Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER

RICHARD WAGNER ET L’HOMOSEXUALITE

Bien que certaines données biographiques prédisposent à l’évocation d’un tel sujet, rares sont au sein de l’imposante bibliographie consacrée au Maître les ouvrages consacrés entièrement à ce thème. Parmi ceux-ci, H. Fuchs publia en 1903 à Berlin un Richard Wagner und die Homosexualität. Il est vrai que l’homosexualité n’eut pas pour la vie et donc l’œuvre de Wagner, l’importance de celle d’un Oscar Wilde ou encore d’un Tchaïkovsky. Cependant, la thèse d’une homosexualité wagnérienne apparaît de manière ponctuelle dans la littérature. Nous pensons aux pages de P. Olivier : Le Roi Marke, Kurwenal et Melot ou les trois évangiles de l’homosexualité wagnérienne (Obliques – Numéro Spécial Wagner -1979) et de Jean-Jacques Nattiez dans son Wagner androgyne. Mais surtout, des allusions finement voilées ou lourdement drapées fourmillent dans nombre de biographies, essais et autres pamphlets. Aussi ne faut-il pas méconnaître les motifs qui poussent leurs auteurs à de telles suppositions. Tel est le but de cet exposé qui s’attachera également à dissiper certaines ambiguïtés et autres conclusions hâtives.

 

L’HOMOSEXUALITÉ : DÉFINITION ET HISTOIRE

Il convient tout d’abord d’accéder à une compréhension objective du concept d’homosexualité en s’attachant à quelques définitions et en rappelant certains faits.

Éléments d’histoire

L’histoire de l’homosexualité passe par la distinction entre un comportement universel -l’homosexualité- et une identité -l’homosexuel- qui qualifie un trait ou une spécificité attribué à la personnalité. En effet, un individu, qu’il soit attiré par les personnes de son sexe ou qu’il ait des rapports sexuels avec elles, ne se définit pas forcément comme homosexuel. Le terme est lui-même déterminé dans l’espace et le temps. Il semble avoir été créé par un médecin autrichien, Karoly Maria Kertbeny, en 1869. Il s’est ensuite diffusé par l’intermédiaire des médecins. Jusqu’alors la société ne différenciait pas des personnes mais des actes.

En employant le mot homosexualité, le corps médical voulait signifier son approche scientifique et son absence de préjugés. En l’adoptant à son tour, la communauté homosexuelle accomplissait un acte identificatoire fondateur, mais lourd de conséquences. Elle souscrivait à une vision médicale et acceptait la définition établie par la société hétérosexuelle. Initialement, l’intérêt des médecins et en particulier des psychiatres pour l’homosexualité s’inscrivait dans le cadre de recherches menées sur les névroses, psychoses, perversions sexuelles et autres « dégénérescences ». Ce n’est que progressivement que l’homosexualité déborda le cadre de la maladie pour former une catégorie propre. Il fallut attendre 1980 et le D.S.M. III (la troisième édition du Manuel diagnostic et statistique des maladies mentales) pour que s’opère la « démédicalisation » de l’homosexualité. D’autre part, cette étude médicale résultait de la demande de l’institution judiciaire qui peinait à la définir et à élaborer une stratégie répressive adaptée. À titre d’exemple, en 1872, le paragraphe 175 du Code Pénal Allemand condamnait d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison les « actes ressemblant au coït perpétrés entre hommes« . Par la suite, des médecins élaborèrent de nouvelles théories destinées à éclairer l’homosexualité. C’est ainsi que Freud en 1905 remit en question la théorie de l’inné pour faire de l’homosexualité le résultat « d’un blocage au stade infantile« . En affirmant la bisexualité originelle de l’être humain, la théorie freudienne contribua à plus de tolérance. De son côté, l’allemand Magnus Hirschfeld, médecin et militant homosexuel, développa la théorie « d’une âme de femme prisonnière dans un corps d’homme« , soutenant l’existence d’un « troisième sexe ». Jusque dans les années 1920, ces idées furent abondamment diffusées par le premier mouvement homosexuel fondé en Allemagne par Hirschfeld lui-même, le W.H.K. (Wissenschaftlich-humanitäres Komitee).

De ce fait, la tolérance s’accrut en particulier dans les milieux aristocratiques et intellectuels. Pourtant, l’homophobie restait forte. Le procès d’Oscar Wide en 1895 et le scandale Eulenburg en 1906 en témoignent. Il fallut les années 1920 pour que la communauté homosexuelle naissante connaisse son âge d’or caractérisé par une liberté de mœurs, une relative tolérance policière et une certaine mode de l’homosexualité dans la société.

Définition

Quatre concepts s’avèrent indispensables à définir pour comprendre le terme d’homosexualité. – Le sexe biologique qui doit s’entendre dans toutes ses composantes chromosomiques, hormonales et anatomiques.

– L’orientation sexuelle qui vise l’individu ou l’objet susceptible d’être associé au désir ou de le déclencher. L’orientation est bien évidemment homosexuelle s’il s’agit d’un sujet du même sexe ; mais il convient de savoir quelle dimension psychologique elle traduit. Il peut s’agir de fantasmes, de sentiment ou de l’activité sexuelle proprement dite.

– Le rôle sexuel est l’ensemble des caractères physiques et psychologiques qui, dans un cadre culturel déterminé, distingue les sexes. Ainsi, un stéréotype largement répandu en Occident identifie l’homosexualité à une inversion du rôle sexuel : les hommes sont efféminés et les femmes virilisées.

– L’identité sexuelle est la reconnaissance par le sujet de sa spécificité d’homme ou de femme. Pour l’homosexuel, la reconnaissance par le sujet ne peut porter que sur cette identité même. Il ne suffit pas de se reconnaître en homme ou femme, mais d’y ajouter un autre attribut qui revient à s’accepter comme homosexuel.

 

PLACE DE L’HOMOSEXUALITÉ DANS LA VIE DE RICHARD WAGNER

Ces données étant connues, si l’on pose à présent la question de savoir si Richard Wagner eut au fond de lui-même des tendances homosexuelles, on peut répondre négativement et sans aucun doute. On ne trouve aucun indice biographique, ni trace dans sa correspondance et écrits divers. Et Cosima nota dans son Journal à la date du 15 février 1881 la remarque suivante du Maître qui avait pour prétexte les rapports intimes entre le peintre Paul von Joukowsky, créateur des décors de Parsifal, et son jeune amant italien Pépino : “C’est là quelque chose que je peux comprendre intellectuellement, mais pas autrement ».

Il est cependant évident que Wagner fut plusieurs fois l’objet d’amitiés masculines passionnées et hors du commun. Certains biographes crurent y déceler une coloration nettement homosexuelle.

  • Les amitiés masculines

Dès son exil en Suisse et durant toute sa vie, un brillant cénacle d’admirateurs et de disciples – des deux sexes et de tout âge d’ailleurs – se forma autour du compositeur. Parmi les plus éminents de ces amis, nous pouvons mentionner : Theodor Uhlig, Karl Ritter, Hans von Bülow, Karl Tausig, Peter Cornelius et Joseph Rubinstein. L’œuvre essentiellement mais aussi le charisme extraordinaire du Maître suscitèrent cet envoûtement. On peut comprendre que celui qui subit ainsi le pouvoir de la musique et qui ne peut résister au sortilège de la mélodie infinie dont Wagner avait le secret, puisse succomber, le cas échéant, au charme du compositeur. C’est ce qui arriva à nombre d’hommes et aussi de femmes. Wagner séduisait son entourage par son dynamisme et sa vivacité d’esprit et emportait irrévocablement les cœurs. On ne pouvait de toute évidence que difficilement échapper au charme de sa conversation et de sa présence. Wagner lui-même n’était pas insensible à la compagnie de jeunes hommes, sans qu’il soit sérieusement question d’évoquer un commerce charnel avec eux. En 1850, Wagner décrit ainsi son jeune ami Ritter (lui-même homosexuel) : « Malgré le caractère fort taciturne de mon jeune ami, qui trahissait encore un reste de timidité, sa conversation était toujours pleine de charme et me stimulait, surtout depuis que j’avais remarqué combien il devenait parfois communicatif. Il se livrait avec abandon et se laissait aller à des épanchements véhéments quand, par exemple, avant de se coucher, il venait s’accroupir au pied de mon lit pour me confier, dans le plus pur dialecte des provinces allemandes orientales, toutes les émotions qui l’animaient ».

En 1864, Wagner adressa à Peter Cornelius une lettre tout à fait singulière. Il lui proposait de prendre logis en termes équivoques : « Mon ami, tu dois venir vivre avec moi, une fois pour toutes ! […] Tu m’appartiendras, comme ma femme, et nous partagerons tout sur un base d’égalité, qu’il s’agisse de bonne fortune ou des échecs […] Tu feras ce que tu peux, comme moi, de mon côté ; mais tous deux, comme deux personnes qui appartiennent réellement l’une à l’autre comme dans un couple marié ». Cornelius qui craignait pour sa propre indépendance lui rendit une réponse négative. Wagner fit une tentative analogue avec son ami Heinrich Porges, sans succès là aussi.

Ces propos pourraient-ils laisser penser chez Wagner une tentation homosexuelle ? Certes, ces déclarations passionnées peuvent être mise sur le compte de l’amphigourisme romantique. De plus, n’oublions pas que les premiers jours à Munich en 1864 furent une période de solitude pesante pour le Maître. Il se plaignit très vite de l’isolement dans lequel l’amitié exclusive avec Louis II de Bavière le plongeait. À Eliza Wille, il écrivait : « Avec ce jeune roi, il faut toujours planer sur les cimes… ». Et quelques jours plus tard : « Je me sens bien seul ici ; j’ai besoin d’un peu de compagnie dans la maison. Arriverai-je à me passer totalement de l’élément féminin ? Je dis non avec un si profond soupir qu’il est probable que je dois souhaiter le contraire ». Wagner se lassa très vite de la dévorante passion du roi de Bavière. Il chercha donc désespérément non seulement la compagnie d’hommes mais aussi de femmes. Ainsi, il demanda à Mathilde Maier, dans une lettre pathétique, mais toujours formulée en termes équivoques, de venir s’installer auprès de lui. Mais voulait-il une maîtresse de maison ou une maîtresse ? Elle refusa. Dans le même temps, il avait souhaité la présence de Cosima et Hans von Bülow. La fille de Liszt s’installa auprès de Wagner à la fin du mois de et on connaît la suite. […] Plus ambiguës sont les amitiés nouées avec des jeunes gens connus pour leur vie sexuelle perturbée, au nombre desquels il faut compter principalement le roi de Bavière et Friedrich Nietzsche.

La vie affective du jeune roi Louis II de Bavière se déroula sous le signe d’une homosexualité vécue dans l’angoisse et la culpabilité. Son journal intime en témoigne. On a beaucoup disserté de la place de l’homosexualité dans sa relation avec Richard Wagner. Voyons ce que sont les faits.

Le premier acte de souverain de Louis II fut d’appeler auprès de lui Wagner. Il est significatif. Il donne une idée de ce que sera pour lui la fonction monarchique : un moyen de faire concorder le réel et son monde intérieur, de matérialiser l’obsédante thématique autour de laquelle s’est organisée sa personnalité et ainsi de rendre la réalité tolérable en la falsifiant. C’est ainsi qu’il faut comprendre son aventure wagnérienne et c’est en quoi elle peut éclairer les modalités de sa vie affective. Il ne s’agit pas d’une amitié née de la rencontre de deux hommes mais de la passion d’un seul pour une idée. Elle est issue dès l’origine de la réalisation d’un désir du roi. Cette relation avec Wagner est comme toute l’affectivité de Louis II sous tendue par le symbolisme de la pensée bien plus que part un lien d’ordre amoureux. Nous en voulons pour preuve les amitiés homosexuelles du roi avec De Varicourt, Richard Hornig ou encore Josef Kainz. Ici encore, les attachements affectifs sont liés à une émotion d’origine intellectuelle, rattachée à tel ou tel élément de sa pensée symbolique.

Louis II, en proie dès leur première rencontre à une exaltation démesurée, témoignera d’emblée une affection possessive. Il exige de Wagner une complaisance à se laisser contempler et interroger à toute heure. Deux fois, trois fois par jour, parfois en peine nuit, il fait conduire Wagner auprès de lui. Le compositeur écrit à Eliza Wille :  « Je vole à ces rendez-vous comme à ceux d’une bien-aimée. Nous restons là, des heures entières à nous contempler, ses yeux perdus dans mes yeux… De la magie de son regard, vous n’avez pas idée. Celui-là vraiment, n’est pas de ce monde ».

Les lettres de Louis à Wagner, écrites malgré leurs entrevues quotidiennes, révèlent un style où l’emphase, la recherche et l’effervescence des sentiments, se développent au fil des mois jusqu’à une étonnante démesure. Wagner ne se fait que l’écho des effusions verbales du souverain. Le 10 juillet 1878, il dira à Cosima: « Il y règne un ton qui n’est pas bon, mais ce n’est pas moi qui l’ai donné ».

Voici quelques exemples du ton exalté que prirent leurs lettres : « Mon bien-aimé, si profondément chéri » écrit le roi. « Mon cher, merveilleux ami » répond l’artiste. Et le roi au compositeur : « Un et Tout ! Incarnation de ma béatitude, sublime et divin Ami ! Source première de la lumière de ma vie Extase vitale ! Bien suprême Mon Tout, mon sauveur qui me comble de bonheur ! O Toi que j’aime d’un brûlant amour, que j’adore, Seigneur de ma vie ! ». Et Wagner de répondre sur le même ton, sans la moindre retenue.

Cette correspondance semble ainsi caractérisée par trois aspects : la démesure, la violence avec laquelle elle s’exprime (« Le ravissement de mon âme ne me laisse pas de repos ») et son caractère tyrannique et possessif. Louis II dans un mouvement d’adoration narcissique s’identifie fréquemment à Wagner créateur : « Notre œuvre sera là pour exalter les siècles ».

Il n’en resta pas moins que la nature même de ces propos dérangeait Cosima : “Le matin, il écrit sa lettre au Roi et me la lit ; un sentiment tout à fait étrange, indescriptible, s’empare de moi lorsque je lis à la fin que son âme lui appartient (au roi) pour l’éternité ; je sens au cœur comme une morsure de serpent [ ]. Je disparais pour cacher ma souffrance « .

Mais plus tard, l’épouse de Wagner notera : « Il écrit au Roi au café, il me dit que ces lettres ont quelque chose d’artificiel, qu’il a toujours un sentiment de honte et d’injustice à mon égard quand il se laisse aller à de tels dithyrambes avec un autre ; la situation, les lettres du Roi font cependant qu’il en est ainsi. »

En fait, si l’homosexualité latente de Louis II est bien en jeu dans sa passion pour Wagner, rien ne permet d’affirmer qu’il y eut entre ces deux hommes l’ombre ou la tentation d’un commerce charnel. On peut mesurer, tout au contraire, à quel point la dramaturgie du compositeur et sa filiation aux héros de la mythologie germanique en fait pour le jeune roi un symbole de pureté virginale. Nous en voulons pour preuve le recours à l’invocation de Wagner dans son journal intime quelques années plus tard  » pour dompter le mal et vaincre la tentation « .

De même, sa stupéfaction lorsqu’il apprit la liaison de Cosima et Wagner, n’imaginant pas ce dernier capable d’un autre commerce que celui des héros dans le monde spirituel de l’imaginaire et de l’idéal. Le 5 juin 1865, Louis II écrivait au Maître : « Comme je brûle de désir de voir le retour de ces heures tranquilles et bénies où il me sera donné de contempler, après une longue séparation, le visage de l’être le plus cher au monde ! Donc, Semper trace les plans de notre sanctuaire […] Tout est en mouvement, ce que j’avais rêvé, désiré, espéré, se réalisera bientôt. Le ciel descend pour nous sur la terre. O Saint ! Je t’invoque ».

Le terme de sanctuaire, l’invocation à Wagner comme à un saint, soulignent combien il ne s’agit pas d’amour charnel pour Louis II. Il y est question d’un authentique culte voué au Maître et aux mythes dont il est porteur. Ce n’est pas Wagner, l’homme, qui est en cause mais le père du drame musical, dont les miracles éthérés peuvent prendre forme sur la scène du théâtre. Il est vrai d’ailleurs que c’était moins la musique qui fascinait le roi que les thèmes et les personnages en eux-mêmes. Après son départ pour la Suisse, Wagner reviendra à Munich. Louis II et le Maître se reverront et s’écriront des lettres enflammées. Certes, le roi continuera de l’aider financièrement. Le monde wagnérien restera pour lui une obsession familière, mais Wagner lui-même disparaîtra peu à peu de sa vie. Les entrevues s’espaceront et d’autres engouements dirigeront son existence et susciteront là aussi des enthousiasmes violents et éphémères.

  • Friedrich Nietzsche

Richard Wagner sut faire « fantasmer » Louis II. N’en va-t-il pas de même avec le jeune Nietzsche ? Tout comme le roi de Bavière, le philosophe fut profondément ébranlé par la musique de Wagner et fasciné parce qu’il considérait comme son pouvoir insidieux.

« Impossible pour moi d’avoir un point de vue objectif envers cette musique et de garder mon sang-froid. Elle fait vibrer chacun de mes muscles, chacun de mes nerfs  » écrivait-il à son ami Erwin Rhode dès 1868.

Professant une admiration sans borne au compositeur, il voyait en lui le nouvel Eschyle dont le monde moderne avait besoin pour former une civilisation aussi brillante que celle de la Grèce Antique. Après sa première visite à Tribschen au cours de l’année 1869, Nietzsche fut l’hôte fréquent de la maison Wagner. Pour le jeune philologue de 25 ans, ce fut une phase d’inspiration sublime et de plaisir intellectuel qu’il ne renia jamais. Certains auteurs n’ont pas voulu établir de coupure radicale entre cette fascination intellectuelle et le bonheur de s’abandonner, certes de manière platonique au Maître. De là à évoquer un abandon amoureux au cours duquel le jeune homme se donne à un vieil amant, il n’y a qu’un pas que quelques auteurs n’hésitent pas à franchir. Pas moins !

L’hypothèse de l’homosexualité de Nietzsche n’est pas nouvelle. En fait, elle est au moins aussi ancienne que la légende de son amour impossible pour Cosima. Cette hypothèse émane de Siegmund Freud en personne. Depuis longtemps, le père de la psychanalyse avait soupçonné chez le philosophe une libido en décalage par rapport à la norme. Quelques biographes crurent trouver certains indices de la présence de désirs « contre nature ». Ainsi, ils ont pu se demander si son attirance pour la Grèce Antique n’était pas, au moins partiellement, liée au fait que cette civilisation lui apparut comme un monde d’hommes où le lien conjugal était refoulé à l’arrière-plan, où les poètes n’hésitaient pas à faire l’éloge de la pédérastie et où le corps masculin était glorifié. Ces exégètes citent souvent cet aphorisme d’Humain trop humain publié en 1878 : « La civilisation grecque de l’époque classique est une civilisation d’hommes. Pour les femmes, Périclès a dit tout ce qu’il fallait dans son fameux éloge funèbre : le mieux est que les hommes en parlent le moins possible. – Les rapports érotiques qu’avaient les hommes avec les adolescents sont à nos yeux totalement aberrants, mais ils étaient la condition nécessaire et suffisante de toute éducation masculine (en gros, cela correspondait au temps requis chez nous pour que s’accomplisse l’éducation des femmes par le biais des fiançailles et du mariage ). Toute la puissance de l’idéalisme et de toute la nature grecque s’investissaient dans cette relation, et il est probable que jamais jeunes gens n’ont été choyés avec autant d’attention, avec autant d’amour, avec autant d’égards pour le meilleur d’eux-mêmes que lors des VI et Vème siècles avant notre ère « .

De même, peut-on lire que Nietzsche vécut son homosexualité au travers du trio formé avec Paul Rée et Lou Salomé. Toutefois, loin d’être concluantes (c’est un euphémisme), ces hypothèses et les données biographiques ne confirment qu’une chose : si l’homosexualité de Nietzsche a bien existé, il ne s’agissait que d’une forme latente, et par conséquent refoulée.[…]


LA PLACE DES ETOFFES

L’autre donnée biographique autorisant à parler chez Wagner d’homosexualité est son goût prononcé pour les étoffes, les parures vestimentaires aux tons chatoyants. Des lettres de Wagner adressées à une modiste, livrées à la publicité par une intrigue indiscrète, ont donné matière à parler d’instinct de travestissement et d’un prétendu efféminement. Il s’agit du trop célèbre épisode des « Putzmacherin Briefe » (lettres à la marchande de frivolités) qui provoqua les railleries de ses contemporains et le voua à la malédiction du ridicule.

En 1864-65, Wagner adressa à la commerçante viennoise Bertha Goldwag une série de lettres lui commandant des roses artificielles, des mètres de satin et de tulle, des dentelles et des crêpes de Chine. Avec ces articles, il orna sa nouvelle résidence munichoise de draps précieux et de portières. Il s’acheta pour lui-même des robes de chambres, des habits de soie bordés de fourrure (dans divers coloris, avec chaussons et cravates assortis), des chemises et des sous-vêtements de soie et de satin.

À ceci s’ajoutaient de délicats parfums. Inutile de dire que la découverte de ces lettres constitua une belle aubaine pour les amateurs de scandales. Elles furent publiées du vivant de Wagner en 1877 dans la Neue Freie Presse par un collègue de Hanslick, Daniel Spitzer, critique, pamphlétaire de talent et antiwagnérien de longue date.

Pour la petite histoire, ces lettres avaient été subtilisées par le mari de la commerçante qui les avait vendues à un marchand d’autographes. Celui-ci les avait montrées à Brahms, qui avec une rare mesquinerie les avait lues à de nombreux amis et lui avait même conseillé de les vendre à Michael Etienne, le rédacteur en chef de la Neue Freie Presse. Celui-ci les avait ensuite mises à la disposition de Spitzer.

Toute sa vie, et ce jusqu’à un âge avancé, Wagner témoigna de ce goût pour les étoffes moelleuses et souples, pour la soie et le satin. La correspondance avec Judith Gautier dans ces dernières années de vie est une illustration marquante de cette passion. Il avoua à Cosima que ces textiles soyeux, même de catégorie inférieure, produisaient sur sa peau un effet aussi électrisant que le mouvement caressant de sa main. Néanmoins, cette fascination pour de tels vêtements et de tels tissus ne permet pas de trouver « une empreinte féminine » chez Wagner, pour reprendre les termes de Hirschfeld, ni de prouver un besoin de se travestir. Il ne faut pas céder à la tentation des déductions faciles. Ainsi, s’il n’avait pas été artiste, aurait-on conclu au caractère homosexuel de ces conduites ? Peut-être se serait-on contenté de considérer ces péchés hédonistes comme une originalité. Les artistes ont quelquefois leur singularité qui sont des conditions de force créatrice. Et il est évident qu’en lisant les correspondances privées d’autres artistes, on serait étonné de la documentation que l’on pourrait y trouver d’une empreinte féminine, si c’est vraiment elle que l’on tient à découvrir en partant d’une idée préconçue.

Chez Wagner, ce raffinement esthétique semble plutôt participer à l’alchimie de la création musicale. Dès le 4 avril 1855, il écrivait à Liszt :  » Tel que je suis aujourd’hui, j’ai besoin de me sentir dans un élément très doux et très tendre pour avoir le cœur au travail ». Le scénariste, Reinhard Baumgart, du film Richard et Cosima (1985) avait même imaginé une tente de Parsifal, serre d’odeur et de soierie, une sorte de caverne enchantée dans lequel le Maître œuvrait à son ultime drame. Toutefois, rien dans le Journal de Cosima ne permet de supposer l’existence d’un tel cabinet de travail. Apparemment, l’évocation de ce sujet était tabou. Cosima remarque : “Malheureusement, la passion de Richard pour les tissus de soie provoque de ma part une remarque que j’aurais mieux fait de taire, puisqu’elle a suscité chez lui un mouvement d’humeur ». Ce trait serait-il donc comme le pensent les psychologues la ritualisation et l’extériorisation d’un désir inconscient ou d’une carence affective ? Il est vrai que chaque fois que ses rapports humains furent menacés ou affaiblis – successivement à Paris, Penzing et Munich – Wagner s’entourait à grands frais d’un épais capitonnage de soie et de velours. La société ne voyait bien évidemment que l’aspect grotesque des choses et ceci lui valut bien des sarcasmes. Mais Richard, lui, s’abandonnait à ce penchant avec délectation et sans en faire mystère. Ainsi qu’en témoigne ce passage de Ma Vie où il relate ses souvenirs d’enfance : « Bien que, comme je l’ai dit, nos rapports familiaux fussent dépourvus de cette tendresse qui s’épanche principalement par des caresses, mon entourage exclusivement féminin ne pouvait manquer d’exercer une influence profonde sur l’évolution de ma personnalité sentimentale. C’est peut-être parce que ces rapports étaient le plus souvent de nature inquiète, je dirai même violente, que les autres attributs de la féminité, surtout dans la mesure où ils se rapportaient au monde fantastique du théâtre, exerçaient sur moi une séduction qui m’inspirait presque de l’envoûtement ».

De même, il écrit : « Quand, en compagnie de camarades de mon âge, j’essayais de reproduire des représentations du Freischütz et qu’en conséquence je m’adonnais avec ardeur à la confection de costumes et de masques que je couvrais d’une peinture grotesque, les pièces les plus délicates de la garde-robe de mes sœurs, à la confection desquelles je voyais souvent ma famille occupée, exerçaient sur mon imagination un charme qui me procurait une émotion subtile ; leur contact pouvait me bouleverser au point de me donner de violentes palpitations angoissées. »

Ainsi, il ne manqua sûrement pas d’endosser ces vêtements au cours de ces séances théâtrales. Wagner décrit clairement dans ce passage que le théâtre est fantasmé comme substitut de l’univers féminin, lui-même source d’affection refoulée. Ce qui est à l’origine d’ersatz de satisfaction érotique par contact délibérément provoqué. Il convient d’affiner cette démonstration en considérant la théorie freudienne de la bisexualité originelle de l’être humain. Et Wagner, en qui Thomas Mann voyait un précurseur du père de la psychanalyse, ébaucha cette théorie.

Ainsi, le 25 janvier 1854, il écrivait à son ami Roeckel : « Or, tout être humain est à la fois homme et femme, c’est par l’union de l’homme et de la femme que le véritable être humain existe réellement, c’est seulement par l’amour que l’homme aussi bien que la femme deviennent l’être humain ». Ces propos reprennent en fait l’argumentation de son ouvrage théorique Opéra et Drame publié en 1851 où il écrit que le poète de l’avenir est un être porteur du principe actif masculin, la germination poétique et du principe passif féminin incarné par la musique. Et l’œuvre qui résulte de cette fécondation est elle-même une création androgyne, puisque le drame musical consacre l’union de la poésie (mâle) et de la musique (femelle). C’est ainsi que J.J. Nattiez et A.M. Matter soulignent la dimension androgyne de la pensée et l’œuvre de Wagner. En d’autres termes, il se concevait en tant que créateur à la fois homme et femme. Mais à notre connaissance, Wagner n’a jamais employé le mot androgyne à propos de son œuvre ni de lui-même. De plus, il ne faut pas oublier que les propos développés par Wagner ne le sont que sur le plan d’une métaphore sexuelle. Tout individu peut avoir des penchants que l’on qualifierait de féminins et qui ne sont pas pour autant témoins d’une orientation sexuelle anormale. Et au soir de sa vie, Richard travaillait encore à un ultime essai intitulé : Du féminin dans l’Humain.
 

À PROPOS D’UN RÊVE

Grâce au Journal de Cosima, nous avons accès à la transcription des rêves de Richard. L’un d’eux a retenu l’attention des commentateurs : “Richard a rêvé qu’il battait un petit garçon avec une bougie qui n’était pas propre au but qu’il poursuivait, car elle était trop molle, ce qui l’éveillait en sursaut ». Jean-Jacques Nattiez voit dans ce rêve un fantasme homosexuel refoulé. « Ce fantasme […] apparaît alors que Wagner a terminé la composition de Parsifal dont on ne peut manquer de relever la forte composante homosexuelle : renoncement à l’amour hétérosexuel par la castration explicite de Klingsor, phobie du baiser maternel imposé par Kundry et dont Parsifal se détourne en faveur de la communauté strictement masculine du Graal […]. »

On peut s’interroger sur l’argumentation de J.J. Nattiez : en effet, la castration de Klingsor ne nous semble pas à même de favoriser ses éventuels penchants homosexuels. Peut-on vraiment affirmer que ce rêve trahit un désir homosexuel refoulé ? En étant convaincu de la vérité de l’interprétation psychanalytique, peut-être… Un commentateur non freudien (P. Muller) propose une autre interprétation tout aussi cohérente. « On peut se demander s’il ne traduit pas son inquiétude sourde sur la capacité de Siegfried (le fils de Wagner) de reprendre et de continuer son œuvre, couplée avec un retour critique sur cette œuvre même (bougie trop molle, qui ne jette pas assez de flamme) » .

L’interprétation psychanalytique n’est pas décidable. Freud lui-même a rencontré ce problème. Parce que, selon la nature de l’herméneutique freudienne, la signification est ambivalente. Par exemple, nous pouvons affirmer que la nostalgie de Siegfried pour sa mère exprime tout aussi bien l’amour de Richard pour Johanna que le regret des rapports affectueux qu’il n’a pas eu.[…]


ÉPILOGUE

Si ce n’est une exubérance épistolaire indéniablement excessive voire équivoque, les indices d’une possible tendance homosexuelle de Wagner sont si fragiles que les tenants les plus assurés de cette opinion n’ont pu y apporter que des démonstrations factices, mensongères ou carrément stupides. Il fut certes l’objet d’amitiés masculines passionnées. Mais à chaque fois que celles-ci paraissaient équivoques, une tendance homosexuelle préexistait chez son admirateur. De plus, la postérité a surtout retenu l’image d’un Wagner-Don Juan, avec ses activités amoureuses en compagnie de femmes souvent mariées et qui, si l’on accordait foi à cette imagerie populaire, ne lui aurait que difficilement laissé le temps de composer. Pourtant, le nombre de ses relations qui n’excède guère la douzaine, est bien loin des mille trois attribuées à Don Juan rien qu’en Espagne. Quant à l’empreinte féminine que l’on a cru déceler dans son goût prononcé pour les étoffes, nous avons vu que les artistes sont des êtres d’une sensibilité exaltée et que leurs traits de caractère se situent nécessairement assez loin de ce qu’il convient d’appeler « la normale ». Pour ce qui est des interprétations « osées » que des auteurs […] ont pu donner de Tristan et de Parsifal, il est clair qu’elles ne peuvent servir qu’à alimenter le propos de piteuses mises en scène de scénographes en mal d’inspiration. Car ces interprétations sexuelles ne font que déformer le message poétique et philosophique de l’œuvre. Une chose demeure certaine : Wagner ne se scandalisa jamais des penchants homosexuels de certains de ses amis et sut faire preuve d’une tolérance rare à cette époque.

PB in WAGNERIANA ACTA  1996 @ CRW Lyon

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Siegfried JERUSALEM
par Nicolas CRAPANNE

Inoubliable Siegmund ! Inoubliable Siegfried ! Inoubliable Lohengrin… Bref, en tous rôles, inoubliable ! Né à Oberhausen, Siegfried Jerusalem se tourna très tôt vers la musique…instrumentale. De 1955 à 1960, le jeune homme étudia la musique à la Folkwangschule à Essen (basson, piano et violon) et de 1961 à 1977,… (Lire la suite)

Nike WAGNER
par Nicolas CRAPANNE et Cyril PLANTE

C’est dans l’immédiate après-guerre, à Überlingen sur les rives du lac de Constance que naît Nike Wagner, fille de Gertrud Wagner (née Reissiger) et de Wieland Wagner. Mais en digne héritière de son illustre arrière-grand-père Richard Wagner, c’est à Wahnfried que la jeune fille passe son enfance. Intellectuelle remarquée pour… (Lire la suite)

Sommaire
Le 28 août 1850, à l’occasion du 101e anniversaire de Goethe, « Lohengrin » fut créé à Weimar sous la direction de Liszt. Pourquoi Wagner n’était-il pas présent ?

Réponse : Il n'a pas pu venir car il faisait l'objet d'un mandat d’arrêt pour avoir participé aux émeutes de Dresde en 1849.

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