WAGNER INTIME
Par le lac, comme d’habitude, un batelier m’amena à la pointe du promontoire et, sans rencontrer personne, je montai par le jardin, jusqu’à la maison. La porte-fenêtre du salon était grande ouverte et j’entendis, dès le seuil, des accords très doux qui venaient de l’étroit sanctuaire où le maître travaillait… Osant à peine respirer, je m’assis sur le siège le plus proche, extrêmement émue, troublée, effrayée même: n’était-ce pas indiscret, sacrilège peut-être, de surprendre ainsi le mystère sacré?… Pourtant, quel rare bonheur! entendre Wagner composer!… Immobile, les yeux ne cillant pas, j’écoutai avec recueillement.
Ce que j’entendais me paraissait d’une suavité incomparable… C’était un enchaînement d’accords, très lents, qui semblaient s’envoler d’une harpe plutôt que d’un piano : une harmonie lointaine, mystérieuse, surnaturelle… J’ai constaté, plus tard, que c’était la première esquisse de l’évocation d’Erda par Wotan, au troisième acte de Siegfried, quand la déesse monte des profondeurs de la terre, pâle, les yeux clos, toute couverte de rosée…
Après quelques instants, le silence se fit et, bientôt, Wagner parut, entre les plis soyeux des portières relevées.
Il était calme, la face auréolée de ses cheveux d’argent, et ses larges prunelles dardant un rayon plus lumineux encore que d’habitude.
Il m’aperçut, figée sur ma chaise.
— Ah! dit-il, vous étiez là?… sage comme une image, car je n’ai rien entendu.
— Pensez donc, maître, quelle terreur, et quelle extase!… Surprendre Dieu dans sa création!…
— Je vous l’ai déjà dit, il ne faut pas être si enthousiaste! s’écria-t-il en riant. Cela nuit à la santé.
— Cela fait vivre double, au contraire!…
— Eh bien! venez… Moi aussi, j’ai été sage : venez voir comme je travaille proprement.
Un parfum assez fort d’extrait de roses blanches flotte dans la chapelle; un jour reposant, tamisé par les verdures voisines, l’éclaire. Quelques dos de livres luisent sur les rayons; le royal ami, dans son cadre d’or, semble vous suivre du regard magique de ses yeux d’un bleu polaire.
Aucun désordre sur le piano-bureau ; plusieurs grandes feuilles de papier à musique, la plupart couvertes d’écriture, masquant, par places, le palissandre sombre. Ce que le maître vient de composer est écrit au crayon, d’une écriture fine, très nette.
— Je recopie à la plume, me dit-il. J’aime que ce soit très clair. Quand je me trompe, je suis furieux.
Je lis, en haut d’une page recopiée: « Siegfried, troisième acte. »
— Justement, s’écrie Wagner, je dois recommencer, là, presque deux pages, parce que j’ai gribouillé…
Et il me montre, au recto de la feuille, trois mesures raturées. Elles le sont, rageusement, par un triple feston, très appuyé, qui forme comme une suite d’e et d’l.
— Que va devenir ce précieux papier?
— Vous le voulez? dit le maître, qui devine ma convoitise.
— Oh! oui!…
Alors, il prend sa plume et date, de Tribschen, tout en haut, dans la marge.
C’est le merveilleux prélude du troisième acte de Siegfried, avant l’évocation d’Erda. Il est esquissé sur trois lignes, avec des indications instrumentales et des retouches au crayon. Je ne connais pas en-: core toute la beauté que recèlent ces deux pages, dont la possession me comble de joie…
La cloche du déjeuner tinte, et j’entends le rire des enfants. On nous cherche. Wagner, galamment, m’offre le bras pour gagner la salle à manger.
JUDITH GAUTIER.
in Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson, [s.n.] (Paris), 1913-05-25
Source: Bibliothèque nationale de France, département Centre technique du livre, 2009-34518