuxième acte où l’on voit Claudio prisonnier et condamné à mort. A sa lamentation sur sa mort prochaine succède un duo de dispute comique avec sa sœur Isabella. Enfin, le livret présente quelques passages qui relèvent à la fois de l’improvisation et de la prise à partie du public. Ainsi dans la septième scène du premier acte, le librettiste indique expressément que la musique de l’aria dans laquelle le baron faisait mine de vouloir se lancer doit s’interrompre à ce moment. L’acteur s’adresse alors directement au public en disant: « Haha ! C’est bon ! Je me suis déjà suffisamment fatigué avec le trio précédent ; économisons nos forces pour le finale ! ». Comme si tout n’était pas déjà fixé à l’avance par le livret et la partition et que les acteurs eux-mêmes décidaient des airs qu’ils vont chanter.
ASPECTS MUSICAUX
Cette œuvre, à la différence des autres projets inachevés de Wagner a donné lieu à une esquisse musicale importante qui va jusqu’au numéro trois de l’opéra. Quelle aurait pu en être la musique achevée ? La réponse est évidemment impossible à donner. Les seuls essais de Wagner dans le style du singspiel populaire allemand sont l’air pour basse destiné à l’opéra-comique de Blum, Mary, Max et Michel de septembre 1837 ou encore une prière destinée à être intercalée dans la Famille Suisse datant du temps de Riga. Egon Voss a démontré que l’ébauche musicale de l’Heureuse Famille des ours s’inspire de Bellini et Rossini. Certains motifs rappelleraient directement le Barbier de Séville. Lorsque Wagner affirmera avoir composé de la musique à la Auber et à la Adam, ce n’était donc vrai qu’en partie. Par contre l’épilogue orchestral du numéro trois serait particulièrement remarquable. Avec ses trente mesures il agit comme un résumé en faisant réentendre encore une fois tous les motifs apparus précédemment, un peu à la manière qu’utilisera Wagner plus tard. Nous pensons qu’il ne serait pas indigne du talent d’un musicien de notre époque de se pencher sur ces esquisses et d’en développer la composition de manière à ce que cette musique puisse être connue des amateurs.
CONCLUSION
Cette deuxième comédie de Wagner occupe certes un place marginale et secondaire dans sa production artistique. Il ne s’agit que d’une œuvre inachevée. La pièce semble aussi bien peu « wagnérienne ». Toutefois, certains thèmes rappellent ceux des drames à venir : celui des fiançailles rompues traité sur un mode comique, la question de l’origine du héros et du père disparu ainsi que la critique sociale de l’aristocratie. Wagner révèle en tous les cas un talent marqué et estimable de librettiste. Il procède avec une parfaite indépendance, remanie le sujet comme il lui plaît et crée de nouveaux ressorts dramatiques. Il est caractéristique de constater qu’en transformant le Conte des mille et une nuits, Wagner se démarque de l’opéra-comique de genre oriental avec son monde de fantaisie, très à la mode en ce temps-là. Nous pensons par exemple au Calife de Bagdad de Boieldieu. A la différence des autres projets comme Die Hohe Braut ou les Mines de Falun, cette pièce occupe une place décisive dans l’évolution de son auteur. Le Maître y fait d’ailleurs référence à plusieurs reprises dans ses écrits autobiographiques. En abandonnant le projet de la Famille des ours, il fit un choix entre la carrière traditionnelle d’un chef d’orchestre compositeur flattant le goût du public et le développement utopique d’un nouveau théâtre musical. L’heureuse Famille des ours est particulièrement représentative du genre d’opéra-comique en vogue à l’époque dont Wagner voulut s’éloigner. Selon Egon Voss, l’esquisse de composition démontre que Wagner aurait pu devenir un respectable compositeur dans la tradition du XIXème siècle. Par rapport à la musique de son temps, la sienne ne semblerait pas si plate et si insuffisante qu’il l’a jugée rétrospectivement. Elle démontre bien la capacité d’adaptation de l’auteur à un style étranger dont Rienzi sera plus tard le meilleur exemple. L’art wagnérien tel qu’on le connaît ne s’est fait que par cette assimilation. Pour tenter de percer une partie de son mystère, il faut reconstituer pas à pas le chemin qui mène Wagner de ses débuts jusqu’à son ambitieuse réforme de l’opéra des années 1850. L’Heureuse Famille des ours en est une étape aussi importante qu’ont pu l’être d’autres œuvres et projets. C’est ce qu’a tenté de démontrer cette étude.
in WAGNERIANA ACTA 1999 @ CRW Lyon