La culpabilité est l’un des thèmes essentiels de la pensée religieuse de Wagner. Elle est au centre de Parsifal, son œuvre ultime, et trouve son expression dramatique dans plusieurs personnages dont Amfortas, qui ne cesse de se lamenter et se déclarer « seul pécheur parmi tous (ich, einz’ger Sünder unter allen) », Kundry qui « de toute éternité attend le Sauveur (Seit Ewigkeit harre ich des Heilands) » et Klingsor enfin, accablé d’être « impuissant à tuer en lui le péché (Ohnmächtig, in sich selbst die Sünde zu ertöten) ». Le thème nous semble moins compréhensible quand on le relie au personnage de Parsifal qui, lui aussi, tant au deuxième acte qu’au troisième, se déclare coupable et pécheur. En effet, au deuxième acte, juste après le baiser de Kundry, le héros confesse un « désir coupable (sündigen Verlangen) » et implore la miséricorde du Seigneur : « comment, pécheur, puis-je expier ma faute (Wie büss ich, Sünder, meine Schuld) ? » Au troisième acte, après l’exposé de Gurnemanz décrivant l’état de décrépitude de la communauté de Montsalvat, Parsifal, prenant sur lui la responsabilité de la débâcle, s’accuse de tous les péchés : « Et c’est moi, c’est moi l’auteur de tant de maux ! Ha, quel péché, quel sacrilège inique pèse de toute éternité sur ma tête insensée ! ( Und ich, ich bin’s, der all dies Elend schuf ! Ha ! Welcher Sünden, welches Frevels Schuld muss dieses Torenhaupt seit Ewigkeit belasten), » Serait-ce seulement une posture ?
Déjà au deuxième acte, les démonstrations de contrition prodiguées par le héros semblaient excessives, car, après tout, s’il avait été tenté, il n’avait pas succombé. Mais au troisième acte, on comprend moins encore. Voilà un garçon, certes un peu benêt, mais méritant qui restitue la lance sacrée perdue par la faute d’un roi imprudent et présomptueux, qui a affronté mille périls pour parvenir jusqu’à Montsalvat sans se servir de la relique sacrée, et qui, en plus, devrait se déclarer coupable ? Mais de quoi au juste ? Ne serait-ce pas plutôt la conséquence des énoncés d’une religion morbide et auto-flagellante ? Les commentateurs s’en étonnent et cherchent des explications plus ou moins convaincantes. Jean de Solliers croit pouvoir accuser Wagner qui « semble oublier que le jeune homme n’est pour rien dans les malheurs qui ont frappé Montsalvat »1. Fernand Leclercq en conclut que Parsifal est le nouveau Christ qui « prend sur lui les péchés des autres »2, et Alain-Patrick Olivier, de son côté, est déconcerté par ce héros qui « endosse jusqu’à la responsabilité d’un malheur dont il n’est pas véritablement l’auteur »3. On nage en pleine confusion. À vrai dire, ces réactions sont un peu les nôtres et nous aurions tendance à ne pas s’appesantir sur ces passages qui nous semblent soit contradictoires avec le sens profond de l’œuvre soit totalement superflus. Mais est-ce bien sûr ? Et s’ils constituaient l’un des messages essentiels du drame ?
De fait, comme nous l’avons précisé plus haut, la question du péché et de la culpabilité a travaillé très tôt Wagner, depuis Tannhäuser où le héros s’exclame : « Hélas, le poids de mes péchés m’oppresse, je ne puis les supporter plus longtemps. » et jusqu’à la fin de sa vie, notamment dans ce texte fondamental qu’est Religion et art (Religion und Kunst), quand, réfléchissant sur la « notion de péché (die Kenntnis der Sünde) », il ajoutait :
Cette doctrine de la culpabilité de l’humanité (…) est restée une énigme pour les soi-disant « esprits libres » qui ne croient pouvoir concéder ni aux Églises existantes le droit de prononcer des péchés, ni à l’État le droit de qualifier crimes certains actes. Ces deux droits peuvent prêter à controverse ; il me semble pourtant injuste d’appliquer ce doute à l’essence de la religion elle-même, car, en général, il faut bien affirmer que les religions comme telles ne sont pas la cause de leur propre décadence (…). (…) c’est précisément la doctrine de la faute, si mal exploitée, qui démontre le plus clairement cet effroyable processus.4
Wagner mettait ici le doigt sur un point essentiel pour lui. La décadence de l’humanité, à laquelle il proposait des remèdes, n’avait pas pour cause la faillite des États et des Églises – qu’il ne se privait pourtant pas de critiquer – mais bien plutôt la perte du sens du péché dans les sociétés modernes. C’est pourquoi, il faut reprendre à frais nouveaux cette question de la culpabilité de Parsifal. Pourquoi faut-il que le héros soit coupable ? Comment peut-il s’en libérer ? Et pourquoi en va-t-il de la cohérence même de l’œuvre ? C’est la théologie luthérienne qui permet de le comprendre.
Luther, en effet, n’a jamais cessé de souligner la réalité et l’ampleur du péché dont l’homme ne saurait connaître la profondeur à moins d’être éclairé par Dieu. L’être humain est soumis à une fêlure radicale qui est la source de ses actes pécheurs. « Situé dans le cœur de l’homme, c’est-à-dire dans la profondeur de son être, le péché peut s’exprimer aussi dans les actes les plus nobles de l’être humain. (…). En dernière instance, c’est l’incroyance, le manque de confiance en Dieu.5 » qu’il faut incriminer. Il ne faut pas limiter le péché aux actes que l’on confesse, mais y voir la corruption radicale de l’humain. La véritable sagesse consiste à savoir et à reconnaître que l’homme n’est rien d’autre qu’un pécheur.
Pourquoi cette concentration luthérienne sur cette déchéance ? Pour deux raisons principales. La première réside dans le fait que l’humain ne saurait faire prévaloir ses propres mérites, sa propre justice devant celle de Dieu à l’instar du pharisien de la parabole (Lc 18, 11-12). La seconde, trouve son explication dans le don absolu de Dieu (la grâce6) que la théologie luthérienne traduit par le dogme de la « justification par la foi »7. Dieu ne sauve pas seulement les justes car il n’en existe pas. Tous les hommes sont pécheurs et en même temps justifiés selon la formule de Luther « simul peccator et justus », à la condition qu’ils en reconnaissent le besoin par la foi. S’ils manifestent cette confiance dans la promesse divine, il n’est pas tenu compte de leurs fautes et Dieu peut exercer sa miséricorde. Mais pour Luther, le pardon n’est pourtant jamais acquis, il faut toujours se mettre en état de le recevoir. En d’autres termes, Dieu fait le cadeau du pardon, mais comme tout cadeau il faut l’accueillir et en plus, il faut qu’il soit utile. En se présentant devant Dieu comme ‘parfait’, n’ayant besoin de rien, le pharisien de la parabole ne peut accueillir ce don. Comme le dit admirablement Charles Péguy : « (les Pharisiens) ne présentent point cette entrée à la grâce qu’est essentiellement le péché »8. En revanche, le publicain de la même parabole, tout comme Parsifal (« modèle de tous les saints »9), est déclaré « justifié » (Lc 18, 14) parce que le péché et le manque qu’il reconnaît est comme une porte d’entrée à l’amour divin. Plus l’humain progresse dans la sainteté, plus il se déclare pécheur pour permettre à Dieu de venir le relever comme l’explique Luther dans son Cours sur l’Épître aux Romains :
Car, tant que les saints (souligné par nous) ont toujours leur péché sous leurs yeux et implorent de Dieu sa justice selon sa miséricorde, par cela même ils sont aussi toujours réputés justes par Dieu. (…). En réalité, ils sont pécheurs, mais de l’avis de Dieu, qui a pitié d’eux, ils sont justes : justes sans le savoir, injustes en le sachant ; pécheurs en fait, mais justes en espérance.10
Nous comprenons mieux pourquoi Wagner considérait la perte du sens du péché comme la cause principale du déclin des sociétés. C’est toute l’histoire du salut qui se trouve en cause puisque la reconnaissance du péché est indispensable à l’édification de l’homme chrétien. Mais il ne suffit pas de se déclarer pécheur. En effet, Amfortas, Kundry et Klingsor se savent coupables mais restent écrasés par la culpabilité. Ils cherchent frénétiquement à s’en affranchir. Par le néant et la mort pour Amfortas, par l’union sexuelle avec le Sauveur pour Kundry, par un surcroît de puissance chez Klingsor. Tous échouent (sauf Kundry au IIIe acte) car ils ne parviennent pas à comprendre que le salut doit être reçu et ne mettent pas leur confiance (foi) dans le Dieu sauveur. Ils croient pouvoir arracher leur libération par leurs seules forces humaines plus ou moins dévoyées. Parsifal – modèle de tous les saints – met sa confiance dans la puissance libératrice du Dieu de grâce. Il se déclare pécheur mais ne cherche pas à se prévaloir de ses « mérites » et de ses exploits pour prendre la place de Dieu. C’est ainsi qu’il parvient à surmonter le poids (Last) qui l’écrase pour inviter le Dieu libérateur à venir habiter en lui. C’est le sens du baptême administré par Gurnemanz qui le « lave de la poussière de sa longue errance (und langer Irrfahrt Staub soll nun vin ihm gewaschen sein) » afin d’être « libéré de l’effroi et du fardeau du péché (frei von Sûndenlast und grauen) ».
Pour Wagner, la culpabilité est l’une des charges les plus douloureuses que doit porter l’humanité. S’en délivrer est l’une des conditions du bonheur. Pour le compositeur de Parsifal, il n’est qu’un seul chemin : mettre sa confiance (foi) dans le Dieu qui, par un « sacrifice d’amour (Gottes Liebesoper) (…), prit l’homme en pitié et souffrit pour lui (sich sein erbarmt’ und für ihn litt) ».
E.E.
Notes :
1. Jean de Solliers, Parsifal. Commentaire musical et littéraire, in L’Avant-Scène OPERA, n° 38/39, janv.-fev. 1982, p. 101.
2. Fernand Leclercq, in Guide des opéras de Wagner, Paris, Fayard, 1988, p. 867.
3. Alain-Patrick Olivier, Parsifal. Commentaire musical et littéraire, in L’Avant-Scène OPERA, n° 213, mars-avril 2003, p. 76.
4. Richard Wagner, Religion und Kunst, in Gesammelte Schriften und Dichtungen, Leipzig, Fritzsch, 1898, 3e éd., tome 10, p. 223. Trad. J.-G. Prod’homme, in Œuvres en prose, tome XIII, Paris, Delagrave, 1925, p. 47. Évoquant les « esprits libres », Wagner vise évidemment Friedrich Nietzsche puisque le sous-titre d’Humain trop humain (publié en 1878) était : Un livre pour les esprits libres.
5. Marc Lienhard, Luther. Ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève, Labor et Fides, 2016, p. 325. En effet, la foi – en christianisme – est moins un catalogue de vérités que la confiance (fides) placée dans l’amour divin.
6. Les luthériens et les catholiques entendent différemment cette grâce. En effet, la théologie luthérienne voit dans la grâce, l’acte de Dieu qui pardonne et sauve et non une force mise à la disposition de l’humain, comme le comprend la théologie catholique.
7. Il s’agit du dogme luthérien « capital », qui englobe tous les autres, que la Confession d’Augsbourg définit
ainsi : « article principal de l’Évangile (…) à savoir que nous obtenons la grâce de Dieu par la foi au Christ sans mérite de notre part », in La foi des Églises luthériennes, Paris/Genève, le Cerf éd.- Labor et Fides, 1991, p. 89. Wagner connaissait parfaitement cet article de foi « principal » exposé dans le texte de présentation du prélude de Parsifal écrit à l’intention de Louis II lors de son exécution musicale à Munich le 10 novembre 1880. Voir Richard Wagner, Entwürfe ; Gedanken ; Fragmente, Leipzig, Breitkopf und Härtel, 1885, p. 106-107.
8. Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, tome III, p. 1311.
9. C’est Wagner qui le qualifie ainsi (« Vorbild aller Heiligen ») dans le Journal de Cosima, Paris, Gallimard, 1978, tome III, p. 191, entrée du 20 octobre 1878.
10. Voir Martin Luther, Œuvres, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 28.