(mezzo-soprano / soprano dramatique)
Parsifal
“Le personnage féminin le plus original de toute son oeuvre” : c’est ainsi qu’en parle Cosima dans son Journal (17 mai 1879). Kundry est en effet la troisième enchanteresse des opéras de la maturité de Richard Wagner (après Venus de Tannhäuser et Ortrud dans Lohengrin).
Personnage tout de charme et de sensualité, elle aurait été inspirée à Wagner par la jeune Judith Gautier lorsque celle-ci vint rendre visite au Maître lors de ses années d’exil à Tribschen. Si la composition du poème de Parsifal correspond en effet à cette période de la vie du compositeur, aucun écrit de sa part ne nous est parvenu pour en attester… Etait-ce pour mieux dissimuler l’émoi secret que celui-ci ressentit à l’époque pour la jeune femme devant laquelle la gente masculine du monde littéraire et artistique se pâmait ?
Personnage présent dans les deux oeuvres majeures desquelles Richard Wagner tira son inspiration pour bâtir la trame dramaturgique de son oeuvre (à savoir Perceval le Gallois de Chrétien de Troyes (v.1175) et Parzival de Wolfram von Eschenbach (1200-16)), il n’est guère flatteur. On rapprochera en particulier le personnage wagnérien de la “hideuse demoiselle” à la mule, appelée Cundrie, dont Chrétien souligne les petits yeux de rat, le nez de singe, les oreilles d’âne, les “dents qui semblaient des jeunes d’oeuf”, la barbe de bouc et la poitrine bossue. L’apanage de la parfaite sorcière !
C’est quasiment sous la même apparence qu’elle apparaît dans l’épopée de Wolfram von Eschenbach, avec un rôle de sorcière comme aiment à les multiplier les chansons de geste du Moyen-Âge. Cundrie reste un rôle extrêmement secondaire, et son caractère réduit à la plus simple expression. Guère d’action, peu de progression dramatique dans l’oeuvre, le Minnesanger ne lui accorde en tout et pour tout que deux maigres apparitions.
Wagner va rendre la répulsion, le dégoût inspirés par l’apparition de la sorcière au comportement bestial, et la fait décrire par les écuyers du premier acte de son opéra : c’est bien ainsi qu’elle est présentée (fracassante, au milieu d’un fracas éblouissant de tonnerre) pour son entrée sur scène. Mais déjà, comme le souligne Pascal Bouteldja dans son admirable article Kundry, une femme nommée désir (Wagneriana Acta, Cercle Richard Wagner Lyon, 1999), au dégoût que ressentent les chevaliers face à cette “créature” se mêlent l’effroi et la crainte. Car la fabuleuse et sauvage “messagère du Graal” qui débarque sur scène dans le chaos d’un galop (celui de “la jument du diable” chantée par l’un des écuyers) infernal (sur une montée musicale chromatique et hachée) est bien plus qu’un “pauvre hère”. Wagner la décrit lui-même “portant un costume sauvage, (une) jupe troussée, avec une longue ceinture faite de peaux de serpents, cheveux noirs en tresses dénouées, le teint brun-rougeâtre avec des yeux perçants, jetant des lueurs sauvages.”
Le ton est donné : Kundry, la magicienne. Une magicienne venue probablement d’Orient, de cet Orient dont elle rapporte un baume censé aider à guérir la plaie du roi Amfortas. On la craint, naturellement, car tout ce qui vient d’”Outre-Monts” inspire la peur, avant d’être – souvent – qualifié de néfaste et de malfaisant. D’autant plus crédible que si l’on accrédite l’hypothèse – plus que vraisemblable – selon laquelle Montségur aurait servi d’inspiration à Wagner pour le château – Montsalvat – du Graal, Kundry, le personnage de Wagner, pourrait bien alors provenir de l’autre versant de ces “monts” Pyrénées.
L’autre versant des Pyrénées, le dos de la pièce – l’envers de la médaille, pourrait-on quasiment écrire, celle de la messagère dévouée corps et âme au Chevaliers du Graal – nous apparaît au deuxième acte, tant sous la forme du château enchanté de Klingsor que sous ceux, séducteurs et vénéneux, de l’enchanteresse Kundry.
Trouvaille prodigieuse de Wagner pour rendre plus complexe et plus intéressant encore le personnage féminin que de rendre celle-ci double. Ainsi Wagner, emballé par cette idée de personnalité duale pour son héroïne s’en ouvre-t-il à Mathilde Wesendonck au cours d’une lettre en août 1860 : “Vous ai-je déjà dit que la folle, la messagère du Graal, ne doit faire qu’un avec la séductrice du second acte ? Depuis que cette idée m’est venue, presque tout m’apparaît clair dans ce sujet.”
Transcendée, toujours comme le note Pascal Bouteldja dans son article (op.cit.), Kundry devient ainsi un personnage principal, seule, avec Parsifal, à apparaître au cours des trois actes de l’opéra. En effet, au deuxième acte de l’opéra de Wagner, ce n’est plus sous les traits de la sauvageonne rebelle quasiment confondue avec une bête qu’elle apparaît mais bien sous ceux de la tentatrice éternelle prête à faire succomber l’homme au péché de chair. Pour sa perdition.
Soumise à une malédiction qui la place sous l’autorité du magicien Klingsor – Wagner n’est pas très clair quant à la nature et à l’origine de cette malédiction – Kundry est telle une nouvelle incarnation de ce “Juif errant” à laquelle Wagner avait déjà fait allusion, entre autres, dans son opéra Le Vaisseau fantôme, traversant maudit les différents âges. Et Klingsor d’appeler auprès de lui cette “rose de l’enfer” à l’aide des différents noms qu’elle porta jadis : Hérodiade, entre autres, celle qui provoqua l’exécution du très saint Jean-Baptiste ou bien encore “l’innommable” (“namenlose”), paroxysme du Néant absolu, l’Être le plus impie des impies, celui qui même ne porte de nom. On apprendra par la suite, au cours du déroulement du deuxième de l’opéra qu’elle fut également une autre femme impie (Marie-Madeleine ?) qui aurait raillé le Christ en croix (NDA : rappelons au passage qu’en ce XIXème siècle très romantique et très sexiste, la figure de Marie-Madeleine, communément admise – ou presque – de nos jours comme épouse du Christ passait pour un blasphème et que cette figure du Nouveau Testament se limitait à l’image de la prostituée rachetée de ses péchés par le Christ lui-même).
Aussi, pour punition des péchés de ses différentes vies antérieures, Kundry – autre figure du Hollandais – est condamnée à errer perpétuellement et à servir – sous ses deux visages, sous ces deux postulations – la Confrérie du Graal, d’un côté, magicienne sauvage, de l’autre, incarnation de l’Eternel féminin, accès à l’insatiable ivresse et au désir, esclave de Klingsor.
Kundry sera le dernier pion qu’avance Klingsor sur l’échiquier pour tenter de battre l’innocence de Parsifal, l’arme absolue. Après que ses armées diaboliques, puis les Filles-fleurs, les tentatrices vénéneuses, ont tenté et échoué à le soumettre, Kundry tente elle-même de séduire le héros et de faire succomber celui-ci. Pour arme ? Une faille dans la personnalité du jeune “chaste et fol”, l’amour que celui-ci porta à sa mère (dont on a appris au premier acte qu’elle était morte de chagrin d’avoir laissé son fils rejoindre le monde). Aussi l’enchanteresse rappelle-t-elle au jeune homme la tendresse que sa mère eut jadis pour lui (“Ich sah das Kind…”). Et usant de l’aspect pur de ce chaste baiser de mère, Kundry, dans une habile utilisation du très freudien mythe d’Oedipe, essaie de faire faillir le héros et lui faire oublier sa mission originale. Point culminant de l’opéra. En observant le refus du héros de se soumettre à celui-ci, la séductrice fulmine, la scène prend l’allure d’une fureur désespérée. Rien n’y fait, Parsifal ne cède pas. Lorsqu’elle réapparaît au troisième acte, sous les traits de la mendiante du premier, c’est meurtrie (ou vaincue ?) et se lamentant : ce sont ses râles rauques qui ouvrent le troisième acte.
Désormais pénitente, comme fascinée par la nouvelle apparition – et la nouvelle figure – de Parsifal, Kundry finit d’accomplir son destin en lavant les pieds du nouveau sauveur et en séchant ceux-ci de son ample chevelure. Nouvelle allusion à l’autre pénitente célèbre, Marie-Madeleine.
Cette double facette du personnage féminin induit naturellement un rôle d’une complexité vocale aussi intéressante qu’éprouvante.
Héroïne double, son rôle requiert les accents et la noirceur du timbre le plus sombre du mezzo tout en faisant appel (notamment au deuxième acte : “Ich lachte !”) aux aigus triomphants du soprano dramatique. En explorant les complexités vocales qu’il exige pour l’interprète de Kundry, Wagner pousse encore plus loin les extrêmes qu’il avait jadis exigé de l’interprète du rôle d’Ortrud (Lohengrin). La difficulté majeure du rôle tient également des brusques écarts de tessitures et des contorsions dans l’extrême grave (le rôle descend jusqu’au sol). Presque une Erda meurtrie.
Créé originellement par Amalie Materna (la créatrice de Brünnhilde à Bayreuth en 1876) au Festspielhaus de Bayreuth en août 1882, le rôle fut, dans la chronologie des représentations de Parsifal, tantôt confié à d’authentiques mezzos capables d’aigus particulièrement clairs (Germaine Lubin, Marta Mödl, Christa Ludwig…) ou bien à des sopranos dramatiques possédant une distinction dans les graves (Kirsten Flagstad, Astrid Varnay, Régine Crespin…). Même Maria Callas – celle des tout débuts de carrière – se risqua dans le rôle. En italien et sous la direction de Vittorio Gui. Un témoignage intéressant capté en 1950 et aujourd’hui disponible en CD pour les amateurs de raretés (Musidisc). Plus récemment l’illustre Waltraud Meier s’est imposée, notamment grâce à son jeu d’une irrésistible finesse comme l’une des meilleures interprètes du rôle avec Violeta Urmana. L’exceptionnelle soprano suédoise Nina Stemme, déjà rompue aux rôles d’Isolde ou bien encore de Brünnhilde, fera sa première apparition dans ce rôle à la Staatsoper de Vienne au printemps 2017.
NC.
Voir également :
– « Kundry, une femme nommée Désir » ? @ CRW Lyon
Sources :
– Chrétien DE TROYES, Perceval le Gallois ou le Conte du Graal (Editions Nizet, 2005)
– Wolfram VON ESCHENBACH, Parzival (Anthroposophiques Romandes Editions, 2005)
– L’AVANT-SCÈNE OPÉRA, Parsifal de Richard Wagner (collectif, éditions Premières Loges)
– Collectif, Gu (Fayard, 1988)
– Pascal BOUTELDJA, Kundry, une femme nommée désir (Wagneriana Acta, Cercle Richard Wagner de Lyon, 1999)
– Collectif, Dictionnaire des personnages (Collection Bouquins, Editions Robert Laffont, 1992)