Il est vraisemblable que Wagner connaissait la légende de Lohengrin depuis son enfance. Les frères Grimm en avaient publié plusieurs versions dès 1818 : Wagner, qui avait alors cinq ans et vivait dans un milieu ouvert aux lettres, a dû se les faire raconter sinon les lire lui-même par la suite. Mais la première manifestation d’un intérêt artistique pour cette légende remonte à 1841. Wagner alors âgé de 28 ans séjourne à Paris ; il prend connaissance d’un ouvrage de Lucas sur la guerre des chanteurs à la Wartburg -sujet d’où sortira son futur Tannhäuser. Dans ce même livre, il est aussi question de la légende de Lohengrin racontée par le fameux chevalier-poète de Thuringe Wolfram d’Eschenbach. Wagner ne semble pas avoir été d’emblée séduit par Lohengrin, qu’il décrit comme un personnage « vaguement mystique et suscitant en lui la méfiance et le dégoût ». Pourtant, au cours de la même année, il change radicalement d’avis à la lecture du Parzival de Wolfram d’Eschenbach –revirement d’autant plus surprenant que l’histoire de Lohengrin par Wolfram n’est qu’à peine esquissée aux toutes dernières pages de son ouvrage ! Mais Wagner conçoit dans les années suivantes un plan d’opéra. Pour cela, il prend connaissance des différentes versions de la légende du chevalier au cygne à travers les Légendes allemandes (Deutsche Sagen) des frères Grimm et les Légendes néerlandaises (Niederländisches Sagen, 1843) de Wolf. Quatre ans plus tard, en 1845, après la lecture d’une nouvelle édition de Lohengrin, Wagner achève un livret complet sur le sujet. Rappelons donc l’origine du personnage de Lohengrin et de la légende qui lui est attachée.
I- LES SOURCES LITTÉRAIRES
Une légende du Chevalier au cygne (Der Ritter mit dem Schwan), tirée du folklore populaire, se rattache à la famille des ducs de Bouillon : celle-ci raconte que sept enfants, nés avec une chaîne d’argent autour du cou, furent abandonnés dans une forêt par leur belle-mère. La marâtre fit accuser la mère naturelle d’infanticide. Un chasseur trouva les enfants, mais lorsqu’il s’empara de leurs chaînes d’argent, six d’entre eux se transformèrent en cygnes blancs. Le septième enfant parvint à échapper au chasseur. Devenu jeune homme, il voulut rendre justice à sa véritable mère. Pour cela, il récupéra les chaînettes d’argent et rendit à tous ses frères leur apparence humaine, sauf un dont la chaîne avait déjà été fondue. Quelques années plus tard, l’enfant-cygne lui apparut tirant à sa suite une nacelle. Le jeune justicier monta dans la nacelle et se laissa conduire en Brabant. Dans ce pays, la princesse Clarissa de Bouillon était accusée d’avoir empoisonné son époux et donné naissance à une fille illégitime. Le chevalier au cygne, dont personne ne savait d’où il venait, prêta serment pour Clarissa, rétablit la justice en Brabant et épousa la princesse. Cependant, lorsque celle-ci l’interrogea sur son origine, le chevalier au cygne resta muet. Clarissa lui reposa la même question six ans plus tard : le chevalier quitta alors le Brabant à jamais, abandonnant sa femme et sa fille sans explication.
Comme nous pouvons le constater, la plupart des éléments du drame wagnérien sont présents dans cette version primitive de la légende, où le nom-même de Lohengrin n’apparaît pas encore. Le texte-clé dans la genèse de l’opéra de Wagner est le Parzival de Wolfram d’Eschenbach que nous avons évoqué tantôt ; cet ouvrage singulier est une adaptation allemande de Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, dans laquelle l’auteur prend ouvertement ses distances par rapport à sa source française. Au dernier chapitre, Wolfram esquisse l’histoire d’un fils de Parzival, nommé Lohengrin, dont l’aventure se confond avec celle du chevalier au cygne. Le personnage de Lohengrin n’apparaît nullement dans le conte original de Chrétien de Troyes, ce qui fait de Wolfram le premier auteur à établir un lien entre la légende du chevalier au cygne (associée à la famille des ducs de Bouillon) et Parzival apparenté à la dynastie des rois-pêcheurs, gardiens du Graal. L’histoire de Lohengrin selon Wolfram se réduit pourtant à sa plus simple expression (3 paragraphes seulement sur les 827 qui composent l’ouvrage) : il y est écrit que Lohengrin, fils de Parzival, passa à Anvers sur une nacelle tirée par un cygne, se maria à une vertueuse princesse de Brabant à la condition que personne ne l’interroge sur son origine. Devenu duc de Brabant, Lohengrin gouverna avec justice jusqu’au jour où son épouse, poussée par le doute, lui posa la question interdite. Le chevalier s’en retourna alors, non sans douleur, au domaine du Graal. Le contexte historique de l’affaire reste indéterminé. La duchesse de Brabant n’est pas nommée. Les raisons qui poussent la duchesse de Brabant à poser la question interdite ne sont guère explicites. Aucun des autres personnages du drame wagnérien ne sont cités dans le très court récit de Wolfram. Celui-ci reste évasif sur Lohengrin. Alors, à quel besoin peut bien répondre sa conclusion sur la descendance de Parzival ? Wolfram aurait-il eu le projet de développer l’histoire de Lohengrin dans un ouvrage ultérieur ? Pourquoi a t-il délibérément attiré l’attention du lecteur sur ce personnage ? D’où vient le nom de Lohengrin ? La généalogie des textes et la proximité géographique évoquent bien une parenté entre Lohengrin (ou Loherangrin) et Garain le Lorrain (Loherain Garin), héros d’une branche de la Geste des Lorrains. Cependant, cette chanson de geste ne présente pas de rapport direct ou évident avec la légende du chevalier au cygne.
Il existe une troisième source médiévale de la légende de Lohengrin, rédigée une soixantaine d’année après la mort de Wolfram : il s’agit du Lohengrin de Nouhusius (1283-1289), poème politique à la gloire de l’Empire germanique. L’auteur situe pour la première fois la légende dans un contexte historique bien précis, à savoir le règne du roi saxon Henri Ier -dit l’Oiseleur- entre 919 et 936. Dans cette version de la légende apparaissent pour la première fois les noms d’Elsa, princesse légitime du Brabant, et du régent désigné Friedrich de Telramund. L’auteur introduit l’idée que c’est la prière d’Elsa qui a provoqué l’arrivée de Lohengrin -alors que dans les versions antérieures, celui-ci semblait passer à Anvers un peu par hasard. C’est aussi dans ce texte que l’on comprend par quel ressort psychologique Elsa va être amenée à poser la question interdite : la duchesse de Clèves (qui deviendra Ortrud chez Wagner) égare l’esprit d’Elsa en semant le doute sur l’origine de Lohengrin. Enfin, option non retenue par Wagner, Elsa de Brabant a conçu deux enfants de son époux.
II- LES THÈMES FONDAMENTAUX DE LA LÉGENDE
Le thème fondateur de la légende de Lohengrin relève d’un vieux thème mythologique bien connu : un dieu épris d’une mortelle prend forme humaine et descend sur terre ; la femme désirée exige que son amant se manifeste dans la plénitude de son être et dévoile sa nature véritable ; aussitôt l’éclat du dieu anéantit l’amante.
Wagner avait bien relevé, dans Une communication à mes amis, la filiation de Lohengrin avec la légende de Zeus et Sémélé. A cette nuance près que si Lohengrin est un envoyé de Dieu, il n’est pas pour autant lui-même d’essence divine (encore que nous puissions discuter longtemps de sa nature christique…). Il existe également une similitude avec le mythe de Psyché : cette belle jeune femme aimée d’un dieu a reçu l’interdiction de contempler le visage de son divin amant ; une nuit pourtant, la curiosité l’emporte et elle allume la lampe ; l’amant est le dieu Eros, l’amour lui-même, qui une fois démasqué s’enfuit aussitôt. Psyché parviendra pourtant à le retrouver, au prix de longues et douloureuses épreuves. Le mythe de Psyché illustre le destin de l’âme déchue qui parvient à s’unir à l’amour divin après une mise à l’épreuve : il se distingue du fond tragique et pessimiste de Lohengrin dont le départ semble bel et bien irréversible. Pourtant, à y regarder de plus près, le départ de Lohengrin est aussi la condition nécessaire au retour de la dynastie légitime du Brabant. De cette séparation douloureuse naît un bien : l’enfant-cygne retrouve apparence humaine sous l’apparence de Gottfried, frère d’Elsa, héritier du trône. Le Brabant régénéré retrouve le cours de son histoire, sa stabilité politique et -du moins, on peut l’imaginer- sa prospérité. La blessure d’amour d’Elsa et de Lohengrin a servi la collectivité, l’histoire du pays, un destin qui dépasse somme toute leurs destins individuels.
S’il existe un point commun aux mythes de Sémélé, de Psyché et à la légende de Lohengrin, c’est bien l’idée maîtresse qu’il faut aimer inconditionnellement. Lorsque l’amour s’impose, il ne questionne jamais : « Tu m’aimeras qui que je sois, quoi que j’ai fait, quoi que j’ai dit et même si je n’étais qu’un fils de rien, un réprouvé, un menteur, un criminel, rien d’autre au monde ne compte que l’amour que tu me portes. ». C’est là un amour qui ne demande pas de nom, qui n’interroge pas sur l’origine, un amour vécu dans l’évidence de l’instant, dans la magie d’une première rencontre éternellement renouvelée… Mais l’irruption du doute qui voile la lumière (celle de l’armure rayonnante de Lohengrin, héros solaire) a fait fuir l’amour inexorablement. Les théologiens affirment que le doute qui obscurcit l’esprit affaiblit la foi et l’amour. Précisément, le maintien du secret en amour, ou pour le moins d’une certaine réserve ou discrétion, est bien l’un des principes fondateurs du code courtois au Moyen-Age. Au cours de son éducation courtoise, précédant son adoubement par Gornement, le père de Lohengrin (Perceval) avait reçu comme première consigne de ne pas parler à tort et à travers ni de poser de questions superflues. C’est pourtant l’observance inappropriée et trop stricte de ce conseil qui a conduit Perceval à son premier échec.
Aimer l’autre sans attendre de preuves, sans rien savoir de lui (ou d’elle) ni de son histoire, l’aimer parce que c’est lui (ou parce que c’est elle), sans chercher nulle autre raison à cet amour, lorsque ce n’est de l’inconscience ou de l’idolâtrie, c’est là au moins l’un des sommets indépassables de l’amour. La recherche d’un idéal amoureux absolu, certes, poursuit Wagner comme tant d’autres romantiques…. Mais il y a aussi chez lui une volonté sous-jacente d’appréhender la question sous un angle plus métaphysique : on n’interroge pas les puissances mystérieuses qui nous gouvernent ; on ne “force” pas les secrets des dieux -dieux dans lesquels Wagner, sous l’influence de la philosophie matérialiste de Feuerbach, voit le reflet du désir inassouvi des hommes. Ce qu’il y a de tragique dans le personnage solitaire de Lohengrin, c’est précisément son impossibilité à s’unir au monde humain, une réconciliation impossible, un immense désir d’amour qui ne parvient pas à s’enraciner dans un univers corrompu par la médiocrité, le mal et la médisance qu’incarne le couple maléfique Ortrud/Friedrich.
Des sources médiévales jusqu’à l’opéra de Wagner s’est opéré un possible glissement de sens, mais l’écart est d’autant plus difficile à évaluer qu’on connaît mal les intentions des auteurs médiévaux. L’interprétation classique du Lohengrin de Wagner est celle d’un drame de la solitude. Solitude d’un être humain qui se sent d’une nature différente du reste de l’humanité et voudrait être reconnu inconditionnellement, en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Wagner s’est reconnu en Lohengrin, parangon de l’artiste isolé, incompris, descendant des hauteurs inaccessibles de son génie vers les profondeurs de l’humanité pour trouver quelque âme avec qui partager sa lumière. Il est à la recherche d’une humanité idéale qui l’aimerait sans condition, comprendrait instinctivement le sens et la portée de son message. Mais il lui faut pour cela dissimuler sa nature transcendante, sous peine de ne pas être aimé pour lui-même, ou d’être aimé pour des raisons frivoles, sous l’effet de modes passagères et tout simplement de n’être pas véritablement compris.
En tant qu’homme, Wagner s’est certainement obstiné dans des rêveries sentimentales qui se sont échouées sur le récif des réalités. Qu’il ait pris ses distances d’une première épouse incapable de l’amener au plus haut point de cet inatteignable sommet, on le sait. Mais Wagner n’a pas non plus été le dernier à briser ses propres idéaux, non parfois sans un certain cynisme lorsqu’il sent l’illusion amoureuse s’éteindre en lui – il a lu son Schopenhauer ! Ainsi, devenu patriarche adoré, le vieux magicien de Bayreuth dont l’art est enfin reconnu aura à peine quelques mots pour Mathilde Wesendonck -l’inspiratrice de son indépassable Isolde, l’un des plus beaux rêves d’amour musical jamais écrit. Mais ceci c’est une autre histoire…
MA (Texte de la conférence proposée in WAGNERIANA ACTA 1985 @ CRW Lyon