La Naissance de Tristan, une pièce dramatique et musicale en trois parties et dix tableaux de M. Georges Delaquys, avec une musique de scène tirée de I’oeuvre de Richard Wagner, fut montée au Théâtre de Monte-Carlo à la fin de l’année 1936.
Pierre Scize présenta la pièce dans un article publié en page 3 journal Comoedia du 30 décembre 1936.
Nous le retranscrivons ici.
Au Théâtre de Monte-Carlo
« Où le texte tient devant la musique »
par PIERRE SCIZE
Il est bien qu’en ces temps incertains les intendants des plaisirs de la principauté monégasque maintiennent fermement une tradition qui est aussi glorieuse et célèbre que le fameux azur et le non moins fameux soleil de la Riviera: celle de créer, avant Paris, chaque année, une ou deux œuvres d’art, lyriques ou dramatiques, choisies en raison même des difficultés qu’elles rencontreront à se produire ailleurs.
Voilà de l’intelligente décentralisation et un mécénat bien compris: be continuateur des Gunzbourg et des René Blum, M. Marcel Sablon, a parfaitement saisi qu’en héritant des avantages d’une charge fameuse, il en assumait aussi les devoirs. Et Monte-Carlo, à qui dans le passé, la Musique et la Poésie doivent beaucoup, vient de signifier, par la création de La Naissance de Tristan, que la continuité de ses traditions n’admettait pas de solution. Après Tristan, on entend nous donner ici la primeur d’une Sapho, de Frédéric d’Erlanger, œuvre qui montre, devant qu’elle paraisse, les plus louables ambitions. Enfin, comme par le passé, la direction du Théâtre a prié ta critique parisienne de venir dire, en toute liberté, son opinion sur la pièce. Ce sont tous ces détails qui recréent une ambiance et font que, sur son rocher marin, parmi les palmes et les architectures un peu frivoles des hôtels et des villas, Monte-Carlo n’est pas seulement la capitale de la roulette et du Trente et Quarante, maiis aussi une ville dont le nom parle à la mémoire et au cœur des artistes et des mélomanes.
Le Tristan dont nous entretient, en des répliques d’une bonne et solide prose, le poète Georges Delaquys, est, bien entendu, celui d’Isolde et de Wagner. A la bonne heure! Nous sommes tout de suite placés par ce sujet sur les sommets. Respirons le souffle des héros, disait Beethoven!
Quand Richard Wagner, chassé de sa patrie, à laquelle il allait donner urne âme sonore immortelle. rencontre sur les chemins de l’exil la belle Mathilde Wescadonk [sic], il avait quarante ans, des œuvres derrière lui; tous les Niebelungen grondaient à la fois dans sa tête — ce qui devait lui faire une belle ménagerie intérieure- il avait des disciples, des admirateurs; il se heurtait à des détracteurs fougueux et, ce qui est pire, à cette immense mer des tièdes et des indifférents, plus mortelle au génie que vingt ennemis déclarés. Il était pauvre, incapable de faire autre chose que ce que son âme ardente lui commandait, que ce que les dieux l’avaient envoyé faire sur la terre.
Il traînait après lui cette femme au cœur malade, la dolente et prosaïque épouse, celle qui, au temps de Rienzi et de la vingtième année avait été la pétulante Minna. Dure destinée des femmes de grands hommes, pauvres mères-poules que le destin railleur attache à des aigles et qui ne comprennent rien à la farouche mission, aux cruelles exigences, à l’égoïsme nécessaire de celui en qui elles s’obstinent à voir l’amoureux sourire de leur jeunesse enfuie! Elles sont dignes de pitié et font horreur en même temps. Ou leur reproche de ne pas savoir ce que nous savons si bien nous : que Richard Wagner est un dieu et qu’on n’exige rien des immortels. Quand Minna défend son bonheur, on a envie de lui crier; « Ma bonne dame, il s’agit de Tristan. et votre bonheur, on s’en moque! »
En face de cette créature de prose, Mathilde est l’Isolde éternelle. Elle comprend, elle! La jeunesse, l’amour, lui donnent leur sensibilité merveilleuse. Quelle jouvence pour te titan! Quelle fontaine de joie! Mais aussi quelle source de souffrance!
Le couple Richard-Mathilde a vraiment préfiguré le couple Trisfan-Isolde. Il vivait son calvaire pendant que le musicien l’écrivait.
C’est à peine transposé : Deux amants s’aiment jusqu’à la mort.
Tout les sépare. C’est assez. C’est tout le drame.. Le fidèle Bulow devient le féal Kurvenal, la bonne Elisa Will confidente de Mathilde devient Brangaine. Le noble Wasendonk [sic] joue le roi Marke au naturel. Et la société compassée du XIXe siècle avec son rigorisme et sa sécheresse, se change bien de renouveler les obstacles insurmontables, qu’en des temps plus anciens, la religion, le sacrement du mariage, les lois de chevalerie, la magie du philtre prodiguèrent aux amants de Cornouailles.
Tristan et Isolde meurent dans les bras l’un de l’autre. Notre époque ne leur accorda même pas cette suprême récompense. Wagner, jusqu’à ce qu’il rencontre à nouveau l’amour en Cosima de Bulow. traînera une vie incertaine et douloureuse. Mathilde ne se guérira pas de cet amour magique, pur et désolé. Et lui-même, quand il mourra à Venise, dans ce triste Palais Vendramin, devant lequel je ne suis jamais passé que le cœur battant et la gorge serrée, n’est-ce point encore le cor de Tristan qui viendra bercer son agonie?
Voici donc tous les événements mis en scène avec un bonheur très grand par Georges Delaquys.
La matière était belle. Il restait à ne point lui être inégal. Entre les tableaux, et parfois les soulignant, la grande voix de l’orchestre wagnérien s’élève, et ce dialogue entre les personnages d’une comédie dramatique moderne, et la voix même du génie, cette confrontation du sublime et du quotidien offrait de grands dangers.
C’est faire à Delaquys un très grand compliment, que lui dire qu’à aucun moment on n’a senti de disparate. Il a « tenu » comme disent les sportifs, en face de cet allié redoutable. Mieux : porté par son sujet et par l’émotion qu’il dégage, au dernier acte tout le monde a senti que la pièce, tout d’un coup, s’envolait et atteignait à une grandeur qui ne devait plus rien à personne d’autre que l’auteur.
La Naissance de Tristan forme un spectacle noble et complet. Si j’étais M. Abram, je mettrais vite au répertoire de l’Odéon cette pièce où mélomanes, wagnériens, amants, artistes, viendraient d’un même cœur fraternel communier.
Elle y prendrait la place de ces grandes pièces à musique comme L’Artésienne, Antar, Le Grillon du Foyer, qui furent longtemps le plus clair de la fortune de notre second théâtre. A défaut de l’Odéon, le Pigalle pourrait trouver sa clientèle avec ces pièces qui correspondent à ses vastes moyens. Mais je suis bien tranquille : on verra, à Paris, le Tristan de Delaquys. Et les bien avisés seront ceux qui l’y produiront.
L’interprétation
Le rôle de Wagner est terrible. C’est Prométhée en robe de chambre. Si son interprète ne nous met pas tout de suite dans cet état second où l’on ne discute plus, où l’on ne pense plus au comédien, où l’on est réellement devant Wagner redivivus, tout est perdu, et le rôle devient celui d’un monsieur exigeant, coléreux, monstrueusement égoïste, et d’une vanité démesurée. Mais quand Samson Fainsilber joue ce rôle, pas un instant nous ne nous y trompons.
Le grand fauve humain qui vit là, sous nos yeux, cet amour orageux, a tous les droits. Qu’il torture Minna, le pauvre Wesendonk, ses disciples, ses amis, et jusqu’à celle qu’il aime, c’est bien! Nous consentons. Quelque chose d’inhumain, qui est par delà le bien et le mal, justifie tous ses actes et tous ses propos. La création de Richard Wagner comptera dans la carrière de ce comédien si divers, si varié en ses moyens, et qui touche à tous les registres avec une jeune maîtrise qui enchante.
Des deux femmes que déchire l’amour du dieu, la plus touchante, celle qui, de loin emporte tous les suffrages, c’est Mathilde. Mais, grâce à l’art et à l’humanité simple et vraie de Mme Yahne Lambray, c’est,’à Monte-Carlo, Minna qui l’a emporté sur sa belle rivale.
Pour Mme Jeanne Boite, c’est assurément une belle personne. Elle a joué Matihilde avec des airs extasiés, comme une femme que frappe un bonheur trop grand pour elle. Mais, parfois, on aurait souhaité je ne sais quels prolongements à cette extase, quelque chose, un signe, enfin, celui qui montre qu ‘Isolde est vraiment digne de son destin.
Le mari noble et douloureux de Mathilde est bien difficile à jouer. Rien de périlleux comme cet emploi de cocu longanime au cœur fontaine de pitié. Ernest Ferny l’a joué avec la componction requise. Je lui eusse aimé une barbe moins en zinc. Question de détail. Cela s’arrangera par la suite.
MM. Christian de Lalllaut et Pierre Gillier sont Bulow et Ritter, deux disciples éblouis, charmants de jeunesse, de dévouement.
Elisa Will, la bonne Brangaine, est joué à ravir par Mme Marie Dormoy, et la bourgeoise Irma Beckert par Simonne Rougier, pseudonyme où se dissimule une actrice sûre et claire, que son talent dénonce: Mlle Nita Malber. Marguerite Valbrun est Cosima de Bulow, la proie du prochain sacrifice. La scène où elle paraît, auprès de Minna et de Mathilde, réjouira les wagnériens au courant de la biographie du héros.
La mise en scène de M. Pierre Geoffroy est soignée et vivante, sans excessive originalité. L’orchestre de Monte-Carlo, que les plus grands chefs du monde ont conduit, est. égal à sa réputation. C’était M. Marc-César Scotto qui le menait à la victoire.
Pierre SCIZE.
Georges Delaquys à propos de sa pièce
Le Matin du 16 janvier 1937 publie un article intitulé Après la création de «La naissance de Tristan» à Monte-Carlo dans lequel l’auteur commente sa propre pièce:
Lorsque le directeur du théâtre de Monte-Carlo, M. Marcel Sablon, me dit: « Je monte votre pièce », j’éprouvai an tort grand embarras. J’avais jusque là pris faiblement conscience de la gravité de l’affaire. Quand on se marie c’est au moment de dire « oui », que l’importance du mariage apparaît. Or, cette pièce, écrite sur Richard Wagner et son amour pour Mathilde Wesendonck, à laquelle je pensais depuis toute ma vie, que j’avais lentement mûri, et qui, pendant ces adorables fiançailles, me semblait vouée à la plus heureuse destinée, voici que subitement elle me fit peur. Il allait falloir la montrer. la soumettre au jugement public, la laisser sortir seule et je la vis alors hérissée des pires difficultés, exposée aux périls les plus inévitables. Faire parler Richard Wagner, Mathilde, voisiner avec la terrible musique. Qu’allais-je devenir ?
Maintenant que c’est fait, je suis éberlué de n’être point en miettes. La pièce a tenu.; on me dit qu’elle n’a pas été aplatie entre les blocs prométhéens des fragments de Tristan que j’avais, eu la témérité, d’adjoindre au texte Mon sauvetage est dû à l’interprétation hors ligne que le théâtre de Monte-Carlo lui a donnée et dont les critiqués parisiens, qui ont bien voulu se déplacer, ont été unanimes à constater la valeur et l’homogénéité. Quelle sera la carrière de l’ouvrage? Je n’en sais encore rien. Après avoir été jouée une douzaine de fois à Monte- Carlo et à Nice au Palais de la Méditerranée la pièce doit, en avril, au retour de Samson Fainsilber qui part en tournée pour deux mois, être représentée en Belgique, en Suisse, dans certaines grandes villes de France et de l’Afrique du Nord. Après quoi, il est vraisemblable qu’elle verra la rampe à Paris pendant l’Exposition. Les livres ont leur destin. Je ne puis que laisser au sien, maintenant, cet écrit qui ne m’appartient plus.
Georges DELAQUYS.
Où trouver le texte de la pièce ?
in La Petite Illustration – Théâtre – N°406 – La naissance de Tristan. N°810 de la Petite Illustration. 20 Février 1937. La naissance de Tristan (pièce de Georges Delaquys. Avec S. Fainsilber, J. Boitel, Y. Lambray, M. Valbrun, C. De Lanaut, P. Gillier, M. Dormoy, S. Rougier, L. Coudray, J. Deshayes, S. Deshayes et E. Ferny. Théâtre de Monte-Carlo. In-4. 34 p.
Postérité (non exhaustif)
Voir l’article de Delaquys ci-dessus.
Le 6 septembre 1938 et le 27 juin 1939, la pièce fut retransmise par Radio-Paris. (durée: deux heures).
La pièce fut créé à Lyon à la salle Rameau le 10 décembre 1943.