Opéra héroïque en trois actes
Personnages :
WIELAND, le forgeron
EIGEL, frère de Wieland, chasseur
HELFERICH, frère de Wieland, médecin
SCHWANHILDE
NEIDING, roi des Niars
BATHILDE, sa fille
GRAM, son maréchal
WIELAND LE FORGERON
par Henri PERRIER
En mai 1849, Wagner prit une part active au soulèvement populaire qui secoua la ville de Dresde et fut finalement réprimé de manière violente. Menacé d’arrestation et d’emprisonnement, il prit la fuite et put gagner la Suisse où il se fixa à Zurich. Peu après, il se lança dans la rédaction d’un premier essai L’Art et la Révolution, bientôt suivi d’un autre L’Oeuvre d’Art de l’Avenir. A la fin de cet essai, après des pages critiquant violemment la situation sociale de l’époque, il livrait a la méditation du lecteur le sujet d’une légende des anciens Germains, la présentant comme un exemple de ce qu’était la véritable poésie populaire : c’était Wieland le Forgeron. Wagner donne a ce récit un caractère de parabole : Wieland représente le peuple, jadis épanoui puis asservi et humilié, mais qui trouve au fond de lui-même le moyen de regagner sa liberté en se forgeant des ailes. A la fin de 1849, puis au début de l’année suivante, il reprend le sujet pour en faire l’esquisse du livret d’un opéra en trois actes. Pressé de trouver les moyens de gagner de l’argent et encouragé par Liszt, il se dirige vers Paris avec en tête trois sujets d’opéras : La Mort de Siegfried dont le livret versifié est entièrement écrit, et deux esquisses en prose très détaillées : Jésus de Nazareth et ce Wieland qu’il remanie et termine d`ailleurs à Paris avec l’intention de le faire versifier par un librettiste parisien.
Aucun de ces projets ne trouvera d’aboutissement tandis que du côté de sa vie privée, Wagner sera entraîné dans une aventure assez folle avec Jessie Laussot. Quand il revient en Suisse à l’été il n’est, semble-t-il, plus le même homme, comme Wieland, la nécessité où le pousse la détresse, la nécessité l’inspire. Plus question d’écrire des opéras pour gagner de l’argent : il doit se mettre à la grande oeuvre qu’il porte en lui, oeuvre énorme qui prend forme peu à peu et qu’il achèvera après plus de vingt ans d’efforts, La Tétralogie du Ring. C’est une évidence on ne peut plus banale de dire que si Wagner a abandonné ses projets sur Wieland et sur Jésus et choisi de développer celui de La Mort de Siegfried, c’est parce que ce dernier sujet lui semblait bien meilleur que les premiers.
Le caractère monstrueux au point de vue dramatique du projet de Jésus de Nazareth est manifeste. On va voir qu’il en est un peu de même avec Wieland mais à un degré bien moindre toutefois. Un dernier élément d’importance, qui incita Wagner à abandonner ces projets, est qu’à cette époque son amie et admiratrice ]ulie Ritter s’engagea à lui verser une rente assez importante le libérant ainsi de ses soucis financiers les plus immédiats.
Il nous faut maintenant résumer le scénario de ce Wieland. Le texte complet a été traduit par Philippe Godefroid dans son ouvrage sur Les Opéras imaginaires. Pour certains passages, je me suis également référé à l`original allemand que Wagner a publié dans ses Oeuvres Complètes. Il ne s’agit pas d’une simple ébauche, mais plutôt d’un livret en prose très détaillé et rédigé en grande partie sous forme de dialogues. Wagner s’est inspiré de légendes nordiques, en particulier de la Saga de Volündr de l’Edda Poétique qu’il connaissait dans l’adaptation en allemand de Simrock. On y trouve des réminiscences de Lohengrin ainsi que des traits annonciateurs repris dans La Tétralogie, dans Tristan et dans Parsifal. A titre de curiosité, signalons qu’un fervent wagnérien, l’autrichien Egon Wayrer-Fauland s’est offert le plaisir, il y a une vingtaine d’années, de publier un Wieland der Schmied, une pièce dramatique complète imitant, pour ne pas dire pastichant, le style et le vocabulaire wagnérien.
L’action du premier acte se passe devant la maison de Wieland au bord de la mer, dans la Marche de Norvège (Marche désignant une contrée limitrophe d’un royaume où l’autorité n’est pas établie de manière définitive). Wieland a deux frères : Eigel le chasseur et Helferich le médecin qui sont mariés et ont des enfants ; lui-même est encore célibataire (par parenthèse on peut relever qu’Helferich est le deuxième prénom du fils de Richard, Siegfried, qui lui-même prénomma son fils aîné Wieland). Ces trois frères sont des hommes libres échappant à la tyrannie du roi Neiding qui a réduit les Norvégiens en esclavage. Leurs grands-parents sont la sirène Wachhilde et le roi Wiking qui ont engendré leur père Wate. Wiking leur attribua cette partie de la côte norvégienne en légitime propriété. D’une autre union avec une princesse, Wiking a eu des fils qui, accablés par un sort contraire, n’ont pas su maintenir leur pouvoir. Mais, un descendant, Rothar, a été rejoint par tous ceux qui veulent s’opposer à la tyrannie de Neiding.
Ce Neiding, qui a usurpé le pouvoir dans divers territoires par ruse, tromperie et violence, est le roi du peuple des Niars. Sa fille Bathilde est une créature farouche qui s’adonne à la sorcellerie. Dans ses mauvaises actions, Neiding est secondé par son maréchal et homme de main, Gram.
La première scène présente Wieland dans sa forge avec ses frères. En plus des bijoux qu’il confectionne pour leurs femmes, il leur fait présent des ouvrages qu’il vient de terminer : un arc en acier pour le chasseur Eigel et un flacon où le médecin Helferich pourra conserver son élixir guérisseur de blessures. Il a aussi forgé une épée qu’il destine au futur libérateur Rothar. Les deux frères regagnent leur logis en invitant Wieland à les rejoindre pour le repas du soir. Resté seul, Wieland aperçoit dans le lointain trois oiseaux étranges qui sont en fait des femmes-oiseaux. Deux d’entre elles s’éloignent, mais la troisième qui semble blessée ne peut les suivre ; elle perd de l’altitude et finalement tombe dans la mer. Wieland bondit dans l’eau et nage pour la sauver.
On le voit bientôt revenir sur la rive soutenant la femme inconsciente dont les puissantes ailes de cygne pendent inertes. Wieland remarque une blessure sous son aile gauche et, en l’examinant, constate que les ailes sont amovibles. Il parvient à les ôter et découvre ainsi la resplendissante beauté de cette femme. Il panse sa blessure. Peu à peu, la femme revient à elle. Elle s’effraie en voyant Wieland, croyant être tombée aux mains de ses ennemis, c’est-à-dire de Neiding. Puis elle est saisie d`angoisse en constatant que ses ailes lui ont été enlevées. Wieland la rassure, la console et lui jure protection. Touchée par l’amour de Wieland, la femme lui dit son nom, Schwanhilde, et lui raconte son histoire. Sa mère était la fille du roi Isang. Le prince des Albes clairs s’en éprit et, sous la forme d’un cygne, il l’enleva par-delà les mers vers des îles mystérieuses. Ils y vécurent dans l’amour pendant trois ans et trois filles leur naquirent, Schwanhilde et ses soeurs, jusqu’à ce que la mère, prise d’une folle jalousie, désirât savoir qui était son époux, chose qu’il lui avait interdit de demander ; alors le prince redevenu cygne s’envola et s’éloigna sur les flots. Chaque année, des ailes de cygne poussaient aux bras des filles mais la mère, par peur qu’elles aussi ne s`envolent, les leur enlevait et les cachait. Un jour, la nouvelle lui parvint que le roi Isang avait été attaqué et tué par Neiding et que son pays était envahi. Jurant vengeance mais déplorant de ne pas avoir eu de fils, elle rendit leurs ailes à ses filles pour qu’elles aillent comme des Walkyries inciter les hommes à la lutte contre l’usurpateur et à les soutenir dans les combats. C’est dans l’un d’eux que Schwanhilde venait d’être blessée et n’avait plus pu suivre ses soeurs.
Elle termine son récit en disant : “Maintenant, je suis en ton pouvoir.” Bouleversé, Wieland jure de l’aimer et de ne jamais l’abandonner. Schwanhilde retire alors un anneau de son doigt, le tend à Wieland en lui révélant qu’il contient un charme d’amour : “Tout homme qui s’approche de la femme qui le porte est aussitôt enflammé d’amour”. Wieland, ayant reçu l’anneau, ne sent pas son amour faiblir ; aussi il lui demande de ne jamais le porter pour que sans lui il puisse toujours l’aimer davantage. Schwanhilde lui conseille de ne point se dessaisir de cet anneau car il renferme une pierre magique assurant à l’homme qui le porte la victoire dans tous ses combats. Mais Wieland ne veut pas non plus d’un tel avantage. Il suspend l’anneau derrière la porte de sa maison à l’aide d’une fioelle en disant : “Que ni moi ni ma femme n’aient besoin de toi.”
Schwanhilde se rend à son amour et, choisissant de rester auprès de Wieland, lui demande de bien cacher ses ailes. Car si elle venait à les revoir, quelle que soit la force de son amour, elle ne pourrait résister à l’envie de s’en emparer pour assouvir la force impérieuse qui la pousserait à s’élancer dans les airs pour goûter le plaisir si délicieux de battre des ailes dans le clair océan de l’azur. Cet enthousiasme effraie Wieland qui se saisit des ailes en disant : “Et ton amour ne te retiendrait pas ?”. Schwanhilde, émue, tombe sur la poitrine de Wieland et en pleurant dit adieu à sa mère et à ses soeurs qu’elle ne reverra plus. Wieland est transporté par cette preuve d’amour mais il s’inquiète de l”état de Schwanhilde brûlante de fièvre. Il la fait entrer dans la maison pour se reposer ; pendant ce temps il va chercher son frère médecin pour qu’il la guérisse.
Le soir est tombé. On voit au loin arriver un bateau d’où descendent Bathilde et ses suivantes. Elles épient pour voir si Wieland est chez lui. Elles se cachent derrière des buissons quand elles le voient franchir le seuil. Wieland hésite à fermer sa porte puis s’y décide pour protéger Schwanhilde endormie ; il s’en va joyeusement rejoindre ses frères. Bathilde sort de sa cachette. Par la magie des runes, elle sait que la blessée est réfugiée ici et désire s’emparer de l’anneau en attendant l’arrivée de Gram qui veut capturer Wieland pour l’emmener à la cour de Neiding où il forgera des épées. Bathilde, la magicienne, parvient à forcer la serrure à l’aide d’une racine force-porte.
NB : Peut-être n’est-il pas superflu de faire connaître ici ce qu’est exactement une racine force-porte ! Selon une légende rapportée par les frères Grimm, qui veut se procurer une telle racine doit coincer l’ouverture du nid d’un oiseau (pic-vert ou pie) avec un simple morceau de bois. En effet, l’oiseau qui sait trouver une merveilleuse racine (mandragore ou balsamine ?) la ramène dans son bec, la tient devant le morceau de bois obstruant le nid qui alors saute brusquement. Il suffit à un homme de faire un bruit pour efirayer l’oiseau qui laisse tomber la racine. Celle-ci a le pouvoir de faire sauter les serrures.
Aussitôt entrée, Bathilde voit l’anneau suspendu à la porte ; elle s’en saisit et referme la serrure. De nouveaux bateaux amènent Gram et ses hommes qui mettent le feu à la maison tandis que d’autres partent à la recherche de Wieland. Sous l’effet magique de l’anneau, Gram déclare son amour à Bathilde qui lui promet qu’un jour ils régneront ensemble sur les pays de son père. Puis elle regagne son navire qui šéloigne rapidement. On entend les cris de Schwanhilde depuis la maison en feu. Bientôt Wieland est amené, pieds et poings liés, un tissu cachant son visage.Gram l’accuse de voler l’or qu’il forge et qu’il prend sur des territoires ne lui appartenant pas. Wieland proteste, se débat et veut savoir ce qu’il est advenu de sa femme. Gram lui ôte son bandeau et Wieland horrifié découvre sa maison en flammes. Dans un effort suprême, il parvient à rompre ses liens, il saisit son épée et sonne du cor. Ses frères et des amis accourent. Un combat s’engage ; de nombreux ennemis sont tués. Gram et les survivants sont contraints à d’enfuir sur leurs bateaux. Wieland est désespéré en voyant sa maison en flammes qui s’effondre ; il croit Schwanhilde morte, il crie vengeance et veut poursuivre les fuyards. Il pousse un tronc d’arbre à l’eau et invoque son aïeule, la sirène Wachhilde pour qu’elle le guide dans le lieu où il pourra se venger (il ne connaît pas, en effet, l’identité de ses agresseurs). Il saute sur le tronc et d’un coup de rame se retrouve au large en criant adieu à ses frères.
Le deuxième acte se passe au pays des Niars, dans la grande salle du palais de Neiding. Gram, ayant échoué dans la capture de Wieland, a été destitué et banni par le roi. Il vient demander à Bathilde d’intercéder en sa faveur. Celle-ci s’y engage, car elle peut soumettre son peuple à sa volonté en lui promettant la pierre de victoire. Cependant, elle craint que Wieland soit ici : elle dit qu’elle l’a reconnu quand elle a vu arriver un homme porté par un tronc d’arbre.
Cet homme qui se fait appeler Goldbrand a obtenu l’hospitalité et les bonnes grâces de Neiding en lui forgeant de beaux ouvrages. Wieland (car bien sûr il s`agit de lui) a oublié quelque peu sa vengeance : en effet, par la puissance de l’anneau, il s’est mis lui aussi à brûler d’amour pour Bathilde. Gram voit donc en lui un rival et Bathilde l’exhorte à rechercher la perte du forgeron. Ils se séparent alors que le jour se lève.
On frappe à la grande porte du palais : ce sont les deux frères de Wieland qui se présentent comme des messagers du roi Rothar. Neiding sort de ses appartements pour recevoir les envoyés conformément aux lois de l’hospitalité. La conversation s’engage pendant qu’un repas est servi. Les frères parlent de Wieland disparu et de l’épée qu’ils ont portée à Rothar. Neiding, lui, se vante d’avoir avec Goldbrand un merveilleux forgeron qui lui fabrique des armes. Puis les frères disent le message de Rothar : il veut mettre fin à la tyrannie et à l’usurpation et obtenir vengeance ; Neiding devra se soumettre et lui donner sa fille comme épouse, sinon Rothar envahira le royaume et détruira tout. Neiding, maîtrisant sa colère, fait conduire les messagers dans ses appartements pour qu’ils se reposent pendant que lui-même réfléchira à sa réponse. Puis il réunit ses hommes et promet sa fille et son trône à celui qui lui procurera le moyen de vaincre Rothar. Goldbrand (Wieland) s’avance et présente une épée au roi ; il s’engage à en fournir bientôt de pareilles pour toute l’armée. Neiding, dès lors certain de sa victoire, s’engage à respecter ce que Wieland lui demande : s’il est victorieux, il lui donnera sa fille. Celle-ci paraît alors et Wieland en la voyant se sent transporté d’amour. Bathilde demande à son père de lui parler seule à seul.
Elle lui exprime sa rancoeur d’avoir été méprisée parce qu’elle était une fille et que Neiding ait toujours déploré de n’avoir pas eu de fils. Elle affirme sa puissance en déclarant comment elle a pris possession de la pierre de victoire qu’elle pourra remettre à son père à condition que Wieland, celui-là même qui se fait appeler Goldbrand, soit réduit à l’impuissance. (Par parenthèse, il faut signaler une ambiguïté, une contradiction que Wagner ne parvient pas à bien expliciter. Wieland est censé avoir atterri dans ce royaume sans savoir où il était exactement; pourtant il doit nécessairement connaître le nom du roi de ce pays, cet-à-dire Neiding qu’il désigne clairement au premier acte comme le tyran de la Norvège). Bathilde révèle à son père comment Wieland est la proie du charme d’amour de l’anneau (il y aurait donc une sorte de magie d’oubli : Wieland en arrivant chez les Niars, sait bien où il se trouve, mais sous l’effet de l’anneau, il est contraint de succomber à son amour pour Bathilde et il oublie sa vengeance).
Mais, si Bathilde donne l’anneau à son père, le sortílège se dissipera et Wieland s’éveillera de son aveuglement. Il faut donc au préalable le réduire a l’impuissance, mais non pas le tuer car il doit continuer son travail de forgeron. Neiding accepte ces conditions et demande à sa fille quelle récompense elle souhaite. Sa réponse est qu’il faut rappeler Gram et le lui donner pour époux : Neiding n’a pas besoin d’un roi puissant pour gendre ; elle seule peut assumer cette puissance. Bathilde ayant regagné ses appartements, Neiding resté seul imagine une ruse pour s’opposer au mauvais choix de sa fille : il va exciter Wieland contre Gram. Puis il appelle ses vassaux, leur annonce la victoire prochaine sur Rothar et sa décision de renvoyer les messager avec une réponse en forme de défi. Gram, prévenu par Bathilde, se présente à Neiding qui lui exprime sa confiance et lui donne la direction de son armée en lui promettant sa fille et le partage de son trône. Ensuite le roi fait appeler Goldbrand pour lui demander de forger les épées de son armée. Wieland demande qu’il lui remette celle qu’il lui a donnée pour l’utiliser comme modèle, en disant qu’il le servira joyeusement pour l’amour de sa fille. Alors Neiding peut lui dire : “J’ai promis ma fille à celui qui remportera la victoire, non à celui qui seulement forgera les épées. Un autre est là qui m’a aussi promis le triomphe. Tu vas devoir te mesurer à lui, Wieland !”
Le héros sursaute en entendant son nom. Neiding lui raconte alors l’histoire de Gram parti pour le capturer, lui désignant ainsi son ennemi. Wieland sent peu à peu ses souvenirs qui lui reviennent et qui se ravivent lorsqu’il voit paraître ses deux frères. Finalement, pris de fureur, il brandit l’épée et pourfend Gram d`un coup. Mais Bathilde s’était soudainement interposée en étendant la main devant Gram ; elle a été blessée et son anneau a été abîmé sous le choc. Wieland tombe à genoux devant elle. Neiding ordonne qu’on l’enchaîne et Bathilde réclame qu’on le mette à mort. Le roi renvoie les frères de Wieland qui voulaient s’interposer en leur disant de transmettre son défi à Rothar et que celui-ci sache bien que Wieland continuera à le servir et à lui forger ses épées. Neiding ordonne sa sentence : qu’on ne touche pas aux membres dont Wieland a besoin pour exercer son art de la forge ; mais afin qu’il ne puisse s’enfuir, qu’on lui sectionne les tendons des mollets. Wieland est enchaîné et entraîné tandis que ses frères, menacés par les Niards, quittent les lieux en renouvelant leur serment de vengeance.
Le décor du troisième acte représente la forge de Wieland dont une large cheminée occupe presque tout le plafond. Le malheureux, réduit en esclavage et couvert d’affronts, se lamente sur son triste sort. Son désir de vengeance, le souvenir de sa jeunesse, de sa liberté et de son bonheur perdu, tout cela s’efface devant la passion sans répit que lui inspire la fille du roi qui pourtant ne l’aime pas. Son humeur oscille entre la honte, le désespoir et ce désir inextinguible.
On frappe à la porte, c’est Bathilde. Sautillant sur ses béquilles, Wieland s’empresse de lui ouvrir. Elle est venue faire réparer l’anneau qui a été abîmé par le coup d’épée et dont la pierre a perdu sa sertissure. Avant de quitter la bague, elle doit s’assurer que l’amour que lui porte Wieland est profond et authentique : elle lui révèle le pouvoir de la pierre et lui demande de lui jurer fidélité et de renoncer à toute vengeance. Wieland, enflammé par la promesse de Bathilde qui lui garantit son amour, se saisit de l’anneau en disant : “par cet anneau, je jure !”. Mais soudain il entre dans une excitation extatique où ses souvenirs lui reviennent. Il s’écrie : “Schwanhilde ma femme !” Il revoit sa maison brûlée, il comprend qu’on lui a volé cet anneau et que c’est ensuite, à cause de ce même anneau, qu’il a oublié sa vengeance, alors que pourtant son aïeule Wachhilde l’avaít guidé au bon endroit. Sous la menace, Bathide doit avouer que c’est elle qui a volé l’anneau. Wieland, furieux, veut la frapper avec son marteau Pour se sauver, Bathilde lui hurle que sa femme Schwanhilde est vivante ; qu’elle a vu les femmes-cygnes, qui n’étaient que deux à plonger vers la forêt, mais qui étaient trois lorsqu’elles se sont envolées au-dessus de la mer. Wieland est saisi d’un tourment effroyable : sa femme vit, mais elle a disparu à tout jamais. Il mesure toute sa déchéance, persuadé que jamais il ne reverra plus sa sublime épouse.
Devant cette douleur immense, cette plainte terrible, Bathilde reconnaît l’immensité de la souffrance humaine, elle est saisie d`une profonde compassion et s’agenouille en pleurant près de Wieland effondré. Celui-ci reprend peu à peu ses esprits. Le regard fixe et d’une voix ferme, il commence à invoquer sa chère, sublime et lumineuse Schwanhilde, bienheureuse au-dessus des mers qui doit le voir, lui, misérable ver condamné à rarnper sur le sol. Le vigoureux nageur qui jadis s’élança pour la sauver, comment maintenant qu’il est impotent pourrait-il s’élancer pour la rejoindre ? Ah ! S’il pouvait voler ! Ses bras sont forts et sa détresse incommensurable. En proie à l’exaltation la plus vive et comme transfiguré, il se redresse devant Bathilde stupéfaite en s’écriant : “La détresse la plus grande a inspiré mon cerveau. J’ai conçu ce qu`aucun homme n’avait pu trouver Schwanhilde, je vais m’envoler vers toi !”. Bathilde, saisie d’admiration, veut l`aider et demande son pardon en implorant son amour : “Wieland, homme digne de toute pitié, comment expierai-je ma faute ?”. Wieland lui répond : “Aime et tu seras libre de toute faute !”. Il lui annonce la fin de la puissance de son père, la victoire prochaine de Rothar qu’elle devra prendre pour époux. Bathilde tombe à genoux devant lui. Il la relève et elle s’en va en jetant sur lui un ultime regard de compassion.
Alors Wieland s’installe à sa forge et se met vivement au travail. Il va fondre les épées forgées pour Neiding pour en faire des plumes légères et se confectionner des ailes tenues par des éclisses qui s’emboîteront avec la pierre de l’anneau magique en guise de river. Soudain, il entend l’appel de son nom venant du haut de la cheminée : c’est la voix de Schwanhilde qui a volé jusqu’à lui pour le consoler. Mais Wieland n`a pas besoin de consolation ; il lui dit qu’il est en train de se forger des ailes et qu’il va bientôt la rejoindre dans les airs après s’être vengé. On frappe à la porte. Wieland fait entrer Neiding et sa suite, puis il referme la porte et jette la clef dans le feu. Neiding vient chercher les épées promises car la puissante armée de Rothar marche déjà sur ses terres. Wieland, avec une ironie haineuse, lui dit qu’il n’a pas besoin d’épées puisqu’il possède la pierres victorieuse et qu’avec les lames il a préféré se fabriquer de nouvelles béquilles. En disant cela, il introduit les bras dans les fixations des ailes et les agite de plus en plus fort ; il attise ainsi la flamme du foyer qu’il dirige contre Neiding et ses hommes. Ceux-ci courent vers la porte mais constatent épouvantes qu ils sont prisonniers. Les flammes et la fumée envahissent la pièce ; Wieland est devenu invisible. La cheminée s`effon- dre dans un fracas terrible ne laissant debout que les parois latérales. On voit alors Wieland qui s`élève dans le ciel en ouvrant largement ses ailes et qui s’écrie : “Péris, Neiding ! Ta pierre de victoire retient mes ailes dans mon dos. Voici mes frères, voici Rothar que ta fille va épouser. Il ne reste plus rien de ta puissance. C`est ainsi que se venge un libre forgeron !”
La forge s’effondre entièrement ensevelissant Neiding et ses hommes. Eigel et Helferich paraissent et achèvent Neiding d’une flèche. Rothar apparaît à son tour, salué comme libérateur. Dans la lumière du matin, tous dirigent leur regard vers le ciel où ils contemplent, stupéfaits et bouleversés, Wieland, bientôt rejoint par Schwanhilde qui disparaissent dans le lointain.
La difficulté de transposer ce récit au théâtre est évidente mais, aurait-ce été un obstacle insurmontable pour Wagner ? En lisant, par exemple, le scénario initial de Lohengrin et en considérant l’opéra qu’il en a fait, on ne peut qu’admirer son habileté et sa concision dans les divers récits nécessaires à la compréhension de l’histoire. Quant aux difficultés de la réalisation scénique, il y en a aussi dans Lohengrin et bien plus encore dans La Tétralogie. Comme disait le Maître pendant une répétition du premier Ring à Bayreuth : “Composer des trucs comme ça, c’est facile. Mais pour les mettre en scène, c’est autre chose !”. Ceci étant dit, force est de constater qu’il y a dans Wieland le Forgeron un peu trop de magie dans les ressorts de l’action et que le comportement psychologique du héros n’est pas clair. Mais on peut remarquer que c’est un peu la même chose dans Le Crépuscule des Dieux.
Un autre défaut du sujet est que son caractère de parabole est trop apparent : Wieland, c’est l’artiste de l’avenir selon Wagner révolutionnaire. Au début, Wieland c’est Wagner jeune qui écrit des oeuvres plaisantes tout en attendant une destinée plus haute. Le feu de la forge, c’est son génie ; ses outils représentent son art. Schwanhilde, c’est la muse inspiratrice de l’art sublime ou la quintessence de la poésie populaire. L’anneau symbolise le théâtre d’opéra et la pierre de victoire la gloire, le succès. Neiding représente les gens de pouvoir et en particulier ceux des institutions artistiques qui exploitent le commerce de l’art. Gram pourrait être un directeur d’opéra ou un compositeur du genre Meyerbeer. Bathilde, c’est le peuple, la société rendue mauvaise par l’avidité et les nécessités quotidiennes. C’est aussi le public d’opéra, au goût avili mais qui finit par être subjugué par le génie. Ainsi, Wagner comme Wieland, aurait pu devenir l’esclave des multiples contraintes de la société mutilant son génie et le contraignant aux travaux forcés. Quand Wieland s’élance sur le tronc d’arbre à la fin du premier acte, c’est Wagner qui s’enfuit de Riga et qui échoue à Paris à la cour de Neiding. En 1850, Wagner échoue encore une deuxième fois à Paris, déçu et désespéré ; et puis, dans le bric-à-brac de ses projets, il forge l’idée de sa merveilleuse Tétralogie, il retrouve sa merveilleuse inspiration et s’envole avec elle.
Ayant définitivement renoncé à mettre son sujet en musique (de laquelle il n’existe d’ailleurs pas la moindre ébauche), Wagner le proposa à Liszt qui n’accepta pas l’offre. Il suggéra ensuite à Liszt d’en parler à Berlioz, sans résultat bien sûr. Plus tard, Wagner réitéra sa proposition à d’autres amis : August Röckel, puis Wendelin Weissheimer, qui tous deux refusèrent. En évoquant Berlioz, cela fait penser que le sujet de Wieland, difficile sinon impossible à mettre en scène, aurait pu être traité sous la forme d’une légende dramatique destinée au concert à l’instar de La Damnation de Faust de ce même Berlioz. Mais certainement pas traité par Wagner lui-même qui concevait ses oeuvres exclusivement dans une optique théâtrale et qui avait le handicap de ne pas avoir pu connaître les metteurs en scène de la fin du XXème et du début du XXIème siècles qui auraient certainement trouvé des solutions de la plus haute intelligence pour régler ces difficultés.
Wieland tomba donc aux oubliettes, mais pourtant Wagner s’en est souvenu en une circonstance : quand il écrivit le livret des Maîtres Chanteurs. Dans son chant final du premier acte qui évoque un oiseau merveilleux au plumage étincelant dominant les corbeaux, les pies et les corneilles, Walther von Stolzing pense à lui-même s’élevant au-dessus des mesquineries de Beckmesser et consorts ; comme à Wieland, la détresse, la nécessité lui donnent des ailes : “Der Not entwachsen Flügel”
Quelques années plus tard, alors qu’il cherdrait à se procurer de l’argent pour financer l’entreprise de Bayreuth, Wagner pensa proposer à son éditeur Schott d’écrire des ouvertures ou autres pages symphoniques : Wieland le Forgeron aurait pu être le sujet de l’une de ces compositions. La raison pour laquelle il abandonna tous ces projets est inconnue. C’est vrai que Wieland aurait pu être un très beau sujet de poème symphonique et il est même finalement curieux qu`aucun compositeur ne s’y soit intéressé. Comme sujet d’opéra, la question est bien plus délicate. Pourtant, si Wagner a pris le temps d’écrire ce long scénario, c’est bien qu’il devait penser pouvoir en faire quelque chose. Qu’il y ait renoncé peut laisser des regrets à ses fervents admirateurs, tout comme à Hans Richter dont il me plaît de rappeler une fois de plus le bon mot. Un jour que Cosima lui demandait ce qu’il pensait de tous les écrits du Maître, de ses oeuvres en prose, Richter répondit laconiquement : “J’aurais préféré quelques opéras de plus !”. Et Wieland le Forgeron aurait pu être un de ceux-ci !
in WAGNERIANA ACTA 2003 @ CRW Lyon