Scénario en prose écrit en 1868
Distribution :
Barnabas Kühlewind, souffleur
Hermine, sa fille
Kaspar Schreiblich, étudiant sans le sou et acteur débutant
Lorenz Pimper
David Bubes, régisseur
Napoléon Baldachin, premier rôle.
Une chambre chez Kühlewind. Au fond, un lit dans une alcôve. Matin.
Kühlewind dort dans le lit et rêve, agité. Hermine inquiète pour son père. Schreiblich passe la tête par la porte : Hermine tire le rideau de l’alcôve. C’est le jour de l’An : la représentation de la Saint-Sylvestre, la veille, a été terrible pour le vieux souffleur en dépit de toutes les mises en garde, voilà qu’il s’est remis à trop priser, ce qui lui a valu des éternuements convulsifs au moment précis où le premier rôle, Baldachin, avait le plus besoin de son aide. Il en est résulté un quiproquo irrattrapable, à la grande joie des spectateurs, et les éternuements cataclysmiques de Kühlewind n”ont fait qu’ajouter au scandale. Colère de l’acteur : à la clef, la mise à pied de Kühlewínd.
Accablement total. Cet entretien a été fréquemment interrompu par des gémissements venant de l’alcôve. Nouvelle crise d’éternuements. Pimper vient avec le Petit Livre de l’Année Théâtrale, où il veut consigner sans tarder la dernière anecdote du théâtre. Schreiblich promet de la lui raconter. Dans le lit, véritable explosion nasale, qui projette Kühlewind empêtré dans ses draps. De tous côtés on s`active pour le libérer enfin, il est dégagé. Il s’habille, misérablement, derrière le rideau de l`alcôve, pendant que Schreiblich raconte l`anecdote de la veille à Pimper, qui la note. Puis café, petit-déjeuner. On parle de la veille : comment est-ce arrivé ? Kühlewind très abattu : ses plaintes. Schreiblich essaie de le consoler en parlant des brillantes perspectives qu’il entrevoit pour lui-même : K. lui donnerait Hermine comme femme, et il s’occuperait de toute la famille.
Mais K. lui rétorque un pronostic tout différent: il n’a aucun talent de comédien. Sans doute sa mémoire est surprenante, merveilleuse, même, puisqu’il lui suffit de lire un texte une fois pour le retenir. Mais c’est précisément là ce qui le perd comme acteur : il récite tout d’un trait, sans marquer la moindre respiration. Or c’est pendant les pauses, les silences, qu’on joue: ce que l’on dit, et surtout quand il s’agit de Schiller, Goethe ou Shakespeare, personne ne le comprend et tout le monde s’en moque, mais les silences, les hésitations significatives, lourdes de sous-entendus, voilà qui accroche et capte l’attention.
Les récents incidents prouvent que cette maxime est vraie. Baldachin n’est qu’un ingrat, car Kühlewind, en souffleur consciencieux, l’a maintes fois aidé à produire de profonds effets. Cela étant, il y a eu aussi des cas où, etc. (Nombreuses interruptions.)
Pimper, qui corrige son anecdote. Son exposé va en défaveur de Kühlewind. Puis café. Prise. Ne pas fumer ! Souci croissant : comment tout cela finira aujourd’hui, quelles décisions seront prises. Crainte d’un renvoi. La misère qui s’en suivrait. Le passé de Schreiblich (entre autres choses). Hermine décide d’aller voir le secrétaire du théâtre de la cour, qui est à tu et à toi avec le secrétaire du cabinet. Elle espère seulement obtenir une pension convenable pour son père. La conversation principale, entre Schreiblich et Kühlewind, se prolonge. Pimper annonce l’entrée de Bubes, le régisseur. Ses manières extraordinairement compassées. Le renvoi est inévitable : on se dispute à ce sujet. Schreiblich l’interroge sur ses futurs emplois. Guère d’espoir de ce côté. Baldachin aurait menacé de partir : il semble qu’il craigne l’engagement de Schreiblich, à cause de l’incroyable mémoire de celui-ci, qui le rend capable d’apprendre tous les rôles le matin pour le soir de telle sorte qu’à chaque fois que Baldachin ne serait pas prêt, la direction pourrait le remplacer au pied levé et assurer la programmation de son choix, rendant proprement inutile le premier rôle officiel.
Discussion sur Baldachin. On dit que celui-ci intrigue depuis la veille au soir pour obtenir le renvoi de Kühlewind. Pimper prend Schreiblich à part, et l’informe que Baldachin fait les cent pas autour de la maison, dont il attend que sorte Bubes.
Schreiblich, par la fenêtre, hèle Bald. et l’invite à participer au débat. Celui-ci apparaît, mécontent et vexé. L’entrevue avec Schreiblich est plutôt tendue: discussions embrouillées, où Bald. se contient avec hauteur. Il importe de parvenir à savoir ce que veulent ceux qui ont tout pouvoir sur le théâtre. Bald. intrigue, pour que Schreiblich soit nommé souffleur, afin de l’écarter définitivement d’une carrière d”acteur. Pimper les interrompt pour revoir une dernière fois l’anecdote. Lettre du secrétaire à Kühlewind, pour le prier d’abandonner sa charge. Buber et Baldachin laissent Schreiblich réfléchir: postulera-t-il à l’emploi? Kühl. et Schreib. en débattent (pathos). Ils veulent tirer une vengeance souterraine de Baldachin, qui se voit maintenant promu unique premier rôle du théâtre. Hermine revient du cabinet du secrétaire. Elle a obtenu une pension complète, en échange de la promesse de Schreiblich d’accepter l’emploi de souffleur, pour lequel tout le théâtre a entière confiance en lui. Pathos croissant. Peut-être, à l’emploi de souffleur, pourrait-il ajouter quelque succès en créant un journal théâtral, des compte rendus, des essais, des poésies, son vrai métier. Il compare le trou du souffleur à ce point que cherchait Archimède pour soulever la terre. Pimper, pour remercier de l’anecdote, apporte une bouteille de vin : on s’est arraché son petit livre au coin de la rue. Kühlewind lui-même essaie de se réconforter. On porte des toasts aux succès inimaginables que connaîtra le nouveau souffleur dans son emploi. Kühlewind, qui a reniflé une trop forte prise de tabac, éternue si fort qu’il renverse son verre. Schreib. y voit un présage de bon augure pour tous ses projets.
Là-dessus, fiançailles.
1er septembre 1868.
(Pour conjurer une pénible dispute.)
Texte en prose de Richard Wagner, traduction de Philippe GODEFROID
in Les Opéras imaginaires, Librairie Séguier, Archimbaud (1989)