à partir de documents recueillis par Estera KLISZEWSKA,
dans le cadre de travaux sous sa direction en juin 2000 (Université Toulouse II)
LE DRAME MUSICAL WAGNÉRIEN SUR LA SCÈNE DU WALDOPER DE SOPOT,
OU LA BAYREUTH DU NORD.
Qui se souvient du Waldoper de Sopot, cet opéra en plein air situé au beau milieu d’une forêt de hêtres au bord de la Baltique, dans une petite ville séparée de Gdansk (Danzig) par quelques kilomètres, et qui appartient de nos jours entièrement à la Pologne ? Alors que ce fut une scène wagnérienne mondiale des plus célèbres, et cela en particulier de par sa position ambiguë, tantôt allemande, tantôt polonaise1 (couloir de DANZIG) à des époques troubles de l’histoire de l’Europe …
Étrange destinée que celle de Sopot, la Bayreuth du Nord, alors que ces deux villes se trouvent séparées par des centaines de kilomètres, et qu’elles font partie de deux pays présentant un antagonisme datant de plusieurs siècles ! Il semblerait a priori que rien ne puisse les unir. Pourtant, deux théâtres les rapprochent, comme si l’Art l’emportait sur toute l’animosité politique.
En effet : grâce à l’œuvre de Richard Wagner, les scènes de Bayreuth et de Sopot vont suivre durant un temps le même chemin, et cela, afin d’accomplir l’Œuvre d’Art Total.
Cependant, s’il existe dans le domaine artistique des affinités entre les deux théâtres, l’aspect idéologique qui s’en dégage va modifier leurs destins.
En 1909, Sopot est « une belle ville d’eau, sereine dans sa verdure luxuriante », qui ne prend son grand envol annuel que de mi-juillet à mi-août, pour vivre les représentations en plein air d’opéras variés2(Blazej Sliwinsky, Dzieje Soputu do roku 1945 / L’Histoire de Sopot jusqu’en 1945, Gdansk, Kultura,1998)..
Curieusement, nous retrouvons quelques années auparavant, quasiment la même description de Bayreuth par Albert Lavignac3Le Voyage artistique à Bayreuth, Paris, Delagrave, 1896) : « bonne ville de province aisée et tranquille », qui s’ouvre au public et devient festive à cette même période de l’année pour les représentations qui là, ont lieu dans le théâtre du Festival, mais ne concernent que l’œuvre de Wagner, depuis sa création par le compositeur en 1876.
Peu à peu, l’orientation wagnérienne des programmes de Sopot va créer une sorte de rivalité entre les deux festivals, la rotation de grands artistes constituant un sujet de compétition pour acquérir les meilleures voix d’Europe.
Autre point de coïncidence entre les deux théâtres, et plus délicat à aborder car faisant l’objet de polémiques encore de nos jours : la corruption ! Selon Nietzche, Bayreuth est entièrement corrompu par l’argent et la recherche d’une appréciation bourgeoise ; et concernant Sopot, c’est la mystification artistique opérée par le mouvement national -socialiste qui veut convertir en Germains tous les habitants de Sopot ! (L’autoritarisme de la gestion des deux scènes pouvant aussi être comparée : Madame Wagner d’un côté et Hermann Merz de l’autre).
SOPOT : un enjeu géopolitique.
Entre 1918 et 1939, Sopot constitue un territoire dont l’identité semble discutable, et la dimension politique de la musique devient un outil de propagande exploité à outrance.
La décision du 15 septembre 1920 prise par la Ligue des Nations qui proclamait Danzig, Ville Libre, n’était satisfaisante ni pour la partie allemande, ni pour les habitants polonais, qui conservaient encore un dernier espoir d’être enfin libérés de la domination allemande. Cette décision, dans son développement, contenait également l’incorporation de Sopot à la Ville Libre. Le mécontentement des Allemands de Sopot, auparavant ville allemande, mais enlevée à la Pologne en 1772, s’exprime dans le poème en langue française, adressé au général Dupont, président de la Commission des Frontières à Versailles. Dès lors, les Allemands vont mettre en route le « procès de germanisation », afin de maintenir ou instaurer – à ce sujet les polémiques sont toujours vives – la culture allemande.
De la même façon, les habitants de Sopot, en 1919, révélaient une attitude tout à fait contraire à celle des participants du Congrès ; ils ont protesté au moment de la divulgation des projets de la Commission des Frontières, qui proclamait l’exclusion de Sopot du canton de Wejherowo, attribué à la Pologne, pour l’inclure à la Ville Libre de Danzig. Le contenu de cette protestation insistait sur le fait que Sopot n’avait jamais appartenu à Danzig :
« Sopot dans son histoire n’a jamais appartenu à Gdansk (Danzig). Les autochtones sont en plus grande partie polonais. La germanité est donc un phénomène artificiel, imposé ; un phénomène qui se justifie par la pression et la lutte contre l’identité polonaise. Nous demandons et nous exigeons en cet ultime moment qu’on ne nous coupe pas du tronc de la patrie. »4(F. Mamuszka, O polskosciSopotu, Jantarowe Szlaki n°4, 1983, p. 12)
Le statut de la Ville Libre donnait les droits de décision aux Polonais autant qu’aux Allemands, à l’exception de la représentation de la ville à l’étranger, accordée aux Polonais. Les habitants de Sopot souhaitaient que leur ville appartienne entièrement au territoire polonais, ayant toujours une appréhension au sujet de la future influence des Allemands, trop puissants dans la ville de Danzig.
{Dans les arcanes de l’histoire, le conflit qui concernait l’identité de ce territoire, sollicité en permanence par ces deux pays, a duré longtemps, jusqu’au moment où, au XIXe siècle, les archéologues allemands ont constaté, après des années d’études, l’aspect typiquement polonais de Sopot (Wolfgang La Baume, Der Burgwall bei Zoppot. Ausgrabung 1934, in Grodzisko pod Sopotem, Wykopaliska 1934. Il a constaté dans cet article que la céramique retrouvée sur ce territoire provient de l’époque praslave. De surcroît, il a démontré que les aspects linguistiques témoignaient de la “polonité” de cet endroit. En effet, le verbe “sopeti” d’où vient le nom propre Sopot, est lié au radical onomatopéique [ot] associé au ruisseau, « strumyk » en polonais; ce radical était souvent repris par des hameaux situés au bord des ruisseaux.)}
Malgré toutes les traces polonaises, ce territoire de Sopot a été finalement considéré comme un quartier de Danzig, prédestiné aussitôt au procès de la germanisation que les Allemands n’ont pas tardé à mettre à exécution.
Si l’on prend en considération le choix de représenter des œuvres wagnériennes d’où jaillissent des étincelles germaniques, la scène de Sopot constitue immédiatement un lieu de propagande. La musique de Richard Wagner en cette période, étant alors considérée comme incarnant au plus haut degré la germanité, elle connote, par son inspiration issue de mythes nordiques, la puissance et l’esprit typiquement allemand, et cela même si, pour le compositeur lui-même et son époque, ces notions se référaient en fait à une optique qui était purement « romantique » !
La résurrection de la Pologne, après la première guerre mondiale, était considérée comme une menace pour les biens allemands dans l’Europe de l’Est. Le IIIème Reich se sentit donc obligé de mettre en œuvre l’outil idéologique, afin de récupérer ses biens. Ce rôle idéologique fut mis en exergue au temps d’Adolphe Hitler ; pour le mouvement national-socialiste, l’aspect monumental des représentations de Sopot se rapprochait de ses idées générales sur la culture. Hitler, ainsi que les autres membres du parti, ont fait usage de l’ancien vocabulaire germanique, le même que l’on trouve dans les livrets de Wagner.
La scène de Sopot est construite en 1909 grâce à l’initiative du maire de la ville, Max Woldman. On peut ainsi remarquer que l’idée de « théâtre en plein air » est née bien avant sa récupération dans un but idéologique.
La véritable histoire de l’opéra de Sopot commence en fait par une manifestation patriotique ; en 1909, sur la colline Bromkenhohe, on inaugure une statue de soldats allemands, morts pendant la guerre franco-prussienne. Lors de cette inauguration, on fait venir des habitants, non pas seulement de Danzig, mais aussi d’Oliwa, et surtout de Sopot. Après les discours officiels, a lieu un pique-nique. On ne sait pas si les participants ont chanté le chant : « Qui t’a élevé si haut belle forêt ?» (Ktoz to ciebie piekny lesie tak wysoko w gorze zbudowal?) dont Robert Musil, écrivain autrichien, dit d’un ton ironique qu’il est «un réflexe national du corps allemand ». Mais il est certain que le pique-nique fut réussi et que l’acoustique de la vallée, entourée de hêtres, a beaucoup impressionné les participants.
C’est ainsi, de façon anodine, que va naître l’idée de « représentations d’opéras ». Le budget de la ville alloue la modeste somme de deux mille marks pour la totalité de l’entreprise. Au bout de quatre mois, le 11 août 1909, la scène de Sopot présente son premier spectacle : La nuit à Grenade de Kreuzer. Le succès est immédiat et dépasse les espérances des organisateurs : deux spectacles suffisent pour rembourser les frais de la construction de la scène.
Malgré toute l’ardeur accompagnant cet événement, l’objectif n’a pas été vraiment défini : on a pu voir une œuvre de Smetana ainsi que l’opérette Le Baron Tsigane de Strauss en 1913. La direction avait fini par décider de ne représenter que les œuvres des romantiques allemands, mais l’idée de les utiliser dans un but de propagande n’apparaissait pas encore. C’est en 1910 que débutèrent les préparatifs de la représentation du 1er et du IIIème acte de Tannhäuser. La représentation de l’opéra en entier apparaissait alors impossible sur un plan purement technique, Schäffer désirant garder, selon les exigences du drame antique, l’unité de lieu et d’action, ce qui la rendait en effet irréalisable. En totalité, dans les années 1909-1921, la scène de Sopot réalisa douze premières. Si l’on prend en considération la rupture provoquée par la guerre de 1914-1918, ce chiffre témoigne de la popularité de ces spectacles dans cette belle vallée très boisée.
Tout change néanmoins avec la mort de Walther Schäffer, le premier metteur en scène. C’est alors que va naître, en 1922, l’idée d’organiser un festival wagnérien.
Passage d’une scène à l’objectif purement artistique, à la scène idéologique.
La première représentation de Siegfried est confiée au metteur en scène du Théâtre Municipal Schreiber. Dès lors, chaque année on pourra participer de la mi-juillet à la mi-août à un « festival Richard Wagner ». La fonction de directeur artistique et de metteur en scène, est déléguée à Hermann MERZ (1922).
Max von Schillings, un des plus célèbres interprètes des œuvres de Wagner, est titularisé comme directeur musical ; il avait longtemps occupé la place de directeur du Staatsoper de Berlin.
Pendant vingt ans, le théâtre de Sopot va mettre en scène toutes les œuvres de Wagner, en n’omettant que Le Hollandais Volant. Au début, on ne représente qu’un seul drame musical par an, pour ensuite, à partir de 1931, augmenter le nombre d’œuvres représentées, et en 1939, donner la Tétralogie complète.
Cette augmentation du nombre de spectacles n’est pas un hasard, la situation politique change en Europe : le NSDAP prend le pouvoir et désire, de plus en plus fortement, récupérer les territoires perdus. La propagande se met en route comme moyen de « convertir » les habitants, afin de les convaincre du caractère germanique, omniprésent dans ce territoire : « Sopot war deutsch, ist deutsch, bleibt deutsch » (Sopot a été allemand, est allemand, et reste allemand) ; cette phrase est écrite en 1935 par un des propagandistes dans l’article “Zoppot in Vergangenheit und Gegenwart”.
Ainsi, la propagande nazie va capter et exploiter des sentiments plus ou moins conscients au détriment des pures valeurs musicales. Le théâtre de Sopot ne devrait imiter Bayreuth qu’à la façon d’un Temple de l’Art, alors que c’est la déformation du terme de « germanité » – terme souvent utilisé par Richard Wagner dans un tout autre sens (sens lié à l’époque romantique) qui est le fait de cette propagande politique.
« A Bayreuth, il n’y a ni Allemands, ni Français, ni Juifs, mais seulement des être humains tous égaux dans le culte de l’idéal ; C’est là le point essentiel de la pensée de Wagner : et entendue de cette manière, elle peut à ce qu’il nous semble, rallier tous les suffrages »5(Henri Lichtenberger, Richard Wagner, Poète et penseur », Paris, Alcan, 1911, p. 386).
Mais Berlin à ce moment ne semble pas avoir la même perception artistique que celle exprimée par le grand wagnérien Henri Lichtenberger. Le compositeur est muet car décédé déjà depuis 1883. Sa veuve lui a survécu quasiment un demi-siècle et a pu falsifier, trier ou détruire les écrits qui ne lui convenaient pas, et sa descendance sera politiquement largement compromise avec les autorités du moment.
Berlin, avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, subventionne très fortement Sopot, devenu haut lieu de propagande, et qui connaît alors la même gloire musicale que Bayreuth, et peut se permettre aussi d’inviter les grandes célébrités vocales du monde entier.
En août 1933, la venue du chancelier est attendue dans la petite ville. Bien plus de 7.000 spectateurs attendent l’événement à l’occasion de ce Tannhäuser, annoncé comme exceptionnel ; mais déception : il ne viendra pas et l’excitation créée ne retombera qu’à peine, tant l’atmosphère reste maintenue dans un état d’enthousiasme permanent.
A l’apogée de son succès, en 1934, Hermann Merz, en place depuis 1922, sait jouer de l’alliance de l’art et de la nature, en y glissant adroitement la propagande. Mais il faut lui reconnaître une qualité : il reste toujours fidèle aux traditions propres à Wagner sans céder aux pressions visant à interpréter l’œuvre, comme cela se fait couramment sur d’autres scènes. La qualité artistique demeure pour lui, l’essentiel.
Et il ne faut pas nier le rôle fondamental du charme de ce décor naturel, cette forêt superbe et mystérieuse qui crée une atmosphère particulièrement en harmonie avec la musique. L’art reste toujours présent dans ces spectacles, même si malheureusement détournés de leur but initié dans les écrits théoriques du musicien.
Les journalistes ne disent plus : le « bois de Sopot », mais : « le bois Saint et Germanique » !
La scène a le statut de « centre culturel », ce qui lui permet de perdurer durant toute la guerre. En 1943 la valeur artistique avait considérablement diminué, mais le IIIe Reich ne lâche pas les brides des endroits culturels dont la mission reste très définie.
On constate que Sopot parvient jusqu’au bout à éviter, malgré les pressions, les abus et manipulations qui modifient carrément sur d’autres scènes allemandes les indications du texte ou des didascalies de Wagner dans un sens de propagande pangermaniste et d’actualité.
Cependant, même si la propagande à Sopot ne nuisait pas à la qualité de la représentation, les Polonais restaient souvent réticents et peu nombreux dans le public. Seuls les mélomanes qui savaient séparer la qualité artistique et les prétentions idéologiques y assistaient. Mais des Allemands venaient de loin à Sopot, avec l’idée que ces territoires étaient un bien allemand. On comptait 35.000 spectateurs par Festival ; « Sopot, la Bayreuth du Nord » et le perfectionnisme des représentations : c’étaient les arguments récurrents pour attirer le public.
Vers un nouveau Sopot… loin de toute récupération.
Il est certain que les hommes de l’art à Sopot ont été séduits par l’ambition wagnérienne de créer un théâtre d’initiation à la grecque, à la façon de Bayreuth. Orchestre invisible, gradins, colonnes remplacées par les arbres à Sopot, tout devait concentrer le regard sur l’espace scénique, réalisant l’union parfaite de l’homme et de la nature.
Hermann MERZ souhaitait avant tout représenter de la façon la plus exacte l’idée wagnérienne de cette union idéale. Une scène située au milieu d’une forêt, dans une vallée entourée par les eaux de la mer…c’était l’accomplissement ! Les metteurs en scène et chefs d’orchestre de SOPOT ont eu recours à une étude et un travail de recherche très approfondis de l’œuvre afin de ne pas se méprendre au niveau de l’interprétation scénique et musicale En particulier citons l’étude de Stefan KOLACZKOWSKI6(Ryszard Wagner jako stworca i teoretyk dramatu – R. Wagner créateur et théoricien du drame, Warszawa, 1931) liée exclusivement à Sopot, et qui a servi de base aux représentations. C’est ainsi que l’œuvre a pu vivre librement, cela grâce au courage des responsables de la scène qui n’ont pas hésité à négliger le rôle qui leur était pourtant précisé par le parti nazi.
Après-guerre, le parti communiste en Pologne interdira Wagner. La scène de Sopot disparaitra, recouverte de constructions, le théâtre disparu.
Mais déjà avant l’an 2000, les choses avaient bien changé, on écoutait à nouveau Richard Wagner en Pologne, et l’ombre de Sopot maintenant renait… belle et pure de toute récupération.
Annexe :
Chronologie des opéras de Richard Wagner représentés sur la scène de la Waldoper de Sopot :
1922 – Siegfried.
1924 – Première de La Walkyrie (au cours des années suivantes, le festival annuel de Wagner s’y tiendra sur le modèle du festival de Bayreuth et le programme d’opéra s’est limité presque exclusivement aux œuvres de Wagner ; à partir de cette année, certaines représentations ont été retransmises à la radio allemande).
1925 – Tannhäuser
1926 – Lohengrin
1927 – Le Crépuscule des dieux
1928 – Parsifal
1929 – Les Maîtres chanteurs de Nuremberg
1930 – Tristan et Isolde, puis Siegfried (avec Max Lorenz dans le rôle principal)
1931 – La Tétralogie (mais sans L’Or du Rhin)
1932 – Lohengrin
1933 – Tannhäuser
1934 – Les Maîtres chanteurs de Nuremberg et La Walkyrie (Sopot reçoit le titre de ville festivalière du Reich).
1935 – Les Maîtres chanteurs de Nuremberg et Rienzi
1936 – Parsifal et Rienzi
1937 – Parsifal et Lohengrin
1938 – La Tétralogie (intégralement) et Lohengrin
1939 – La Tétralogie (intégralement) et Tannhäuser
1940 – Tannhäuser et Le Hollandais volant
1941 – Les Maîtres chanteurs de Nuremberg et Tannhäuser
1942 – Les Maîtres chanteurs de Nuremberg et Siegfried
1944 – Siegfried (dernière représentation du Zoppot-Festspiele)