Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER

LE TOUR DE FRANCE DU CHEVALIER LOHENGRIN –
DU RESSENTIMENT A L’ENTHOUSIASME
(Lohengrin, WWV 75)

par Michal Piotr MROZOWICKI

« Cette fatale représentation de Tannhäuser à Paris en 1861, ne peut être considérée comme un commencement ; elle a été une plante sans racines, importée par l’ordre de l’empereur Napoléon, détruite par le Jockey-Club. L’art de Wagner n’admet point de ces procédés arbitraires ; il est une nécessité de l’esprit moderne : il ne peut donc prospérer que là où cette nécessité est sentie. Dans la France de 1861, on ne pouvait encore y penser : Tannhäuser y fit ce pèlerinage de Rome parce qu’on l’y envoya, mais il dut s’en retourner sans rien avoir obtenu, parce que le bâton ne se couvrit pas encore de feuilles. Aujourd’hui, après vingt-cinq années, le miracle s’est accompli, l’apparition du printemps après l’hiver ; le moment est arrivé pour l’esprit artistique français, où nécessairement le printemps doit venir. » Baron Hans von Wolzogen (La Revue Wagnérienne, no 3, le 8 avril 1886, p. 70)

Le 17 septembre 1891, le journaliste du Gaulois signant par le nom de plume d’« Intérim » se permit de commencer le compte rendu de la première représentation de Lohengrin au Palais Garnier par une remarque un peu malicieuse :

« Dans cinquante ans, les érudits qui voudront documenter un croquis de la vie parisienne, en l’an de grâce 1891, iront déterrer dans la poudre des bibliothèques les journaux de l’époque. Lorsqu’ils liront les comptes-rendus dramatiques des feuilles qui paraissent ce matin, lorsqu’ils y trouveront que Lohengrin a été représenté sur notre première scène lyrique, le mercredi 16 septembre 1891, ils croiront avoir été trompés et avoir reçu du garçon du bureau la collection des journaux de Carpentras. Ils ne voudront jamais admettre qu’un pareil chef-d’œuvre ait mis quarante ans à parvenir sur la scène de l’Opéra, où il a d’ailleurs, été précédé par de nombreux enfants sortis de lui, et qu’il lui ait fallu, pour arriver aux oreilles parisiennes, circuler pendant de si longues années à travers toutes les grandes villes du monde et même à travers les principales villes de France. Dans la circonstance du moins, Paris doit renoncer à croire ses flatteurs, quand ils lui affirment qu’il est le guide et l’initiateur par excellence. » (Le Gaulois, le 17 septembre 1891, p. 3)

En effet, le chemin qui avait conduit le chevalier Lohengrin à la première scène parisienne fut long et sinueux, et en avril 1886, malgré les pronostics assez optimistes de Hans von Wolzogen, il fut encore loin d’être terminé.

Du vivant de Richard Wagner aucun de nombreux projets de montrer la version scénique et complète de Lohengrin au public parisien ne fut réalisé. Déjà le voyage de Wagner dans le Midi de la France au début de l’année 1866 coïncidait avec les premières rumeurs concernant la représentation possible de Lohengrin, rumeurs qui apparurent dans la presse parisienne, et qui se répétèrent ensuite régulièrement pendant une vingtaine d’années, jusqu’au moment où Charles Lamoureux parvint enfin à présenter aux mélomanes parisiens l’opéra avec le Chevalier au Cygne. En janvier 1866, la presse française associait l’arrivée de Richard Wagner en France aux négociations concernant la représentation de Lohengrin. Selon Le Ménestrel Richard Wagner avait l’intention de venir passer l’hiver de 1866 à Paris, « où le Théâtre-Impérial-Lyrique [dirigé par Léon Carvalho] ne serait pas éloigné de représenter son Lohengrin » (cf. Le Ménestrel, no6, le 7 janvier 1866, p. 46).

Dans les mois suivants, à en croire Le Ménestrel, la nouvelle semblait se concrétiser. Signe Amanda Georgina Hebbe, cantatrice suédoise serait prévue pour interpréter le rôle féminin principal, celui d’Elsa von Brabant (cf. Le Ménestrel, no 29, le 17 juin 1866, p. 229 et  no 31, le 1er juillet 1866, p. 243).

En août et en septembre 1866, la presse prétendait toujours que Lohengrin serait prochainement monté par Léon Carvalho au Théâtre-Lyrique (cf. Le Ménestrel, no 38, le 19 août 1866 p. 297 et  no 40, le 2 septembre 1866 : 315). Le bref séjour de Wagner à Paris, à l’occasion de l’Exposition Universelle, en automne 1867, pouvait avoir pour les rédacteurs du Ménestrel quelque lien avec la représentation projetée de Lohengrin au Théâtre-Lyrique (cf. Le Ménestrel, no 50, le 11 novembre 1867, p. 399). Quelques semaines plus tard, Henri Moreno (Henri Heugel) lui-même exprima son souhait que Lohengrin fût joué au Théâtre-Lyrique (Le Ménestrel, no 3, le 15 décembre 1867, p. 19).

La représentation éventuelle de Lohengrin au théâtre dirigé par Carvalho fut mentionnée également par Benoît Jouvin du Figaro :
« Je ne sais si au théâtre dirigé par M. Carvalho il est encore question de représenter le Lohengrin de Richard Wagner. L’œuvre a été étudiée, et si mes informations sont exactes, certaines parties de l’Opéra (un finale entr’autres) auraient produit, aux répétitions, une explosion d’enthousiasme chez les interprètes du musicien-poëte. Quelque opinion qu’on puisse avoir du génie ou du système de Wagner, quelque souvenir qu’on ait gardé de la mésaventure du Tannhäuser à l’Opéra, on doit vivement désirer d’entendre le Lohengrin: c’est, dit-on, l’expression la plus élevée et en même temps la plus hardie des idées d’un grand réformateur en musique qui s’est vu, en 1860, très discuté et très peu écouté. Discutons-le, soit, et très vivement, en 1868, mais non pas avant de l’avoir entendu. » (Le Figaro, le 7 janvier 1868, p. 2)

Gustave Bertrand, fin janvier 1868, présentait la première de Lohengrin au Théâtre-Lyrique comme une chose sûre et certaine (Le Ménestrel, no 9, le 26 janvier 1868, p. 67). En effet, le même jour, le 26 janvier 1868, Léon Leroy annonça dans La Liberté qu’un pas important avait été franchi, ouvrant la voie à la première parisienne de Lohengrin : Léon Carvalho venait de signer un traité avec Charles Nuitter, traducteur du poème et mandataire de Wagner, pour la représentation de cet opéra au Théâtre-Lyrique. Les répétitions devaient être surveillées par Hans von Bülow et la première était déjà fixée au mois de mai.  Si le projet, pourtant très avancé, n’aboutit pas, c’est surtout à cause des problèmes financiers de Carvalho. À partir du mois de février 1868, il avait à sa disposition deux salles : celle de la place du Châtelet devant être réservée aux jeunes compositeurs et la salle Ventadour dont le répertoire devait se composer des grands opéras français et d’ouvrages étrangers traduits, comme Lohengrin. Cette double responsabilité dépassa les possibilités financières de Léon Carvalho. D’abord, il fut contraint de remettre la représentation de Lohengrin « à des temps meilleurs ». Et puis, au bout de quelques mois, en août 1868, il dut renoncer à la direction du Théâtre-Lyrique et fut remplacé par Jules Pasdeloup.

Celui-ci, grand défenseur de la musique de Wagner en France, avait l’intention, une fois devenu le directeur du Théâtre-Lyrique, de monter successivement tous les opéras du maître allemand mais, pour commencer, il choisit Rienzi comme étant le plus conforme aux goûts des Parisiens. Toutefois il ne devait garder le poste que pour deux saisons, 1868–1869 et 1869–1870, il ne parvint pas à réaliser ses ambitieux projets wagnériens et Rienzi demeura le seul opéra de Wagner qu’il montrât au public français.

Une autre tentative avortée de donner Lohengrin à Paris fut celle de Léon Escudier au Théâtre-Italien en 1878. La réalisation de ce projet semblait être facilitée par le fait que, parmi les solistes de ce théâtre à l’époque, il y avait entre autres Emma Albani, une fameuse cantatrice canadienne qui avait dans son répertoire la partie d’Elsa.

Le Gaulois informa ses lecteurs de ce projet controversé de Léon Escudier déjà le 1er janvier 1877 :
« M. Escudier, directeur du Théâtre-Italien, abandonnant un instant ses idoles, est sur le point de sacrifier aux faux dieux. Il aurait, paraît-il, l’intention de monter très prochainement, le Lohengrin de Richard Wagner, avec Mlle Albani dans le principal rôle.
Le dieu de Bayreuth dans le temple de la trinité italienne, Bellini, Rossini et Verdi, va certainement être cause d’une révolution, et peut-être bien d’un schisme parmi les fidèles de la musique italienne. On verra bien s’il y a des protestants. » (Le Gaulois, le 1er janvier 1877, p. 4)

Un an plus tard, la rumeur réapparut dans Le Ménestrel :
« Et que dit-on encore ? que Lohengrin pourrait bien faire l’élection de domicile salle Ventadour cet hiver 1878, avec l’Albani pour Elsa, Mlle Sanz pour Ortrude et Pandolfini pour le Comte. Mais le ténor, le Lohengrin en personne : comment avoir un Campanini ? La difficulté est là, sans compter le double chapitre des répétitions et de la mise en scène obligée de l’opéra de Wagner, son chef-d’œuvre, celui du moins de la première manière du musicien de l’avenir, la seule sans doute que l’éducation musicale des Parisiens serait disposée à goûter, toutes préventions à part. » (Le Ménestrel, no 9, le 27 janvier 1878, p. 67)

On mentionne ici la participation éventuelle d’Italo Campanini aux spectacles projetés par Léon Escudier. Ajoutons qu’Italo Campanini interpréta Lohengrin à Londres, au Covent Garden, en 1875, ayant pour partenaire justement Emma Albani.

Toutefois ni la présence réelle d’Emma Albani au Théâtre-Italien, ni, à plus forte raison les projets vagues concernant Italo Campanini ne suffirent pas pour monter Lohengrin au Théâtre-Italien à y favoriser une première de Lohengrin. Bientôt, on n’en parla plus.

Elisabeth Bernard, dans son article publié en 1986 par la revue Romantisme a présenté les « aventures du chevalier Lohengrin » en France, dans les années 1878-1887, consacrant l’essentiel de ses considérations à la première parisienne de l’opéra, représenté, sous la baguette de Charles Lamoureux, à l’Éden-Théâtre, dans un contexte sociopolitique extrêmement défavorable, dû d’une part aux tensions nouvelles dans les relations franco-prussiennes (l’affaire Schnæbelé – l’incident de Pagny du 20 avril 1887) et d’autre part à la montée du nationalisme français. Dans la conclusion de son article, Elisabeth Bernard a constaté que la représentation en 1891, cette fois au Palais Garnier, du même Lohengrin, et sous la même direction musicale de Charles Lamoureux, assura définitivement la victoire de l’œuvre wagnérienne, et aussi le libre essor de ce que les uns appelaient la wagnérophilie et les autres la wagnérite.

Cette thèse est évidemment tout à fait juste et nous n’avons pas la moindre intention de la contester, loin de là : dans le deuxième volume de notre cycle Richard Wagner et sa réception en France,  nous examinerons d’une manière détaillée l’accueil des représentations de Lohengrin données au Palais Garnier à partir du 16 septembre 1891 et nous donnerons plusieurs arguments pour étayer l’hypothèse que ce fut justement le triomphe du chevalier Lohengrin en 1891 qui fraya le chemin à Paris et en France  à tous les autres opéras et drames musicaux de Wagner.

Certes, le rôle de Charles Lamoureux et de deux réalisations de Lohengrin sous sa direction musicale, en 1887 à l’Éden-Théâtre, et en 1891 au Palais Garnier, pour la promotion de l’œuvre de Wagner en France fut énorme. Cependant, il serait tout à fait injuste de passer complètement sous silence, dans ce contexte, ce qui se passa à l’époque en province. Elisabeth Bernard, dans son article, n’attache pas trop d’importance aux représentations de Lohengrin en dehors de Paris, comme le montre bien le fragment suivant de son étude :

« La première représentation en français eut lieu à Bruxelles en 1870, au Théâtre de la Monnaie. Elle attira des Français, dont Judith et Catulle Mendès. Quelques comptes rendus donnèrent un certain retentissement à l’événement, ce qui décida les artistes et les littérateurs à se rendre à la reprise de 1878. L’Italie, l’Espagne, les deux Amériques, l’Australie accueillent à leur tour l’œuvre. Mais pas la France, si ce n’est à Nice, dans le cadre d’une représentation de charité, dirigée par le Chevalier Vianesi. » (E. Bernard, 1986, p. 97)

C’est tout ce qu’elle a à dire au sujet de la première française de Lohengrin. Et sur les autres représentations de Lohengrin en province, suivant la première à l’Éden-Théâtre mais précédant celle du Palais Garnier, elle ne dit absolument rien.

Dans notre conférence, nous aimerions montrer qu’il serait erroné de situer les aventures françaises du chevalier Lohengrin uniquement à Paris. À partir de la première française de l’opéra à Nice, en 1881, pendant trente-trois ans, on pouvait observer un véritable Tour de France du chevalier Lohengrin. Les étapes parisiennes de cette « course » sont sans aucun doute les mieux décrites, les mieux connues, ce qui nous dispensera de les rappeler ici.

La guerre franco-prussienne, les rapports tendus de deux pays, qui en étaient la conséquence dans les années suivantes, les écrits antifrançais de Richard Wagner datant des années 1870–1871, mais aussi d’autres facteurs, par exemple la rivalité de chefs d’orchestre ou d’impresarios, tout cela retarda de plusieurs années la première française de Lohengrin. Cependant encore du vivant de Wagner, la première et la seule représentation intégrale de Lohengrin en France eut lieu à Nice, le 21 mars 1881. Le spectacle faisait partie de la grande fête annuelle offerte à la ville de Nice par la vicomtesse Vigier et le Cercle de la Méditerranée au bénéfice des pauvres. Dix ans plus tard, en 1891, à l’occasion de la première de Lohengrin au Palais Garnier, Georges Servières évoqua la représentation de cet opéra à Nice dans son article Lohengrin dans les départements, publié par Le Figaro, où il remarquait notamment :

« On croit assez communément que la première exécution scénique de Lohengrin en France a eu lieu le 3 mai 1887 à l’Éden-Théâtre, sous la direction de M. Charles Lamoureux, en des circonstances que l’on n’a pas oubliées. C’est une erreur. Paris avait été devancé de plusieurs années par la province. Grâce à l’initiative et au zèle artistique de la vicomtesse Vigier, Nice avait eu la primeur de Lohengrin, dans une représentation unique donnée au bénéfice des pauvres, le 21 mars 1881, sur la scène de la salle des Fêtes du Cercle de la Méditerranée.

Une assistance nombreuse ayant été attirée par la curiosité de voir reparaître en scène la grande chanteuse italienne, Sophie Cruvelli, retirée du théâtre depuis son mariage avec le vicomte Vigier, et qui jouait en cette soirée mondaine le rôle d’Elsa, la recette fut productive : elle s’éleva au chiffre de 30 000 francs. De cet auditoire cosmopolite, réuni dans un but de bienfaisance, l’opéra de Wagner, chanté en italien d’après la traduction de M. Marchesi, reçut un accueil déférent et poli. Les autres rôles étaient ainsi distribués : Ortrude, Mlle Wittmann ; Lohengrin, M. Scovello ; Frédéric, M. Santhe-Athos ; le roi, M.Scolace ; le héraut, M. Pusarelli. Comme orchestre, le Cercle avait fait venir celui de Monte-Carlo, sous les ordres de son chef, le maestro Vianesi.

De cet auditoire cosmopolite, réuni dans un but de bienfaisance, l’opéra de Wagner, chanté en italien d’après la traduction de M. Marchesi, reçut un accueil déférent et poli. Ainsi, cette représentation, si intéressante qu’elle soit au point de vue de la priorité, ne prouvait donc rien encore relativement aux dispositions des spectateurs français vis-à-vis de Lohengrin. »  (Le Figaro, le 16 septembre 1891, p. 2)

Georges Servières, dans son article, accentuait les mérites de la vicomtesse Vigier qui avait organisé la première niçoise de Lohengrin. Il fut moins éloquent à propos du chef d’orchestre. Et pourtant l’orchestre invité à Nice pour ce grand événement artistique n’était pas dirigé par le premier venu. Auguste-Charles-Léonard-François Vianesi était déjà à l’époque un chef d’orchestre chevronné qui avait aussi une certaine expérience en ce qui concerne l’interprétation de la musique de Wagner : il suffit de dire que c’est lui qui avait dirigé le 8 mai 1875 la première de Lohengrin au Royal Opera House à Londres. Et peu après la représentation de Nice, il allait diriger sa première au Metropolitan Opera à New York, le 7 novembre 1883.

La première niçoise de Lohengrin fut suivie de quelques projets inaboutis de monter cet opéra à Paris et en province, ceux notamment d’Angelo Neumann en 1881, de Maurice Strakosch en 1882, de Charles Lamoureux et de Victor Maurel au Théâtre-Italien en 1884, de Jacques Roudil au Théâtre du Capitole de Toulouse en 1885 et de Léon Carvalho à l’Opéra-Comique, dans la deuxième salle Favart, en 1886.

À la mi-janvier 1886, quand le sort du projet de Léon Carvalho ne fut pas encore complètement décidé – le directeur de l’Opéra-Comique ne renonça à monter Lohengrin que deux semaines plus tard – Le Gaulois informa ses lecteurs de quelques initiatives locales, à Toulouse (l’initiative que nous avons déjà évoquée) et à Lyon :

« La grosse question de Lohengrin – cette question faite de malentendus et de maladresses, pour ne rien dire de plus – pourrait bien recevoir avant longtemps une solution sur laquelle on ne comptait guère.
Le bruit court que les directeurs de Lyon et de Toulouse ne seraient pas éloignés de monter le chef-d’œuvre de Wagner qui a, dès longtemps, pris place au répertoire de toutes les grandes scènes. Ces messieurs estimeraient non sans raison, qu’il n’y a point de patriotisme à mettre notre pays en retard sur toutes les autres nations.
Nous donnons, bien entendu, ce bruit sous réserve, mais il nous est revenu de plusieurs côtés et nous avouerons qu’il ne nous déplaît pas que la province se dérobe, pour une fois, à l’exemple de Paris, puisque Paris est si déraisonnable. « (Le Gaulois, le 18 janvier 1886, p. 4)

La représentation unique de l’œuvre à l’Éden-Théâtre sous la baguette de Charles Lamoureux le 3 mai 1887, est trop célèbre pour que nous devions nous attarder sur elle ici.
Contentons-nous de remarquer qu’encore en mai 1887, Charles Lamoureux, selon certains journaux, déçu par le sort de sa représentation de Lohengrin à l’Éden-Théâtre, agacé, sans doute, par les accusations et les méchancetés du chef de La Revue Wagnérienne, Édouard Dujardin, fatigué par le procès que lui avait intenté la Société de l’Éden-Théâtre, avait l’intention de renoncer complètement non seulement à son idée de fonder un théâtre lyrique au répertoire duquel les œuvres de Wagner auraient une place privilégiée, mais aussi à toute autre entreprise, y compris à ses concerts. Il trouva tout de même assez de force pour persévérer dans la voie qu’il avait choisie : dans la saison 1887–1888 et dans les saisons suivantes, Wagner ne cessa d’occuper une place importante dans ses projets. Avec ses musiciens, Lamoureux s’installa au Cirque d’Hiver, appelé aussi le Cirque des Champs-Élysées et c’est là qu’il continua à donner ses concerts dominicaux, moins dominés, peut-être, par les œuvres de Wagner que dans les années précédentes, mais où la musique du Maître de la Colline Verte fut tout de même constamment présente.

Trois ans après la représentation unique de Lohengrin à l’Éden-Théâtre, le Chevalier au Cygne devait réapparaître sur les scènes françaises. La première à annoncer son retour fut la province, qui, de toute évidence, en invitant Lohengrin sur ses scènes lyriques, ne fut pas insensible au nouveau climat politique dû à l’affaiblissement considérable de nationalistes français dont le chef, Georges Boulanger, le 1er avril 1889 – poursuivi par le ministre de l’intérieur, Ernest Constans, décidé à porter un coup fatal au nationalisme français que personnifiait le « Général Revanche » – s’était exilé en Belgique.

La carrière de Lohengrin dans les départements commença à Bordeaux en novembre 1889. Comme le constatera deux ans plus tard, en septembre 1891, Georges Servières dans son article du Figaro :

« Le premier qui commença d’oser (mais il s’arrêta bientôt en route) fut M. Gravière, directeur du théâtre de Bordeaux. En novembre 1889, cet impresario se préparait à jouer Lohengrin. Les décors étaient commandés, les rôles distribués, les répétitions commencées, lorsque, subitement, les craintes manifestées parmi le personnel du théâtre, au sujet d’une opposition patriotique possible, amenèrent le directeur à faire voter les artistes sur le point de savoir si les représentations devaient être données. Par 35 voix contre 6, il fut décidé, qu’on ajournerait Lohengrin. » (Le Figaro, le 16 septembre 1891, p. 2)

La première bordelaise de Lohengrin eut lieu enfin le 31 mars 1891. Mais Bordeaux fut devancé par d’autres villes de province. Nous y reviendrons dans la suite de notre exposé.

En province, c’est surtout l’activité d’hommes tels que Louis de Romain ou Etienne Destranges, qui favorisait la promotion de l’œuvre du génie de l’Outre-Rhin que les nationalistes ou les faux patriotes auraient aimé tenir indéfiniment à l’écart des scènes lyriques françaises. Le comte Louis de Romain, fin 1889 et début 1890, publia, dans la revue Angers artiste qu’il dirigeait, une série de quatre articles importants sous le titre commun Musique et nationalité.

Dans le quatrième et dernier article du cycle, le comte Louis de Romain répéta l’idée qui lui était chère, celle de l’universalité de l’art qui n’a ni patrie, ni frontières, même si certains artistes, y compris Wagner, auraient aimé fonder un art national.

« Richard Wagner, au lendemain des premières représentations de Bayreuth fut comme tant d’autres obsédé de l’idée de fonder un art national, il ne résista pas au désir de se poser en pontife. Oui, l’artiste doit aimer à voir rejaillir sur la patrie les éclats de sa gloire, et ce qui fait une nation grande ce sont les génies qu’elle enfante. Mais les œuvres, elles, une fois leur vol pris à travers l’espace, n’ont plus ni patrie, ni frontières. La puissance de leur rayonnement fait leur domaine, et ce domaine s’arrête à la limite seule où l’on ne les comprend pas. »  (Angers artiste, no 15, le 11 janvier 1890, p. 228-229)

Quelques années plus tard, en 1894, Henry Gauthier-Villars, dit Willy, dans son livre Soirées perdues appela Louis de Romain, et pour cause, « l’importateur du wagnérisme dans Maine-et-Loire » (Willy 1894, p. 276). Ce titre, le comte le mérita bien, non seulement à cause des articles tels que celui que nous venons de citer, mais aussi en tant que co-fondateur (avec Jules Bordier) et vice-président de l’Association artistique d’Angers dont le rôle dans la promotion des œuvres de Wagner dans cette ville et dans toute la région était énorme.

Le comte Louis de Romain, dans son article cité ci-dessus, était optimiste en ce qui concernait l’avenir de la musique de Wagner en France et il avait raison. Les opéras de Wagner n’allaient pas tarder à apparaître sur les scènes de théâtres lyriques français, d’abord en province, avant de conquérir aussi la scène de l’Académie nationale de musique.

Nous avons mentionné le projet bordelais de monter l’opéra avec le chevalier au cygne, projet qui devait attendre seize mois sa réalisation, de manière que le Grand-Théâtre de Bordeaux fut devancé par les théâtres de quelques autres villes de province.  La Construction lyonnaise, dans le numéro de juillet 1890, informa ses lecteurs des projets de Marius Poncet, le directeur du Grand-Théâtre Municipal de Lyon pour la saison 1890-1891. Ayant constaté que déjà l’année dernière Poncet avait fait maints efforts pour couper la monotonie habituelle du répertoire lyrique du Grand-Théâtre en proposant au public quelques pièces peu ou pas encore connues à Lyon, le journaliste de la revue remarqua que pour la saison suivante le directeur avait choisi Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, La Basoche d’André Messager, et « le magnifique opéra de Lohengrin ». C’est surtout le projet de monter à Lyon l’opéra de Wagner qui retint l’attention du journaliste :

« Notre directeur mettra un soin particulier au montage de ce dernier opéra et, sans faire appel à une plus forte subvention de la part de la municipalité, il n’épargnera aucuns détails, ne reculera devant aucunes dépenses pour donner à cette belle œuvre une interprétation digne de la scène lyonnaise. Parmi les artistes engagés, nous trouvons du reste déjà deux excellents choix, MM. Massart et Bourgeois ; puis, comme régisseur général, un homme d’une grande compétence, M. Bouvard, qui dirige actuellement le Casino d’Aix, et qui a débuté comme artiste lyrique. Il est donc probable que l’opéra de Wagner sera monté à Lyon sur le même pied qu’il l’a été l’hiver dernier au coquet théâtre de Genève. » (La Construction Lyonnaise, no 3, juillet 1890, p. 174)

Selon le journaliste de La Construction lyonnaise l’initiative de monter Lohengrin au Grand-Théâtre Municipal de Lyon revenait à Marius Poncet, le directeur ambitieux de ce théâtre. Remarquons cependant que son confrère de L’Écho de Lyon, en avril 1892, à l’occasion de la première lyonnaise de Tannhäuser, souligna que l’on avait dû l’initiative de représenter Lohengrin au Grand-Théâtre en 1891 au maire de Lyon, Antoine Gailleton :

« Non, M. Poncet n’a pas eu l’idée de monter Lohengrin ; Lohengrin, on le sait, a été imposé au directeur par le maire, et tous les Lyonnais doivent à la fois remercier M. Gailleton de sa fermeté, lors de Lohengrin, et regretter qu’elle ne se soit pas manifestée d’une façon plus efficace pour Tannhäuser« (L’Echo de Lyon, le 6 avril 1892, p. 3)

La première lyonnaise de Lohengrin eut lieu le 26 février 1891. Nous y reviendrons par la suite. Elle fut précédée par d’autres étapes importantes de ce Tour de France du Chevalier Lohengrin qui est le sujet de notre étude.

Annoncé en province, à Bordeaux et à Lyon, le Chevalier au Cygne devait reparaître aussi dans la capitale. Le 30 octobre 1890, au Palais Garnier, les Parisiens rendaient hommage à Louis-François Person, dit Dumaine, célèbre acteur et directeur des théâtres, qui cette soirée-là prenait sa retraite. Le clou de la représentation au bénéfice de M. Dumaine, fut un long fragment du 3e acte de Lohengrin interprété par Rose Caron (Elsa) et Edmond Vergnet (Lohengrin) et l’orchestre sous la direction d’Auguste Vianesi.

L’auteur anonyme du compte rendu publié par Le Journal des débats politiques et littéraires fit l’éloge des artistes interprétant Lohengrin le 30 octobre 1890 au Palais Garnier mais il accentua surtout l’importance de cet événement artistique pour la promotion de l’œuvre de Wagner en France :

« La question Wagner a fait un grand pas, et le prochain directeur de l’Opéra ne pourra plus retarder longtemps une représentation de Lohengrin qui semble d’avance ainsi préparée et comme consacrée. » (JDPL, le 1er novembre 1890, p. 4)

Mais avant de faire la conquête de la principale scène parisienne, en septembre 1891, le Chevalier au Cygne réapparut dans les théâtres de province.

Si l’idée de jouer Lohengrin en province venait de Bordeaux, le premier à réaliser cette idée fut le Théâtre des Arts de Rouen. Georges Servières en parle dans la suite de son article :

« C’est le Théâtre des Arts de Rouen, dirigé alors par M. Taillefer, qui donna le signal. La première représentation eut lieu le 7 février 1891, devant plusieurs journalistes parisiens qui constatèrent le grand succès de l’œuvre, la dernière, le 30 avril. La comparaison de ces deux dates montre la durée de la vogue de Lohengrin, l’ouvrage a eu à Rouen 29 représentations, chiffre énorme pour la province, dont 21 sous la direction Taillefer ; les autres furent données par les artistes réunis en Société, après la retraite de leur directeur.
L’exécution avait été satisfaisante, surtout par l’orchestre. L’accueil fait à Wagner par la presse rouennaise fut chaleureux. » (Le Figaro, le 16 septembre 1891, p. 2)

Parmi les Parisiens qui assistèrent aux représentations de Lohengrin à Rouen, il y avait entre autres Louis de Fourcaud, qui relata l’événement dans Le Gaulois (Le Gaulois, le 8 février 1891). Fourcaud, l’ancien collaborateur d’Édouard Dujardin dans La Revue Wagnérienne, ayant souligné l’importance de la représentation de Lohengrin à Rouen, qui, selon lui, était non seulement une date dans le mouvement provincial, mais aussi le point de départ de l’œuvre de Wagner en France, opposa, peut-être d’une manière un peu trop optimiste, le climat sociopolitique en 1891, plus favorable, d’après lui, à l’exécution de l’opéra de Wagner, à celui de l’année 1887, quand Charles Lamoureux, sous la pression des manifestants, avait dû retirer cette œuvre de l’affiche de l’Éden-Théâtre après une seule représentation.

Le jugement de Louis de Fourcaud sur l’interprétation de Lohengrin au Théâtre des Arts à Rouen fut très favorable. Il loua le jeune chef d’orchestre, Philippe Flon, qui avait su discipliner sa « phalange instrumentale de la plus remarquable sorte ». Sous sa baguette, comme le remarqua le critique parisien, le sublime prélude du premier acte, le sombre et mystérieux du second, l’éblouissant prélude du troisième, avaient sonné triomphalement.

Ajoutons en passant que Philippe Flon fera bientôt une grande carrière internationale tenant la baguette du chef d’orchestre d’abord au Théâtre Royal de La Monnaie à Bruxelles et puis au Métropolitan Opera à New York.

Mais revenons au compte rendu de Louis de Fourcaud.
M. Raynaud, dans le rôle éponyme, peut-être, ne fut pas parfait. Fourcaud lui reprocha d’avoir, dans son style, ce qu’on nomme les traditions de province, mais il reconnut la bonne volonté de cet artiste, qui avait parfois de beaux accents, et, plus il avançait vers la fin du drame, plus il prenait d’assurance et de justesse en sa diction, de sorte que le dernier acte lui valut un incontestable succès. Fourcaud trouva aussi très satisfaisants les trois autres chanteurs, M. Mondaud (dans Telramund), M. Lequien (le roi), M. Montfort (le héraut). Du côté des femmes, Mlle Jane Guy, d’après le critique du Gaulois, « prête au personnage d’Elsa de Brabant un organe non très fort, mais frais et pénétrant, une méthode sans artifice, une grâce émue et tendre, exempte de banalité » (Le Gaulois, le 8 février 1891, p. 3). Il admire en cette jeune cantatrice une sincérité qui touche. Pour ce qui est de Mlle de Béridez, interprétant la farouche Ortrude, elle avait, selon Fourcaud, le tort grave d’altérer souvent le texte de son rôle.

Dans la conclusion de son compte rendu Louis de Fourcaud remarque qu’on ne saurait plus attendre bien longtemps la représentation de Lohengrin à Paris :
« C’est la fin de malentendus regrettables et par lesquels, vis-à-vis de l’étranger, s’amoindrissait notre ancien prestige. Réjouissons-nous de la tâche accomplie au théâtre des Arts. Le bienfait n’en sera pas perdu. » (Le Gaulois, le 8 février 1891, p. 3)

Le Monde illustré – journal hebdomadaire, dirigé par Édouard Hubert, dans son numéro du 14 février 1891, publia une longue relation de la première représentation rouennaise de Lohengrin signée par Auguste Boisard. Boisard remarqua que l’élan venait de la province et que si Paris continuait à bouder Wagner au théâtre, encore que tous les Parisiens fissent fête aux fragments de ses œuvres exécutés dans les concerts dominicaux, Paris aurait la honte de s’être laissé devancer non seulement par Rouen, mais aussi par Lyon, et par tous les grands centres de France où l’on fut prêt à abjurer un parti pris puéril pour s’incliner enfin sans conteste devant un ouvrage qui s’imposait à l’admiration universelle.

Le journaliste du Monde illustré fut impressionné par l’interprétation de la partition de Lohengrin par l’orchestre rouennais sous la magistrale direction de Philippe Flon auquel revenait une très large part du succès. Par contre, il fut déçu par les deux principaux solistes, qui, selon lui, n’avaient malheureusement pas été en possession de tous leurs moyens, le soir de la première. Mlle Jane Guy, visiblement émue et indisposée depuis la répétition générale, chanta cependant tout le rôle d’Elsa sans défaillance. Boisard critiqua également son costume en se demandant pourquoi il fallait qu’un costumier mal inspiré l’eût affublée de semblables oripeaux.

Le rôle-titre dans la première rouennaise de Lohengrin, comme nous l’avons déjà signalé, fut joué par M. Raynaud. Son interprétation de la partie du Chevalier au Cygne ne fut pas très appréciée par les critiques. Auguste Boisard, dans son compte rendu, expliqua l’imperfection de l’exécution par la maladie de l’artiste :

Les autres solistes du spectacle du 7 février 1891 avaient gagné les faveurs du journaliste :
« Mlle de Beridez s’est montrée fort intéressante sous les traits de la sombre et funeste Ortrude. Cette jeune femme, douée d’une physionomie fort expressive, d’une voix qui porte et d’une grande intelligence scénique, a fait preuve d’une science de composition réelle. Son amer colloque avec Frédéric, et les ruses qu’elle déploie pour conquérir la confiance d’Elsa, sa révolte, lorsque sur les marches de l’église, elle relève la tête un instant abaissée devant celle qu’elle a juré de perdre, toutes les tragiques scènes enfin du second acte, ont révélé des qualités très personnelles et très originales.
M. Mondaud (Frédéric de Telramund) et M. Montfort (le héraut) sont d’excellents chanteurs dont la voix bien timbrée a fait merveille dans leurs rôles importants. Enfin M. Lequien, jeune lauréat des derniers concours du Conservatoire de Paris, a prêté une physionomie très digne au roi Henri dans les belles scènes du jugement d’Elsa et de la conclusion de l’ouvrage.
On doit féliciter tous ces artistes méritant pour le zèle avec lequel ils ont contribué au succès de la représentation qui a été des plus honorables. » (Le Monde illustré, le 14 février 1891, p. 135)

Selon le journaliste du Monde illustré, la belle représentation de Lohengrin au Théâtre des Arts à Rouen devait frayer le chemin à cet opéra et à d’autres œuvres de Wagner dans d’autres théâtres lyriques en France, non seulement en province mais aussi à Paris :

« Enfin la preuve est faite. De bons Français, – les Rouennais en auront témoigné bravement, – peuvent entendre, sans devenir suspects, Lohengrin ou tout autre ouvrage de Richard Wagner. Lorsque cette partition, l’une des plus accessibles du maître, aura fait son tour de France sans provoquer ni trouble ni protestation, nul doute que les Parisiens profiteront de l’expérience et que la direction de l’Opéra s’emparera enfin à son tour de ce chef-d’œuvre pour en faire ses plus beaux soirs. […] » (Le Monde illustré, le 14 février 1891, p. 135, 138)

Ayant remporté à Rouen un succès artistique indéniable, Lohengrin n’y était pas joué tout de même sans encombre.  D’abord il y avait ce qu’on peut appeler l’affaire de billets : le directeur Auguste Taillefer fut accusé d’avoir distribué d’une manière malhonnête les places pour la première représentation de l’opéra de Wagner qui jouissait d’un intérêt énorme aussi bien à Rouen qu’à Paris. On lui reprocha qu’en vendant les billets pour la première de Lohengrin, il favorisait les personnes étrangères à la ville au détriment de dilettantes locaux. Le conseiller Héduit souleva ce point pendant la séance du 23 janvier 1891 du Conseil municipal de Rouen. Taillefer répondit aux accusations dans une lettre suivante adressée à la presse locale :

Rouen, le 26 janvier 1891.

Monsieur le Directeur,

À l’approche de la première de Lohengrin, quelques réclamations se sont produites au sujet de la location pour cette représentation. Certaines personnes semblent croire que j’aurais disposé de la salle entière en faveur de personnes étrangères à la ville. C’est une erreur absolue et je vous serais fort reconnaissant de vouloir bien me prêter le concours de votre estimable journal pour démentir ce bruit et rétablir la vérité.

Voulant éviter les abus qui s’étaient produits précédemment, et pour empêcher que toutes les places laissées disponibles par le service des abonnés ne soient accaparées à l’ouverture des bureaux par des spéculateurs ou des marchands de billets, au détriment des habitués, j’ai pris note de toutes les demandes qui m’ont été adressées dès que Lohengrin est entré en répétition.

Mais le nombre des places demandées pour Rouen seulement, depuis plus d’un mois, suffirait à remplir une salle cinq ou six fois plus vaste que celle du Théâtre-des-Arts. J’ai pu donner satisfaction aux personnes inscrites, malheureusement c’est le plus petit nombre, car je ne puis disposer que de 300 places de loges, fauteuils et parquets, et il m’en aurait fallu 2 000 pour contenter tout le monde. Les seules places données en dehors sont celles, peu nombreuses réservées à la presse de Paris.

Je vous prie de vouloir bien porter ces faits à la connaissance de vos lecteurs et d’agréer avec mes remerciements l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Taillefer. (Journal de Rouen, le 28 janvier 1891, p. 3) 

Le Petit Rouennais du 2 février 1891 signalait même que des manifestations bruyantes étaient à prévoir pour deux motifs en quelque sorte contradictoires. Les manifestants reprocheraient à la direction d’une part l’idée de monter un opéra de Wagner, cet insulteur de la France de 1870, mais d’autre part ils avaient envie de protester parce que les billets pour la première représentation de ce « compositeur maudit » n’étaient pas disponibles.

Les manifestations, en tout cas les manifestations bruyantes annoncées par Le Petit Rouennais ne se produisirent pas. Le mouvement antiwagnérien venant surtout d’un petit village normand Pont-Audemer ne fut pas suivi par les Rouennais qui, en plus, bientôt furent rassurés : l’opéra de Wagner ne fut retiré de l’affiche ni après la première représentation, comme à l’Eden-Théâtre en 1887, ni après la troisième, comme Tannhäuser en 1861 à la Salle Le Peletier. Lohengrin à Rouen, dans la saison théâtrale 1890–1891, jusqu’au 30 avril, fut joué 26 fois, sans compter la répétition générale du 5 février 1891 (selon Yannick Simon et ses collègues du projet scientifique « Dezède » répertoriant tous les spectacles de Lohengrin en province en 1891) ou même 29 fois (selon Georges Servières) et non seulement les spectateurs venus de Paris, mais aussi le public local, pouvaient s’en délecter à satiété. Faut-il ajouter que Lohengrin à Rouen en 1891 fut joué à chaque fois devant une salle comble et enthousiaste.

Certes, les solistes du Lohengrin rouennais n’étaient pas irréprochables et les critiques parisiens, humiliés, peut-être, un peu par le fait que c’est la province qui donna cette belle représentation de Lohengrin, et non telle ou telle autre scène parisienne, s’empressaient d’indiquer certaines imperfections dans l’interprétation. Après avoir pris en considération tous les aspects du spectacle, personne ne contesta tout de même le triomphe du Lohengrin rouennais, monté par les soins du directeur du Théâtre des Arts. Le héros local, Auguste Taillefer, s’apprêtait déjà à convoquer les journalistes parisiens à la nouvelle première, celle de Velléda de Charles Lenepveu, compositeur d’origine rouennaise d’ailleurs. Dans la distribution, il y avait, entre autres, trois interprètes de Lohengrin : Mondaud, Lequien, et Montfort. La première représentation de l’œuvre de Lenepveu (avec les paroles d’Augustin Challamel et Jules Chantepie) fut prévue pour la première quinzaine de mars 1891. Mais elle n’aura lieu que le 18 avril 1891, dans une situation tout à fait nouvelle dans laquelle le Théâtre des Arts se trouva.

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« Après la pluie, le beau temps », dit le proverbe bien connu. Hélas, l’inverse, n’en est pas moins fréquent. Au moment où l’on célébrait le grand succès de l’équipe du théâtre rouennais, où la salle toujours comble, pendant les représentations de Lohengrin, semblait assurer des recettes très satisfaisantes, les nuages noirs commençaient à s’amonceler dans le ciel apparemment clément de la Haute-Normandie : l’orage allait éclater début avril – une crise financière du Théâtre des Arts, crise, dans ces conditions, tout à fait imprévue, inexplicable, fut alors révélée, mettant fin brusquement, inopinément, à une brève période du règne d’Auguste Taillefer. Le 7 avril, la presse locale informait de la démission subite d’Auguste Taillefer due aux difficultés dans la gestion du théâtre :

Sans Auguste Taillefer, qui, début avril 1891, avait quitté sa fonction, Lohengrin poursuivit sa grande carrière au Théâtre des Arts de Rouen. Lohengrin fut, hélas, le chant du cygne du directeur Auguste Taillefer au Théâtre des Arts à Rouen. Mais son échec à Rouen ne signifia pas du tout la fin de sa carrière à la tête de théâtres lyriques au Nord de la France. Après voir quitté la Normandie, Taillefer dirigea encore, entre autres, les théâtres de Boulogne-sur-Mer et de Lille. Dans le premier de ces théâtres, il monta avec succès Lohengrin, dans le second, il avait l’intention de monter Le Vaisseau fantôme qui eut tout de même sa première française à Lille, le 28 janvier 1893, déjà quelques mois après son départ.

Et quant aux artistes du Théâtre des Arts de Rouen,  la saison théâtrale 1890 – 1891 se termina pour eux d’une manière très spéciale : comme Le Ménestrel le communiqua à ses lecteurs, M. Philippe Flon, l’ancien directeur des chœurs au théâtre de la Monnaie, qui s’était distingué au théâtre des Arts, à Rouen, en montant Lohengrin l’hiver précédent, fut engagé, à de brillantes conditions, pour une tournée en Espagne avec la troupe du théâtre de Rouen. But de cette tournée : faire connaître Lohengrin dans les villes espagnoles qui ne connaissaient pas encore ce chef-d’œuvre (cf. Le Ménestrel, no 22, le 31 mai 1891, p. 174). Ajoutons, ce que Le Ménestrel ne dit pas : avant de gagner l’Espagne les artistes Rouennais s’arrêtèrent à Bayonne, où les 4, 6 et 7 juin ils représentèrent Lohengrin au public aquitain.

Mais après ces anticipations, reprenons le fil chronologique de notre narration. Après la première rouennaise de Lohengrin, d’autres représentations de cet opéraen province ne se firent pas attendre. Celles d’Angers et de Nantes eurent leurs premières les 21 et 22 février 1891.

Les représentations de Lohengrin au Grand Théâtre d’Angers étaient indéniablement un événement très marquant dans la vie culturelle de la ville et qui, pendant longtemps, attireraient l’attention de la presse locale. Surtout la revue Angers artiste, dirigée par le comte Louis de Romain, Vice-président de la Société artistique d’Angers, y consacra beaucoup d’attention. Dans le numéro 21 du 28 février 1891 d’Angers artiste, on trouve le compte rendu de la première angevine de Lohengrin signé par l’un des principaux collaborateurs de la revue, Charles Vuillaume, usant du pseudonyme de « Karl » :
Et le public, en une attention solennelle et vibrante, écoute ces hautes phrases entrecoupées, ces tragiques récitatifs, ces formidables entassements d’accords dont la splendeur étourdissante va quelquefois jusqu’à des perspectives hors d’atteinte. C’est là le pas considérable fait par l’éducation musicale du tout Angers, c’est là, surtout, le fait à inscrire dans le bulletin de victoire de l’Association Artistique, de tous ceux qui, comme MM. Bordier, de Romain, Breton et leurs collaborateurs, ont propagé à Angers le goût des concerts populaires.
Les interprètes de Lohengrin, sans valoir ceux qu’on applaudit à l’Opéra, sont plus que convenables. A défaut de la poésie que son physique lui interdit, M. Dutrey prête au chevalier Lohengrin une voix robuste et vaillante, d’un effet souvent irrésistible. Mlle Boucart est toute charmante et expressive dans le rôle de la chaste Elsa. Mlle Rocher, avec son sentiment du théâtre et de la déclamation lyrique, apporte dans le personnage d’Ortrude une énergie et une vigueur qui enlèvent les applaudissements. M. Labis a les allures convaincues qu’il faut à un dénonciateur, à un traître. Au second rang, fort convenables dans leurs rôles, il convient de signaler MM. Sureau-Bellet en Henri, roi d’Allemagne, et Deruy en héraut. Les chœurs ont chanté avec un ensemble remarquable, l’orchestre s’est montré à la hauteur de sa situation. On a acclamé M. Lelong qui s’est surpassé dans la circonstance.
En somme, Lohengrin est un grand succès pour les organisateurs, pour la direction, pour toute la troupe ; tout le monde voudra aller l’entendre et l’applaudir.  (Angers artiste, no 15, le 28 février 1891, p. 325, 327)

Dans le même numéro d’Angers artiste, une petite revue de la presse régionale fut consacrée à la première représentation de Lohengrin. Vous en trouverez l’écho dans le deuxième volume de mon cycle sur la réception de Wagner en France.
Ici contentons-nous de remarquer qu’Angers artiste reproduisit entre autres un long compte rendu de Lohengrin publié par l’Anjou. Après avoir remarqué que l’interprétation de Lohengrin avait dépassé toutes les espérances, le collaborateur de l’Anjou (certains passages de ce compte rendu permettent de l’identifier comme Louis de Romain en personne !) consacra un long paragraphe aux chœurs par lesquels il fut particulièrement impressionné.

En deuxième lieu, le journaliste de l’Anjou mentionna l’orchestre et son chef, Gustave Lelong à qui s’était adressée la première ovation, après une exécution magistrale du mystique prélude, et qui pendant les trois actes de la pièce, par moments, traduisaient superbement les états d’âmes des personnages.

La suite de l’article de l’Anjou est consacrée aux solistes de la représentation du 21 février 1891. Le jugement de l’auteur sur ceux-ci fut très favorable. D’après lui, Mlle Boucart avait été une exquise Elsa, possédant le charme et le sentiment du rôle, sachant rendre et la douceur et l’extatique rêverie de l’héroïne. Il constata qu’elle n’avait eu qu’à se montrer pour vaincre, et dès les premières notes lancées par elle d’une voix qu’étranglait un peu l’émotion, la partie avait été gagnée. Le critique fut très impressionné par son interprétation de la partie d’Elsa au deuxième acte de l’opéra ainsi que par le duo (avec Lohengrin) au troisième acte.

Il admira aussi Mlle Rocher et M. Labis dans les parties d’Ortrude et de Frédéric, surtout dans leur grande scène du début du second acte. Il constata que le succès de Labis avait été d’autant plus remarquable qu’il avait disposé seulement de quatre jours ( !) pour apprendre ce rôle exigeant une grande habitude de la scène et un tempérament prononcé.

L’opinion du journaliste sur le ténor interprétant le rôle-titre ne fut pas univoque. Il remarqua d’abord que M. Dutrey, très ému à son arrivée, n’avait pas été en pleine possession de ses moyens. Cependant, il dut admettre que dans le duo d’amour, continuellement interrompu par des applaudissements, il s’était montré parfait du commencement à la fin.

Quant aux autres solistes, selon le chroniqueur de l’Anjou, M. Deruy avait chanté avec une constante pureté de style le rôle du héraut ; M. Surreau-Bellet rendit bien la noble et mâle attitude, l’énergique et fière allure du roi. Il s’était fait applaudir dans la prière qui précède le combat entre Lohengrin et Frédéric au premier acte. M. Sureau-Bellet, qui n’avait pas ménagé, depuis un mois, ni son temps ni sa peine pour assurer la réussite de cette grosse entreprise, remporta d’après le critique un beau succès.

L’auteur de l’article de l’Anjou n’oublia pas de mentionner les solistes interprétant les rôles secondaires, par exemple Mmes Gréteaux, Lelong, Detaille et Mesle (les pages d’Elsa).

Il félicita aussi M. Allain de ses décors admirablement réussis, MM. Chouannet père et fils, « des chefs machinistes de premier ordre » et M. Destez qui avait « fort habilement réglé le duel du premier acte » (cité d’après Angers artiste, no 15, le 28 février 1891, p. 333).

Le compte rendu de Lohengrin publié par Louis de Romain dans l’Anjou se termine par une note très personnelle :
« Lorsqu’il y a cinq semaines, les artistes en société sont venus faire appel à mon concours, ainsi qu’à celui de M. Jules Breton, je n’hésitai pas à leur conseiller de monter Lohengrin, convaincu que, pour essayer de faire reprendre au public le chemin du théâtre, il était nécessaire de sortir des sentiers battus.
En mettant à leur disposition le temps dont je dispose et toute la bonne volonté dont je suis capable, je caressais la pensée d’initier mes compatriotes aux sensations d’un art personnel et nouveau, en leur présentant cette œuvre qui naguère en fut la consolante aurore et à laquelle devait finir par succéder l’éblouissant soleil de Parsifal.
Puisse le résultat final répondre entièrement à mes espérances ainsi qu’aux efforts de tous ceux qui m’ont facilité la tâche, de la direction, des artistes, des choristes, des membres de la Sainte-Cécile, des amis qui m’ont soutenu, de la presse, qui s’est montrée si unanimement sympathique à cette entreprise et dont pas un seul membre, fait assez rare pour être noté, n’a lancé une note discordante. Aussi l’opinion publique n’a-t-elle pas dérivé. »  (cité d’après Angers artiste, no 15, le 28 février 1891, p. 333)

Parmi les représentations de Lohengrin à Angers mentionnons encore celle du samedi, 28 février qui attira l’attention du chroniqueur d’Angers artiste à cause de l’hommage rendu cette soirée-là à Louis de Romain à qui les Angevins devaient tant d’événements artistiques importants, y compris cette belle première de Lohengrin :
Parmi les représentations de cette semaine, celle de samedi a été particulièrement intéressante à cause de l’ovation qui a été faite à M. de Romain. À la fin de la soirée, M. Lelong lui a remis une partition de Lohengrin, superbement reliée, que lui offraient quelques amateurs de musique, par reconnaissance pour un dévouement dont il n’est pas possible de parler ici, comme il conviendrait, sans offenser la modestie bien connue du directeur de ce journal. Toute la salle applaudissait, aux dernières galeries comme à l’orchestre, et ce témoignage unanime de sympathie n’a certes pas rencontré en ville un contradicteur.
Un spectateur qui n’était pas au courant a dit à son voisin : « C’est sans doute l’auteur qui remercie M. de Romain. – Vous croyez, il est donc vivant ? On le disait mort. – Vous vous trompez, il est là dans la salle ». (Angers artiste, no 16, le 7 mars 1891, p. 342-343)

Georges Servières, dans son article publié dans Le Figaro le 16 septembre 1891 loua la représentation de Lohengrin à Angers, remarquable, selon lui, surtout grâce à l’orchestre, conduit par M. Gustave Lelong, et Mlle Bouvart, chargée du rôle d’Elsa. L’exécution de l’opéra de Wagner à Nantes, selon lui, fut beaucoup moins satisfaisante. Son opinion sévère sur les artistes de Nantes fut partagée par d’autres critiques.

Quelques premiers paragraphes de l’article publié par Edmond Rateau dans la Gazette artistique de Nantes semblaient annoncer un compte rendu très positif de la représentation au Théâtre Graslin. Après avoir présenté les controverses précédant la première nantaise de Lohengrin, le journaliste proclama le triomphe de l’opéra de Wagner dans la région des Pays de la Loire :
« On se rappelle les polémiques violentes qui se sont engagées dans les journaux et dans les cercles, dès qu’on a su que Lohengrin devait être joué à Nantes. Aussitôt, les antiwagnériens protestèrent énergiquement au nom du patriotisme et du bon goût. On ne tarissait point en injures de toutes sortes à l’adresse de Wagner et de son œuvre. Il fut même question de cabales : Lohengrin devait tomber à plat le soir même de la première. On l’a bien vu samedi. […] Aussi, comme à Rouen, est-ce au milieu d’un enthousiasme énorme que Lohengrin a été joué. Pas un coup de sifflet réprobateur, pas un cri hostile. Les pygmées qui ont tenté de renverser le colosse ont été décontenancés devant l’attitude bienveillante du public, et ils se sont évanouis comme des fantômes à l’approche du jour.
Désormais, la partie est gagnée ; et cette victoire éclatante, qu’il était impossible de prévoir, marque une étape nouvelle du sentiment musical populaire sur la route du progrès. Que de temps n’a-t-il pas fallu pour dessiller les yeux prévenus, déraciner les opinions toutes faites et éclairer les intelligences ? Mais toute chose a son heure et la Vérité triomphe tôt ou tard de l’erreur. » (Gazette artistique de Nantes, le 26 février 1891, p. 2)

Cependant, la suite de ce compte rendu ne fut pas aussi enthousiaste. Le jugement de Rateau sur la plupart des solistes et sur les chœurs nantais fut assez sévère quoique exprimé dans un langage très diplomatique. Il est vrai qu’il constata que malgré les difficultés qu’il y avait eu à surmonter, l’interprétation avait été merveilleuse et fit le plus grand honneur aux artistes et que toutes les intentions de Wagner avaient été bien comprises. Mais les seuls solistes qui avaient mérité ses louanges furent M. Bucognani dans le rôle-titre et Mme Laville-Ferminet chantant la partie d’Elsa :
« D’abord, M. Bucognani a été le grand triomphateur de la soirée. La tête de christ qu’il s’était faite, sa voix superbe, chaude et vibrante avec une teinte de mélancolie, puis l’éblouissant costume dont il était vêtu, lui ont permis de réaliser de la façon la plus idéale le personnage si poétique du chevalier au cygne.
Mme Laville-Ferminet s’est aussi taillé un immense succès très justifié du reste. Elle a joué avec beaucoup d’art et de conviction le rôle d’Elsa dont elle a su mettre en relief le côté exalté et mystique. » (Gazette artistique de Nantes, le 26 février 1891, p. 2)

Les opinions d’Edmond Rateau sur tous les autres solistes furent négatives. Il reprocha à Mme d’Alfa (Ortrude) de s’être trouvée dans de fort mauvaises conditions pour tirer bon parti d’un rôle ingrat écrit dans un registre trop élevé. M. Athès ne fit pas meilleure impression sur lui : sa voix manquait de profondeur et de sûreté, il n’avait pas donné toute l’autorité désirable au roi Henri l’Oiseleur.  M. Olive Roger avait été seulement « correct » dans le rôle épisodique du Héraut. Le journaliste avoua qu’il avait été tenté d’ « imiter de Conrart le silence prudent » en ce qui concerne les chœurs mais son devoir de critique l’avait obligé à dire toute la vérité à ce sujet. Et il va de soi que ce qu’il avait à dire sur les chœurs n’était pas très élogieux :
« Mon Dieu ! Ils ont été tout simplement mauvais, notamment dans le chœur dialogué à huit parties du premier acte. Ici, comme dans tous les opéras de Wagner, les choristes ont un véritable rôle à chanter et prennent une part active à l’action. Ils sont la foule qui commente un événement dont il est témoin et s’y mêle parfois.
Nos choristes n’ont pas paru s’en douter, et ils ont fait tache dans l’ensemble qui, à part eux, a été des plus satisfaisantes. On leur eût su gré aussi d’avoir fait preuve de meilleures qualités vocales et de plus de sûreté dans la justesse de certaines intonations. » (Gazette artistique de Nantes, le 26 février 1891, p. 2)

Edmond Rateau ne fut pas très éloquent en ce qui concerne l’orchestre et son chef Abraham Lévy, qui ne fut même pas nommé dans son compte rendu. Il se contenta de remarquer que l’orchestre avait « été à la hauteur de sa mission ».

Dans le même numéro de la Gazette artistique de Nantes, on trouve encore un autre compte rendu de cette première de Lohengrin. L’auteur de l’article, J. Gringoire, ayant constaté que l’œuvre de Wagner « n’est ni la partition, ni le livret, ni le décor, ni les conditions exceptionnelles d’exécution, elle est toutes ces choses à la fois et que c’est dans cette conception complexe et indivisible qu’il faut chercher le génie du Maître de la Colline Verte, ce génie qui a su réunir tous les arts en un faisceau superbe et les faire concourir au profit d’un idéal de beauté entrevue », se demanda si le public nantais avait vraiment entendu le Lohengrin de Wagner, autrement dit si la qualité de diverses composantes de cette représentation avait été satisfaisante. Et sa réponse fut négative. Cependant, en concluant il remarquait que la tentative du directeur du théâtre, Jules Melou, dit Morvand, était honorable et qu’elle serait fructueuse, que ce serait un succès de curiosité, en attendant d’être un succès artistique, ce qui selon le journaliste n’allait pas tarder (cf. Gazette artistique de Nantes, 26 février 1891, p. 6)

Dans les comptes rendus publiés dans les numéros suivants de la Gazette artistique de Nantes, on critiqua surtout les chœurs et l’orchestre, on fit l’éloge des solistes, et surtout de Mme Laville-Ferminet et de MM. Bucognani et Claverie.

Lohengrin avec de légères modifications de la distribution, toujours sous la direction de Morvand, fut joué au Théâtre Graslin à Nantes également pendant les saisons suivantes, ce qui fut suivi avec intérêt par la presse de l’époque. Est-ce que la qualité artistique de ces représentations de l’opéra de Wagner fut supérieure à celle de la première, répondant ainsi aux attentes de J. Gringoire ? En cherchant la réponse à cette question, on peut consulter l’ouvrage d’Étienne Destranges Le théâtre à Nantes depuis ses origines jusqu’à nos jours 1430-1893 où le critique nantais, un grand spécialiste de Wagner, l’auteur de quelques ouvrages consacrés au compositeur allemand s’exprima très clairement sur ce point.

De toute évidence, si l’on prête foi aux opinions de Destranges, qui sont d’ailleurs étayées par de très forts arguments, on ne pourra considérer la réalisation nantaise de Lohengrin comme exemplaire et parfaite dans cette période cruciale pour l’acclimatation de Wagner sur les scènes lyriques en France.

Le 26 février 1891, Lohengrin fut donné à Lyon. Les manifestations pareilles à celles qui accompagnaient la première de l’opéra avec le Chevalier au cygne à l’Éden-Théâtre en mai 1887, à Lyon ne se produisirent pas. Cependant, comme le remarque Jacques Barioz dans son ouvrage Wagner et Lyon – Chronique d’un grand siècle,  « la police [fut] très présente ce soir-là place de la Comédie » (Barioz 2002 : 14). En outre, les journalistes favorables à la représentation de l’œuvre de Richard Wagner à Lyon avaient été inquiétés par « les patriotes ». Jacques Barioz cite l’exemple du critique du Rhône qui après la première lyonnaise de Lohengrin avoua qu’il avait reçu toute une série de lettres où il était menacé des plus terribles traitements, s’il continuait « à faire l’allemand » en demandant la représentation d’une œuvre « de ce misérable Wagner » (d’après Barioz 2002 : 14). « Les patriotes », moins efficaces à Lyon qu’à Paris quatre ans plus tôt, n’étaient pas en mesure d’empêcher ou de perturber la première de Lohengrin qui fut un grand succès.

L’orchestre était conduit par un jeune compositeur Alexandre Luigini. Parmi les interprètes, il y avait Mlle Louise Amalia Janssen (Elsa), Mlle Bossy (Ortrude), M. Massart (Lohengrin), M. Jean Noté (Telramund), M. Bourgeois (le roi Henri) et M. Lacome (le héraut). L’œuvre eut vingt représentations entre le 26 février et le 9 avril 1891, avec une recette moyenne de 2 400 francs.

La revue lyonnaise Le Passe-temps, dans son numéro du 1er mars 1891, donna le compte rendu de la première de l’opéra de Wagner au Grand-Théâtre. Le journaliste releva le caractère exceptionnel de cet événement :

« La première représentation de Lohengrin, l’opéra de Wagner si impatiemment attendue, a eu lieu jeudi. La salle était comble, surtout aux fauteuils, comme s’il se fût agi d’une représentation gratuite. Elle ne l’était guère cependant, car on avait majoré dans des proportions assez considérables le prix des places : ainsi, un fauteuil d’orchestre coûtait trente francs au lieu de huit, et il n’y en a pas eu assez pour ceux qui en ont demandé. Je ne m’en étonne point, car à Lyon, lorsqu’un plaisir est offert sous le prétexte de charité, jamais le public ne fait défaut. Pour la circonstance, la plupart des hommes s’étaient mis en habit noir et les femmes en toilette de soirée : il est regrettable que cette mode ne se répande pas davantage, car la salle y gagne beaucoup en attrait et prend un caractère de fête que devrait toujours avoir une représentation théâtrale. »  (Le Passe-temps, le 1er mars 1891, p. 3)

Après avoir résumé brièvement le livret de l’opéra, le critique présentait un jugement très favorable sur son interprétation au Grand-Théâtre de Lyon :
« Je constate tout d’abord le grand et légitime succès obtenu par le Lohengrin, succès d’œuvre et d’interprétation, et qui assure de nombreuses et fructueuses recettes, qui clôtureront brillamment la saison théâtrale.
Je ne sais quel accueil ferait le public aux derniers ouvrages de Wagner, mais le Lohengrin qui remonte à quarante ans est moins compliqué, aussi sa compréhension est-elle facile, Sigurd nous y avait préparés.
Il y a cinq rôles importants dans le Lohengrin. Ils sont très bien tenus par MM. Massart, Bourgeois, Noté, Mlles Janssen et Bossy. C’est le cas de le dire que Mlle Jansen qui est au Grand-Théâtre une nouvelle venue n’est pas la première venue. Elle a été très remarquable dans le rôle d’Elsa, et a été fort applaudie, ainsi que les autres artistes que j’ai nommés. Je reviendrai, du reste, plus en détail sur cette interprétation, car le Lohengrin tiendra longtemps l’affiche et j’aurai l’occasion d’en reparler.

Il serait injuste de ne pas rendre à M. Luigini la part qui lui revient dans le succès. C’est sur lui que reposait la plus grande part de responsabilité, non seulement parce que l’orchestre joue un rôle important dans l’œuvre de Wagner, mais parce que M. Luigini a dû discipliner les ensembles, régler tous les détails pour arriver à cette homogénéité si difficile à obtenir dans un grand opéra.
On a fort applaudi l’orchestre et M. Luigini, après l’introduction du premier et du second acte, pages très remarquables. M. Luigini peut à bon droit prendre pour lui la meilleure part de ces bravos, il y a légitimement droit.
La direction prévoyant un succès – qui s’est réalisé – s’est mise en frais de décors et de costumes, tout est battant neuf. Les deux décors peints par M. Le Goff sont très réussis ; celui du second acte est particulièrement d’un grand effet.
Tout concourt donc à un succès, qui a trop bien commencé pour ne pas avoir une longue suite. »
(Le Passe-temps, le 1er mars 1891, p. 3)

Dans les semaines suivantes, Le Passe-temps et d’autres revues lyonnaises, par exemple Le Progrès illustré, publiaient des articles qui confirmaient le triomphe de l’opéra de Wagner sur la scène du Grand-Théâtre.

Le compte rendu, très élogieux, de la représentation lyonnaise de Lohengrin, dans Le Progrès illustré, souligne avec une certaine satisfaction le contraste existant entre l’accueil enthousiaste de cet opéra à Lyon et les événements des premiers jours du mois de mai 1887 autour de l’Éden-Théâtre avec les conséquences que l’on connaît. A la fin de l’article le journaliste constate :
« Bien que tout ait été dit, récemment, dans la presse quotidienne de Lyon, sur l’œuvre magistral de Richard Wagner, nous avons pensé que nous n’en devions pas moins réserver dans ces colonnes une place au gros évènement artistique du 26 février dernier, qui depuis cette soirée triomphale, fait courir tous les Lyonnais au Grand-Théâtre de Lyon.
Le public lyonnais a fait à Lohengrin l’accueil que méritaient tant de richesses harmoniques, et à chaque représentation tous les actes se terminent par des manifestations enthousiastes. Nous avons dit plus haut le succès remporté par Mlle Janssen ; celui de M. Massart (Lohengrin) a été également considérable ; il faut citer aussi M. Noté (Frédéric),- Mlle Bossy (Ortrude) et M. Bourgeois, superbe de prestance dans le personnage du roi d’Allemagne. Ajoutons que l’orchestre traduit la musique de Wagner d’une façon irréprochable, et que les chœurs sont à la hauteur de leur difficile tâche. Quant à la mise en scène, avec son immense déploiement de figuration, la splendeur des costumes et les décors à grand effet, elle ne laisse rien à désirer, le sympathique et très habile directeur de notre Grand-Théâtre, M. Poncet, n’ayant rien négligé pour triompher des difficultés matérielles d’une œuvre aussi considérable ; le résultat obtenu l’a pleinement récompensé. » (Le Progrès illustré, le 15 mars 1891)

A la fin de la saison artistique 1890-1891, la presse lyonnaise signalait non seulement le retour de Lohengrin après la pause d’été, mais annonçait aussi pour cette nouvelle saison 1891-1892 une autre œuvre de Wagner à l’affiche du Grand-Théâtre : Tannhäuser. Lohengrin, quant à lui, dans les années suivantes, admirablement interprété à Lyon, jouissait toujours de la faveur du public, à en croire les chroniqueurs de L’Europe artiste ou du Monde artiste.

Comme le constate Jacques Barioz, « après sa création, Lohengrin aura eu quinze reprises en vingt-trois ans », autrement dit il aura été joué pendant quinze saisons dans les années 1891-1914.

À Bordeaux, la représentation de Lohengrin différée par le directeur du théâtre, M. Tancrède Gravière, comme nous l’avons signalé, eut lieu, sous la baguette du maëstro Charles Haring, le 31 mars 1891. Comme le rappelle Georges Chauvin dans son article La diffusion à Bordeaux des œuvres de Richard Wagner (1850-1914), publié dans l’ouvrage collectif Présence de l’Allemagne à Bordeaux du siècle de Montaigne à la veille de la Seconde Guerre mondiale sous la direction d’Alain Ruiz, cette première représentation « avait été précédée le lundi 23 d’une conférence de Catulle Mendès (Bordelais et wagnérien enthousiaste) organisée à la Société philomatique, probablement à l’initiative de Fernand Samazeuilh »  (Chauvin, 1997 : 349). Dans la distribution de la représentation bordelaise de Lohengrin, on trouvait Antoine Muratet dans le rôle-titre, Marguerite Baux interprétant la partie d’Elsa, la basse Talazac (qu’il ne faut pas confondre avec le ténor Jean-Alexandre Talazac, bordelais, lui aussi), le baryton Seguin dans la partie de Frédéric et Emma Fursch-Madi interprétant Ortrude. Emilie Victorine Fourche, dite Emma Fursch-Madi (épouse de Raoul Madier de Monjau, chef d’orchestre de l’Opéra de Paris), il faut le rappeler, fut cantatrice de l’Opéra de Paris, de la Monnaie, de Covent Garden, du MET à New York. Elle avait chanté la partie d’Ortrude dans la première représentation de Lohengrin au Métropolitan Opéra, le 7 novembre 1883, sous la direction d’Auguste Vianesi. Elle réapparut dans ce rôle, à New York, encore sept fois, dans la saison 1883–1884 et, plus tard, trois fois, dans la saison 1893–1894, peu avant sa mort. Ce ne fut donc certainement pas « la première venue » qui chanta la partie d’Ortrude dans ce théâtre provincial de Bordeaux, sous la direction de M. Charles Haring !  Il semble qu’en 1891 elle fût la principale vedette des représentations de Lohengrin à Bordeaux, même si les critiques français de l’époque n’insistaient pas, dans leurs comptes rendus, sur sa grande carrière internationale.

Selon Georges Servières, la première représentation de Lohengrin à Bordeaux était fort attendue, elle ne comporta d’autre incident que quelques sifflets après le prélude, lequel fut tout de même bissé et les siffleurs furent expulsés (cf. Le Figaro, le 16 septembre 1891, p. 2). Le critique parisien remarque que le succès de Lohengrin à Bordeaux fut considérable. L’ouvrage fut joué jusqu’à trois fois par semaine, et il eut vingt-quatre représentations dans la saison 1890-1891. Et comme le constate Georges Chauvin dans son étude de la réception des œuvres de Wagner à Bordeaux, publiée – rappelons-le – en 1997, Lohengrin « totalisera 84 représentations jusqu’en 1914 et demeure, encore aujourd’hui, l’œuvre de Wagner la plus représentée au Grand-Théâtre de Bordeaux » (Chauvin, 1997, p. 350).

Il est intéressant de remarquer la présence de Charles Lamoureux, début avril à la seconde représentation de Lohengrin dans sa ville natale. Anatole Loquin révéla dans La Gironde qu’après avoir assisté au spectacle bordelais de l’opéra avec le chevalier au cygne, Lamoureux avait annoncé une grande nouvelle : encouragé par le triomphe de l’opéra de Wagner en province, il allait de nouveau le monter à Paris, espérant bien cette fois pouvoir le jouer sans encombre (cf. Le Ménestrel, no 15, le 12 avril 1891, p. 120).

Le succès de Lohengrin à Bordeaux incita Louis de Romain, l’un des principaux auteurs du succès du Chevalier au Cygne sur les scènes de théâtres lyriques de la province française, à remarquer dans sa revue, Angers artiste :

L’heure de la justice a décidément sonné pour le génie trop longtemps méconnu du plus grand des musiciens modernes. Après Rouen, après Angers, Nantes, Lyon ; Bordeaux vient d’acclamer Lohengrin, qui s’annonce comme une nouvelle victoire. « D’ores et déjà, écrit M. Paul Lavigne dans sa critique du journal La Gironde, nous pouvons le dire, Lohengrin sera un grand, lucratif et artistique succès ».

Tel est le début de l’article, en voici la conclusion : « On voudrait maintenant arrêter le triomphe de Wagner que ce serait chose absolument impossible. Grâce à son mérite transcendant le grand musicien allemand a su conquérir ses vraies lettres de naturalisation parmi nous, il les gardera désormais.
Enfin : le bon sens populaire a triomphé de l’esprit de coterie, de boutique et de clocher qui fermait chez nous la porte au rayonnement d’un grand génie ; il a, comme une brise réparatrice, balayé l’obstruction malsaine dans laquelle menaçait de sombrer jusqu’à notre vieille réputation de gens d’esprit. Dieu soit loué ! Le jour va se faire maintenant sur les admirables beautés d’un art que nous ne pouvions connaître puisqu’il était proscrit.
Il ne détruit rien du passé, dont il émane, mais vivante preuve de la réalité du mot progrès, il ouvre l’avenir, apportant en l’âme des jeunes, l’espérance qui soutient, console et fortifie. De plus en plus, s’affaiblit l’écho des dernières protestations, des derniers wagnérophobes, un murmure qui s’éteint paisiblement dans l’harmonieuse poésie des mélodies que chantent à pleine voix les Brunehilde, les Lohengrin et les Parsifal.
Pour nous, wagnéristes d’hier et de demain, la période de la lutte en vue de l’existence est passée, une phase d’étude et d’analyse commence. Quelles seront sur le public les conséquences et l’action de la musique wagnérienne ? Quel bien pourront en retirer nos compositeurs et nos artistes ? Ce sont là les secrets de demain. Pour le moment nous aurions mauvaise grâce à dissimuler la satisfaction que nous cause la défaite d’une opposition vaincue par l’évidente démonstration de sa propre impuissance.
Réjouissons-nous donc d’avoir contribué, dans la mesure de nos forces, à faire la lumière autour d’un chef-d’œuvre de plus. » (Angers artiste, no 26, le 11 avril 1891, p. 396)

A en croire Georges Servières, c’est à Toulouse que Lohengrin, malgré l’acquisition, faite par le Théâtre de la Capitole des costumes de l’Éden-Théâtre, eut le moins de succès : huit représentations à peine (cinq selon Martine Kahane et Nicole Wild – 1983, p. 165), à partir du 5 mai, donc tout à la fin de la saison théâtrale. Mais le critique s’empresse d’ajouter que la presse toulousaine fit bon accueil au chef-d’œuvre de Wagner. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le compte rendu de la première représentation toulousaine de l’opéra avec le Chevalier au Cygne, rédigé par B. Marcel du journal La Dépêche du Midi, compte rendu – soulignons-le – très favorable au compositeur, à l’œuvre et à ses interprètes : l’auteur de l’article de La Dépêche du Midi, B. Marcel ne s’arrêta pas sur le poème de Lohengrin, jugeant qu’il était suffisamment bien connu par les lecteurs de son journal. Par contre, il consacra quelques remarques élogieuses, admiratives à la partition de l’œuvre en en signalant « les pages culminantes ». La dernière partie de l’article, et, en même temps, celle qui nous intéresse le plus dans notre panorama de représentations de Lohengrin en province, concerne les interprètes toulousains de cette œuvre. Le jugement de Marcel sur l’exécution de Lohengrin à Toulouse est plutôt favorable, en dépit de quelques remarques critiques qu’il se permit de faire aussi à ce sujet : M. Dupuy n’en dut pas accepter sans appréhension, j’imagine, le rôle principal. Les aimables ouvrages d’Auber, d’Adam, même de Rossini, qu’il chante avec infiniment d’esprit et de talent, préparent mal aux drames lyriques de Richard Wagner. Par son intelligence du théâtre et du chant, M. Dupuy toutefois s’est fort honorablement tiré d’affaire. On l’a fort applaudi au troisième acte. Identique paragraphe pour Mme Marie Vachot, dans Elsa de Brabant ; on ne pouvait, plastiquement, souhaiter au personnage plus jolie, plus délicate interprète. Nous serions reconnaissant davantage à M. Guillemot des qualités réelles dont il fait preuve en Frédéric, si, de ce rôle, il changeait moins le texte. Mlle Duvivier a, dans Ortrude, de sourds emportements, des cris étouffés de jalousie mauvaise, de haine et de fureur, qui l’y rendent tragique. M. Devriès (trop jeune d’allure), musicalement, avec autorité, déclame les récits du roi, et M. Bonnefond, très sûr, très mesuré, très en dehors, les récits du héraut. Aphorisme d’intérêt général : on ne chante pas du Wagner sans articuler, – en filant d’interminables sons sur le point d’orgue des cadences. Ça n’est pas mal aux chœurs, – d’ailleurs en nombre insuffisant ; – ça n’est pas mal, et, dame ! ça n’est pas toujours facile. Nous ne pensons pas qu’il soit permis d’obtenir, avec les éléments dont la province dispose, une exécution supérieure d’ensemble, de style, de conviction et de vaillance, à celle que nous a donné, hier soir, l’orchestre du Capitole. Là vont nos éloges, sans restriction, – aux instrumentistes comme à leur chef, M. Armand Raynaud, – un maître. Les décors de MM. Lavastre et Carpezat sont de composition, de réalisation absolument « artiste ». Les costumes sont « bien », – pas plus. Mais l’œuvre est surtout belle. (La Dépêche du midi, le 7 mai 1891, p. 2)

Nice – Paris (l’Eden-Théâtre) – Rouen – Angers – Nantes – Lyon – Bordeaux – Toulouse – voilà les huit premières étapes de ce Tour de France du Chevalier Lohengrin qui constitue le sujet de notre conférence.

Après la pause estivale, le 16 septembre 1891, « la course » reprit dans la capitale. Après cette deuxième étape parisienne qui ouvrait d’une manière éclatante une nouvelle époque dans la réception de Wagner en France et dans sa capitale, le Tour de France du Chevalier Lohengrin reprit de plus belle.

Mais si les théâtres de Rouen, Angers, Nantes, Lyon, Bordeaux et Toulouse annonçaient et préparaient en hiver et au printemps 1891 le triomphe parisien de Lohengrin, les théâtres de très nombreuses villes françaises où cet opéra avait sa première en 1892, en 1893 ou en 1894, tout simplement exploitaient tant bien que mal son triomphe parisien.

Et il va de soi que leurs directeurs ne couraient plus les mêmes risques que Charles Lamoureux à l’Eden-Théâtre et au Palais Garnier ou leurs collègues, directeurs de théâtres dans les villes mentionnées tout à l’heure. Evidemment cela ne diminue d’aucune manière la valeur, la qualité de certaines de ces représentations. Après le succès de Lohengrin dans les théâtres de six villes de province dans la première moitié de l’année 1891, après le triomphe de l’opéra au Palais Garnier, en 1892 et dans les années suivantes l’opéra du chevalier au cygne eut encore ses premières dans les villes suivantes : à Nice (le 10 janvier 1892), à Lille (le 18 janvier 1892), à Nîmes (le 21 janvier 1892), à Montpellier (en février 1892), à Marseille (en mars 1892), à Amiens (en mars 1892), au Havre (en mai 1892), à Tours (en juin 1892), à Boulogne-sur-Mer (le 2 août 1892), à Aix-les-Bains (en septembre 1892), à Avignon (en décembre 1892), à Toulon (en avril 1893), à Reims (en février 1894), et à Vichy (en septembre 1894). Avons-nous mentionné toutes les villes françaises où Lohengrin fut joué dans les années 1890 ? Cette liste est-elle complète ? Nous ne pouvons pas le garantir. Il se peut qu’un théâtre lyrique de telle ou telle autre ville qui montait, lui aussi, l’opéra avec le chevalier au cygne dans cette période nous ait échappé. Mais déjà cette liste que nous avons établie et qui comprend 22 villes où Lohengrin fut joué presque en même temps, dans la même période, est très impressionnante.

Alfred Ernst dans sa Revue musicale, feuilleton du Siècle du 5 janvier 1892, commenta l’année qui venait de s’écouler, l’année 1891, qu’il appela « l’année de Lohengrin ».

Si nous jetons un coup d’œil sur l’année qui vient de finir, nous plaçant au point de vue des œuvres musicales représentées sur nos théâtres, un mot suffit à la résumer. C’est l’année de Lohengrin. Dès le mois de janvier, tandis qu’on montait Siegfried à Bruxelles, Lohengrin était mis à la scène au Théâtre des Arts de Rouen ; il paraissait peu de temps après à Bordeaux, à Lyon, à Toulouse, Angers, Nantes, et l’on commençait enfin, à l’Opéra, les études préparatoires du chef-d’œuvre. Le 16 septembre, malgré une opposition plus violente peut-être qu’en 1887, Lohengrin était exécuté à Paris, avec une interprétation des plus remarquables, et obtenait un succès vraiment triomphal. Actuellement, il touche à sa quarantième représentation, avec une série de recettes sans précédent dans les annales de l’Opéra, surtout si l’on réfléchit qu’il y a eu des semaines où le drame de Wagner a été donné trois fois consécutivement.

« Nous avons eu déjà l’occasion de dire de quelle importance était cette bataille de Lohengrin. L’œuvre acceptée, c’est le champ libre pour les nouveautés de valeur comme pour les reprises nécessaires, pour les opéras de Glück et de Berlioz comme pour ceux de nos jeunes musiciens. » (Le Siècle, le 5 janvier 1892, p. 3)

« La bataille de Lohengrin« , pour utiliser l’expression proposée par Alfred Ernst, dès le début des années 1890 était gagnée, et se concluait par une victoire pour l’opéra et pour le compositeur. On joua Lohengrin, on joua Wagner tant à Paris qu’en province avec plus ou moins de succès d’une manière ininterrompue jusqu’au 1er août 1914 ou presque.

Au Palais Garnier, la dernière représentation de Lohengrin avant la Grande Guerre eut lieu le 24 juillet 1914 sous la direction d’Henri Büsser avec Jeanne Bourdon (Elsa) et François Darmel (Lohengrin). Dans les années 1891-1914, on joua Lohengrin 331 fois au Palais Garnier et les statistiques en province n’étaient pas beaucoup moins impressionnantes.

Ce n’est qu’après le 1er août 1914 que les Français se demandèrent s’il fallait jouer Wagner, s’il faudrait le jouer après la guerre. Oui, il fallait jouer Wagner, et une fois la guerre terminée, on le joua.  On le joua à Paris (Lohengrin fut joué pour la première fois après la Grande Guerre au Palais Garnier le 17 mai 1922, avec Paul Franz dans le rôle-titre et Fanny Heldy dans la partie d’Elsa sous la direction musicale de Camille Chevillard, précédé par La Walkyrie (jouée le 6 mai 1921) et en province encore plus tôt (à Lyon par exemple Lohengrin fut joué en avril 1921, avec Marius Verdier de l’Opéra de Paris  et Mlle Gellas, précédé également par La Walkyrie (jouée déjà en avril 1920). Le Tour de France du Chevalier Lohengrin, le Tour de France de Richard Wagner continue et continuera tant que la terre tournera et tant que les hommes écouteront de la musique. Et tout commença, il ne faut pas l’oublier, le 7 février 1891, quand la France, trente ans après avoir rejeté les avances du chevalier Tannhäuser, fut séduite par un autre chevalier de Wagner, Lohengrin, qui commençait alors sa tournée triomphale de l’est à l’ouest, du sud au nord.

BIBLIOGRAPHIE

Note :
L’idée de cette conférence remonte à l’été 2013. Elle a été rédigée entièrement avant la parution du livre de Yannick Simon Lohengrin – Un tour de France 1887–1891 (Collection « Le Spectaculaire », Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2015). Par conséquent, nous n’avons pas pu nous servir de cette source précieuse en préparant notre conférence pour le Cercle Richard Wagner – Lyon. Nous tenons à assurer l’éminent musicologue de l’Université de Rouen que son excellent ouvrage sera dûment pris en considération et cité dans le deuxième volume de notre cycle La réception de Richard Wagner en France dont la parution est prévue pour l’année 2016.

Ouvrages cités :
Barioz Jacques (2002), Wagner et Lyon – Chronique d’un grand siècle. Editions lyonnaises d’Art et d’Histoire & Cercle Richard Wagner-Lyon.
Bernard Elisabeth (1986), Paris 1887 : Les aventures du chevalier Lohengrin. [dans :] « Romantisme », année 1986, volume 16, numéro 52, p. 95 – 112)
Chauvin Georges (1997), La diffusion à Bordeaux des œuvres de Richard Wagner (1850-1914), [dans :] Ruiz Alain (sous la dir. de) Présence de l’Allemagne à Bordeaux du siècle de Montaigne à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, p. 341-358.
Destranges Etienne (1893), Le Théâtre à Nantes depuis ses origines jusqu’à nos jours – 1430 ? – 1893. Librairie Fischbacher, Paris.
Kahane Martine et Wild Nicole (1983), Wagner et la France. Bibliothèque Nationale et Théâtre National de l’Opéra de Paris, Paris.
Willy, Henry Gauthier-Villars dit (1894), Soirées perdues. Tresse et Stock, Paris.

Journaux et revues cités :
– Angers artiste
– La Construction Lyonnaise
– La Dépêche du Midi
 -L’Echo de Lyon
– Le Figaro
– Le Gaulois
– Gazette artistique de Nantes
– Le Guide musical
– Journal de Rouen
– Le Journal des débats politiques et littéraires
– Le Ménestrel
– Le Monde illustré
– Le Passe-temps
– Le Petit Rouennais
– Le Progrès illustré
– La Revue Wagnérienne
– Le Siècle

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Comment s’appelle le cheval de Brünnhilde : Brangäne, Brange ou Grane ?

Réponse : Grane. Dans le prélude du Crépuscule des dieux, Brünnhilde reçoit l'anneau d'Alberich en guise d'adieu à Siegfried, après quoi elle confie son cheval Grane à Siegfried. Brangäne est un personnage de Tristan et Isolde ; quant à Brange, c’était le nom d’un chien de Wagner.

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