Photo De Jules Laforgue
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
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DU LOHENGRIN WAGNERIEN AU LOHENGRIN LAFORGUIEN

(Université Toulouse II)

Une liberté prend naissance
Et libre soit cette bonne fortune !
(Jean-Pierre Giusto)

Une incarnation sublime du désir de posséder… l’écriture… les mots… la culture… les sources… ! La moralité légendaire n’est pas une appropriation douloureuse, elle peut être naissance et renaissance, miroir d’une source qu’est la littérature mythique et légendaire. Voilà le projet de Jules Laforgue ! 

Agé seulement de vingt cinq ans et déjà reconnu dans les milieux littéraires pour des recueils de poèmes comme les Complaintes ou L‘Imitation de notre Dame la lune, Jules Laforgue consacrera ses Moralités légendaires à la démystification de récits célèbres, grandioses, ou légendaires pour n’en retenir que le symbole. 

« Je me suis. féru depuis le 15 de ce mois par un volume de nouvelles qui ne seront ni du Villiers ni du Maupassant » avoua-t-il à Gustave Kahn.1Oeuvres complètes, t. II, p. 737, lettre à Gustave Kahn, 19 ou 26 février 1885.

Dans son œuvre, ce jeune écrivain s’amuse des genres avec désinvolture en détournant parodiquement les mots, la structure et le sens de l’œuvre. L’écriture laforguienne explore les voies inconnues du mythe et joue constamment sur un décalage. C’est pourquoi, même si derrière chaque moralité, on peut reconnaître : une source, un auteur, une idéologie, elles ont toutes un caractère unique et singulier. André Gide lui-même avouera à Paul Valéry :

« Ces moralités sont maintenant ce que je jalouse le plus. »

Pour son Lohengrin, fils de Parsifal, c’est dans l’opéra de Wagner que Jules  Laforgue puise toute la matière nécessaire à sa nouvelle partition. 

Nous nous appliquerons, dans un premier temps, à étudier la genèse de la moralité légendaire afin de mieux comprendre ce qui nourrit la réécriture laforguienne. 

Puis nous verrons quelles libertés Jules Laforgue se permet dans sa réorchestration de l’œuvre de Wagner, tant au niveau des personnages que de la trame elle-même. 

Enfin, nous nous intéresserons à l’élément textuel laforguien, original, fantaisiste, « bariolé de science […] de folie et de raison […] d’une souplesse de clown » qui révèle une conception personnelle de l’être. 

I. LOHENGRIN, FILS DE PARSIFAL : L’HISTOIRE D’UNE MORALITÉ

A. La création d’un genre : la moralité légendaire

1) La moralité, ce genre affectionné

La moralité est déjà au Moyen-Âge un genre apprécié et affectionné par le public qui, grâce à celui-ci, découvre ou redécouvre histoires, légendes et personnages oubliés. Ce travail de réécriture plonge l’auteur dans un projet visant la reconversion du héros en personnage commun, et la volonté burlesque, voire satirique. Suivant un schéma actantiel précis, ces moralités développaient en vain la même ambition, le même canevas. Toutefois, Jules Laforgue s’en est inspiré et a pris pour base ce modèle d’écriture, en veillant à faire de ce travail d’écriture, non pas le lieu d’un détournement obsessionnel des figures héroïques, mais en prouvant que la moralité pouvait engendrer une progression d’idées philosophiques et symboliques.

Pour Remy de Gourmont : 

« Que ces moralités racontent l’histoire de « Pan et la Syrinx », de « Persée et Andromède », celle d’ «Hamlet », ou de « Lohengrin » ou de « Salomé », elles ont ce caractère commun, légendes du paganisme ou des temps bibliques ou chrétiens, de parodies transcendantes et anachroniques. »2Lettre à Paul Valéry, 23 juin 1891, André Gide-Paul Valéry, Correspondances, 1890-1942, Gallimard, 1955.

Les Moralités légendaires vont apparaître en 1887 après la mort prématurée de leur auteur et donneront l’image d’un ensemble de récits historiques, fantastiques, voire fantaisistes. Il est évident pour nous, lecteur, de voir un principe d’intertextualité dans l’entrelacement des sources présentes au sein de l’ouvrage : récit poétique / théâtre / récit historique, ou sentimental / conte / fable/mythe/ légendes / mythologie gréco-latine / figures de l’épopée élisabéthaine. Les Moralités légendaires renvoient à des références culturelles multiples touchant tous les genres et tous les temps: époque contemporaine, temps modernes, Antiquité, début de l’ère chrétienne. 

Ce recours à un modèle va conférer à chaque moralité une unité propre. Ainsi Jules Laforgue élit le mythe antique et moderne comme support de son travail d’écriture. Lors de son séjour à Berlin en 1883, il fait la connaissance de musiciens qui l’initient à l’opéra : Hérodiade, Hamlet ou Lohengrin serviront notamment de matières à ses œuvres. Ce renouveau d’intérêt pour les légendes et les mythes est dû en partie à la diffusion et à la connaissance en France des théories wagnériennes. Ainsi, Jules Laforgue semble se diriger sur la voie empruntée par Wagner : « quitt[er] une fois pour toute le terrain de l’histoire pour [s’]établir sur celui de la légende. ». Le mythe et la légende sont des matériaux chargés de signes culturels et idéologiques qu’il peut détourner habilement en jouant sur ces sources gorgées d’éléments textualisés. 

Lohengrin, fils de Parsifal, mythe déjà réécrit, est la figure archetypale du travail de Jules Laforgue. D’une inspiration à une appropriation, le chemin est court, mais relativement ambigu, car, à travers cette remodélation, le symbole est omniprésent. La moralité légendaire est certes un remaniement, une parodie mythique, mais c’est aussi une transposition. 

« Tous ceux qu’on nous a cité dans l’Antiquité, sont des créateurs comme nous, cristallisés en légendes – ni Bouddha, ni Socrate, ni Marc Aurèle – je voudrais bien connaître leur vie quotidienne. »3Mélanges posthumes, op. cit., p. 152

Déformant un sujet qui a déjà fait la gloire d’un Shakespeare ou d’un Wagner, la moralité légendaire va développer un nouvel axe de lecture, une nouvelle tonalité. Dans la confusion et la fantaisie se révèle une profonde unité. Ainsi, par le biais de la moralité héritée du Moyen-Âge, se développe un nouveau genre : la moralité légendaire laforguienne.

2) Un titre révélateur d’un nouveau genre

Dans cette lettre d’ Edouard Dujardin, éditeur des Moralités légendaires, nous pouvons voir que trois titres vont s’enchaîner : Petites moralités légendaires, Les moralités légendaires, pour enfin devenir Moralités légendaires.

Deux points sont à dégager de cette évolution définissant l’entreprise de Jules Laforgue. Dans le premier temps, il est intéressant de voir la suppression du diminutif « petite » qui ne recale plus la moralité au statut de sous-genre : elle se définit, à part entière, en bannissant l’idée de simple réécriture burlesque. On arrive à l’idée que Jules Laforgue tente de créer un nouveau genre issu certes du travail de transformation mais repositionné.

Dans un second temps, l’effacement de l’article « les » confère à ce genre un statut imposant et établit une différence entre la simple succession de récits et la création d’un genre nouveau.

3) L’édition: un réel souci de composition 

Dans un réel souci de composition, Jules Laforgue avoue à son ami le violoniste Théophile Ysaïe : « […] je veux travailler, faire de mon volume de nouvelles quelque chose de plus qu’un médiocre bouquet de fleurs disparates. Ce sera de l’Art. »4Lettre de Laforgue à Théo. Ysaïe. Coblence, 1886. 

Si, à première vue, ces moralités peuvent apparaître comme une suite d’histoires mises bout à bout sans souci de cohérence, chaque moralité est susceptible d’une interprétation philosophi- que et symbolique, lien qui les unit toutes entre elles. Ainsi la création d’un genre est visible sous deux aspects différents :  la première version des Moralités légendaires a été publiée en juillet 1886 dans la revue La Vogue, une revue d’avant garde qui publie tour à tour les Illuminations de Rimbaud, des pages de Villiers de l’Isle-Adam, de Mallarmé, des traductions françaises de Whitman, les premiers poèmes rédigés en « vers libres » ; tandis que la seconde paraît en 1887 dans la Revue Indépendante. Selon M. Mauclair, les moralités sont, « un moment unique et singulier dont le plan même et les idées directrices demeurent obscures. »5Préface des Moralités légendaires, Mercure. De France, 1902

Le premier aspect évoque le réel souci de composition de ces moralités. Chronologiquement, nous voyons que certaines moralités légendaires ont été éditées à trois reprises et le plus souvent avec des changements d’ordre syntaxique. D’une édition à l’autre le changement s’opère tant au niveau du fond que de la forme. Du ton coquet et désinvolte de la première version du dialogue entre Elsa et Lohengrin, on est passé à un contenu plus intellectuel et plus profond qui souligne la volonté d’accorder à son texte une plus grande valeur symbolique. Le remaniement n’est plus simplement une transposition parodique, il engendre une création personnelle et le souci d’établir un genre.

Le second aspect révèle à travers un réel souci de composition une attention propre à établir une œuvre originale et totalement hors du commun. L’éventail que représente des auteurs comme Villiers de l’Isle-Adam, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé lui suffit à s’enivrer de leurs œuvres pour faire de son écriture une célébration de la liberté littéraire. Sa composition passe donc par l’élaboration d’une écriture propre. Cet auteur, qui a fait de la poésie son sanctuaire, a montré que l’unité de sa phrase ne résidait pas seulement en l’existence de rime et de mètre, mais dans la disposition linéaire des mots. 

Les Moralités légendaires sont une prose nouvelle qui passe par l’élaboration d’un vers libéré de toutes ses contraintes.

« Soucieux d’originalité, il avait rejeté aussi bien la manière de Villiers que celle de Maupassant. Spontanément ou sous l’influence de quelque lecture (on songe à Wieland), il voulut faire du neuf avec du vieux […] chacune de ses nouvelles possède ce double aspect. »6P. Reboul,, Laforgue, p. 143.

Il va créer une prose nouvelle libérée qui s’étire et se dilue comme s’il était question de se raconter soi-même.

 

B. L’arrière-plan littéraire 

Pour comprendre dans ses nuances le climat « fin de siècle » dans lequel vécut Laforgue et saisir ses implications idéologiques et esthétiques, il convient de dessiner le contour d’une culture dominante: celle de la bourgeoisie des débuts de la IIIème République. C’est en effet contre ses modes de pensée et de représentation que s’inscrit l’effort de rupture d’une avant-garde à la recherche de nouvelles formes et de nouvelles idées. A cette époque, le rationalisme positiviste tient lieu d’idéologie à la classe dirigeante qui, par ailleurs, refuse toute nouveauté dans le domaine de l’art.

Pour ceux qui veulent faire, comme Huysmans, « à tout prix du neuf » dans le domaine littéraire, il s’agit d’abord de « secouer les préjugés », de se révolter contre la banalité mesquine des « doctrinaires de la bourgeoisie » et parfois de se réfugier dans un isolement hautain où l’on peut donner libre cours à un espoir délirant. A cet égard, l’attitude de Des Esseintes, le héros de A rebours est symptomatique d’une génération qui entend vivre précisément « au rebours du sens commun, du sens moral, de la raison, de la nature » (Barbey d’Aurevilly). Cette génération revendique l’appellation de « décadente » parce que, marquée par la philosophie pessimiste de Schopenhauer, elle a le sentiment d’une décomposition des valeurs, au moment où triomphe le matérialisme mercantile. Voyages, rêves exotiques, quête spiritualiste, tentatives pour reconstruire un espace intérieur en choisissant l’artifice et le surnaturel contre une réalité matérielle repoussée avec dédain, quête d’une problématique « Idéal », passions pour le morbide sont autant de signes d’une impuissance à s’adapter au monde tel qu’il est et à s’assumer soi-même.

On comprend dès lors pourquoi la nouvelle génération va réagir contre le Naturalisme et le Parnasse, qui proscrivaient tous deux l’expression de la subjectivité. Les symbolistes, phénomène poétique et artistique né du mouvement décadent, va alors chercher à trouver une nouvelle façon de s’exprimer : ils veulent faire reculer les frontières de la langue. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’influence que Wagner a pu avoir sur les poètes: non seulement il leur révéla un art où l’élément était mythique et symbolique tenait la première place, mais il leur montra que si l’on abolissait le rythme, la mélodie devait subsister, et, libre pour la première fois, s’imposer avec une exigeante pureté. Dès lors, la poésie va tendre vers la musique. En France, les théories de Wagner ont été largement diffusées grâce à la Revue wagnérienne fondée par Edouard Dujardin et Théodor Wwyzewa en 1885. Parallèlement à cela, cette fin du siècle est fortement marquée par la parodie, genre surtout utilisé par Offenbach. 

Les Moralités légendaires se situent au carrefour de toutes ces influences si bien que l’on peut reprendre l’expression de Mauclair et dire que ces moralités sont des parodies mythiques.

 

C. Le contexte immédiat

Comme nous venons de le voir, Laforgue est un grand amateur de Wagner, ainsi en prenant un de ses opéras pour thème d’une de ses moralités, nous pouvons penser que c’est une façon pour lui de payer son tribut à la mode wagnérienne. 

Cependant, publiée dans les numéros de la Vogue des 19-26 juillet et des 26 août 1886, la première livraison de la nouvelle de Laforgue s’inscrit dans un climat houleux. En effet, cette année-là, toute la France est divisée, depuis près d’un an, par « la question Lohengrin » : au nom de la patrie blessée, on veut empêcher Léon Carvallo, directeur de l’Opéra-Comique, de monter Lohengrin à Paris. Pour bien comprendre les enjeux de cette bataille, il faut savoir que la défaite de la France contre l’Allemagne en 1870 eut de graves conséquences psychologi- ques. La IIIème République connaît une grave crise: pour certains le Régime semble être inca- pable d’assurer la Revanche et de forger une nouvelle France. Le nationalisme trouve alors un moyen d’expression dans la ligue des Patriotes », fondée en mai 1882 et dont le délégué est le poète Paul Déroulède. Ce mouvement dispose même d’un représentant au gouvernement en la personne de Boulanger, ministre de la Guerre. On comprend dès lors pourquoi l’anti-wagnérisme va devenir un des chevaux de bataille du boulangisme : Wagner apparaît comme la figure type de l’allemand qu’il faut haïr, d’ailleurs ne dit-il pas lui-même que « ses œuvres sont essentiellement allemandes ». (cf. la réponse que fait Wagner à Édouard Dujardin qui en 1882 lui demandait l’autorisation de représenter Lohengrin !)

C’est ainsi qu’autour de Lohengrin s’engage une véritable bataille entre les pro-wagnériens (notamment Sarcey et les musiciens) et le camp de Juliette Adam, farouchement opposée à la diffusion de la musique wagnérienne en France. Aidée de « La Ligue Patriote », Juliette Adam parvient à obtenir l’interdiction de la représentation. 

Cependant, dans son Lohengrin, fils de Parsifal, Laforgue se situe hors de tout parti pris idéologique et politiques : en fait, comme le dit Grojnowski, « Laforgue, de loin, avec le sourire du sage, se place résolument au-dessus de la mêlée ». Laforgue trouve donc avec Lohengrin un sujet d’actualité et de controverse qui correspond en outre à des préoccupations personnelles en effet, il vient de faire à cette époque la connaissance d’une jeune anglaise, Miss Lee, dont le personnage d’Elsa empruntera les traits, et l’idée du mariage le taraude.

Les Moralités légendaires de Jules Laforgue

II. D’UN LOHENGRIN À L’AUTRE 

A. L’univers laforguien 

Le cadre et l’atmosphère de Laforgue forment un tout, une totalité englobant un travail de forme et de fond que Wagner a lui aussi élaboré. 

« La mélodie, toute et unique, monte sans frein visible ni audible […] le chant nouveau ne vaut que par rapport au chant ancien. La mélodie peut être toute. »7P. Reboul,, Laforgue, p. 167.

La mélodie laforguienne s’impose par sa pureté et par sa profusion à travers les mots. Dans une lettre d’ Hermann Franck datant du 30 mai 1846,Richard Wagner appuie cette volonté : 

« Je ne souhaite pas d’en dire plus avec des mots. C’est la musique qui indiquera quels sont les sentiments de Lohengrin. C’est à cet endroit que je pose le mérite de l’union du poème et de la musique. »8Lettre de R. Wagner à Hermann Franck, Gross-Graupe, 30 mai 1846, Correspondance (1845-1862).

Même s’il n’a à sa disposition que les mots, Jules Laforgue se rapproche de son modèle. L’impression de musique et de poésie est provoquée par des artifices phoniques et l’élaboration d’une mélodie. Des mots d’abord, certes, mais derrière il y a le sens, l’idée laforguienne. « Laforgue n’emploie pas une langue : il crée la sienne ». Tous les mots cachent la tension et la pureté musicale : « une foule chuchotante », « la rosace en tombale efflorescence de la Basilique du Silence », « à ce signal suraigu »9Les Moralités légendaires, p. 112., « elles s’envolèrent en piaulements sauvages ». Le rapprochement de la foule autour des vestales est rendu par les éléments extérieurs au froid pesant ;  « « toutes les cloches carillonnent les glas de Nox Irae » et s’amenuisent avec la tombée de la nuit : « cependant tous les carillons sont à bout ». 10Les Moralités légendaires, p. 112.

La musique à travers les mots donne la tension exacte à cette première scène centrée autour du châtiment d’Elsa. Ce décor musical atteste des états d’âme des personnages mais impose à ce monde extérieur une valeur symbolique à travers une peinture hallucinante voire irréelle. Porteuse de sens et annonciatrice, la musique est chez Wagner le miroir de l’action. En effet, le la majeur associé au personnage de Lohengrin et de la sphère du Graal présentent les motifs vertueux, héroïques et chevaleresques de la pièce, tandis que le passage au mode mineur souligne le ressort tragique : arrivée du cygne, départ de Lohengrin. 

La musique laforguienne apparaît également dans les chants et les chœurs introduits dans la moralité légendaire et comme se référant indéniablement à l’arrière-plan opératique du récit. D’une part, les chants renvoient à l’élaboration du tissu laforguien. Dans une lettre à Gustave Kahn datant du 3 juin 1886, Jules Laforgue écrit : « mon volume de nouvelles, tu en connais le principe: de vieux canevas brodés d’âmes à la mode ». Les chants font office de détournement parodique, et l’allusion à la chanson « Samson a cru en Dalila » renvoie à l’image désastreuse du couple laforguien que forment Elsa et Lohengrin. D’autre part, ces chants représentent davantage la réécriture de certaines de ses complaintes :

« Oh la nappe
Des agapes !
Allez-vous en, gens de la noce
allez-vous en chacun chez vous ;
Demoiselles en mal d’époux,
que l’an prochain Dieu vous exauce.»

Cette chanson est une variation sur deux vers de la Complainte du soir des Comices agricoles : « allez, allez gens de la noce / Qu’on s’en donne une fière bosse ! »

A propos du prélude du premier acte de Lohengrin, Charles Baudelaire écrit : 

« Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil […] je me sentis délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts. Ensuite je me peignis involontairement l’état déli- cieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une soli- tude avec un immense horizon et une large lumière diffuse; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel. » 11 Avant-scène opéra.

La beauté pure du langage baudelairien reflète l’ineffable sensation, la puissante clarté et pureté de l’opéra. La musique de Wagner développe un univers mystique et religieux que se plaît à recréer Jules Laforgue. La clarté de la moralité laforguienne est violemment introduite par l’omniprésence du blanc qui à la fois illumine et habille de pureté. Des figurants vêtus de blanc, des vestales au « cachemire pâle » au « Concile blanc », la couleur symbole de pureté est partout, et enveloppe la scène de pleine lune. Alors que « la symphonie en blanc » parsemée, par delà la robe d’Elsa, d’« œils de plume de paon » aux couleurs vertes, dorées, bleues et noires » envahit la moralité laforguienne, le blanc n’apparaît chez Wagner que pour symboliser la pureté virginale d’Elsa ; le bleu argenté, enveloppe le reste de l’œuvre. Ce déplacement de couleur est expliqué par le décalage de l’intrigue vers « L’Eternel féminin ».

« Musique, poètes, écrivains et interprètes de Wagner, tous s’entendent sur la dominante bleu azur qui irise de son éclat l’univers sonore de Lohengrin. »12Avant-scène opéra, Lohengrin, p. 4.

Cette atmosphère blanche et christique reflète l’obsession grandissante de Jules Laforgue. Ce blanc apparaît sur chaque élément : les personnages, les lieux, « les crayeuses façades de la place » et l’ambiance « dans le silence polaire ». Cette conception laforguienne est parallèle au décor lunaire qui habite cette moralité : « on avait naturellement choisi ce lever de pleine lune implacable et divin »13Les Moralités légendaires, p. 111.. La lune fait symboliquement office de personnage tant sa présence est totale lors de cette scène de dégradation. La cérémonie est accompagnée des lueurs froides de la lune. Une vision hallucinante, irréelle et symbolique se détache et rappelle l’atmosphère régnant dans les recueils antérieurs de Jules Laforgue. Ainsi dans le recueil Imitation de Notre-Dame la lune, les jeux laforguiens soulignent sa fascination devant ce « silence polaire »  : 

Jeux

Ah ! la Lune, la Lune m’obsède…
Croyez-vous qu’il y ait un remède?

Morte? Se peut-il pas qu’elle dorme
Grise de cosmiques chloroformes?

Rosace en tombale efflorescence
De la Basilique du Silence,

Tu persistes dans ton attitude,
Quand je suffoque de solitude !

Oui, oui, tu as la gorge bien faite ;
Mais, si jamais je ne m’y allaite ?…

Encore un soir, et mes berquinades
S’en iront rire à la débandade,

Traitant mon platonisme si digne
D’extase de pêcheur à la ligne !

Salve Regina des Lis ! reine,
Je te veux percer de mes phalènes !

Je veux baiser ta patène triste,
Plat veuf du chef de saint Jean Baptiste !

Je veux trouver un lied! qui te touche
A te faire émigrer vers ma bouche!

– Mais, même plus de rimes à Lune…
Ah ! quelle regrettable lacune !

L’Imitation de Notre-Dame la Lune

Toutefois, il est intéressant de voir que le silence et la solitude émanent du décor lunaire et de l’attitude solennelle de cet acte : « on voudra bien me laisser faire un bout de prière vers la lune, notre maîtresse à tous, j’espère ? »

Jules Laforgue imagine un décor énigmatique et met au devant de la scène ce que Wagner a dessiné en toile de fond de son opéra : en effet, dans Lohengrin, Wagner a imposé un poids historique parallèle aux thèmes issus du premier romantisme allemand : chevalerie, fantastique, nationalisme. Les rives de l’Escaut près d’Anvers et le château servent de rappel historique, de même que d’indication temporelle : première moitié du Xe siècle. Jules Laforgue donne l’impression d’avoir accentué la valeur intemporelle de son récit et d’avoir créé une sorte de « pays irréel ». Ainsi tout cet univers énigmatiquement blanc est le reflet d’une imagination exaspérée.

Le motif de la « chevalerie vertueuse » en la majeur représente l’être héroïque et supérieur qu’est Lohengrin.

L’opéra de Wagner souligne l’attitude supérieure de cet être empreint de dignité mais également de mélancolie comme le prouvent ses adieux au cygne : 

« Sois donc remercié, mon cygne bien aimé !
Reste à travers les vastes flots 
Là d’où la barque m’a mené 
Ne reviens plus que pour notre bonheur ! »14Avant-scène opéra, Lohengrin

Or, l’arrivée laforguienne est tout autre. Autrefois, tiré par la nacelle du cygne, notre Lohengrin apparaît chevauchant allègrement le cygne : « un grandissime cygne lumineux, chevauché d’un éphèbe, en armure radieuse, tendant les bras, sublime de confiances inconnues, vers le Rivage-Tribunal ».

Tout au long de la moralité, nous avons un Lohengrin double : « Lohengrin, adolescent et supérieur, les jambes trop croisées, en une pose sofalesque »15Les Moralités légendaires, p. 122.. D’un côté, Lohengrin s’affirme en tant que chevalier qui vient dans un but précis : celui d’épouser « la belle Elsa au col de cygne ». Toutefois, on constate que le caractère laforguien dominant dans ce Lohengrin est sa jeunesse : c’est un enfant, un adolescent, un « éphèbe », « C’est pour le moins, Endymion lui-même, le petit jeune homme de Diane. »

Une opposition identitaire s’établit d’emblée entre le Lohengrin wagnérien et le Lohengrin laforguien. A travers la formule, « Lohengrin est mon nom », Wagner impose à son personnage une noblesse et une dignité propre alors que le Lohengrin laforguien s’identifie par rapport à sa généalogie « Parsifal est mon père ». Ainsi, la figure paternelle abaisse ce Lohengrin à n’être que le fils : Lohengrin, fils de Parsifal.

Dans son détournement parodique, Jules Laforgue dénature la prouesse et la vertu héroïque du chevalier en le dépossédant du secret qui habite le héros légendaire. Dès son arrivée et sans attendre la moindre question, il se dévoile : 

« J’arrive tout droit de Saint Graal. Parsifal est mon père, je n’ai jamais connu ma mère. Je suis Lohengrin, le Chevalier-Errant. Mais, en attendant, j’étais trop malheureux dans les bureaux de mon père. » 16Les Moralités légendaires, p. 122.

Lohengrin est la figure de l’amoureux que l’amour ne peut atteindre car il n’aspire qu’à un amour absolu. Il est à la recherche d’un Idéal mais, face à l’Éternel Féminin, il reproche la fécondité, le physique, les larmes…. 

Le héros est venu découvrir le « divin spécimen humain » qui « comme le Sphynx, appelle les lois inflexibles de la vie – sexualité, génération, perpétuation, […] Lohengrin n’a plus qu’à regagner les bureaux de son père, à cheval sur un oreiller »17D.Grojnowski, Moralité de la parodie, Critique, janvier, 1978. (propos intransigeants mais si laforguiens de Daniel Grosnowski). 

La réécriture déroutante dénature le canevas originel en bouleversant les principes mêmes du personnage de Lohengrin. L’héroïsme vertueux contenu dans les Légendes allemandes des frères Grimm ou dans Le Chevalier au cygne de Conrad de Wurtzbourg est décalé volontairement vers un angélisme infantile. 

Les trois lieux qui servent de décor à la moralité correspondent à des niveaux spatiaux différents.

Considérée au préalable comme un personnage symbolique, la lune, « Hostie du Léthé », « Immaculée conception », représente l’univers polaire et silencieux. On lui attribue la tension au récit, mais elle symbolise surtout l’absence de vie, la disparition de toute pensée. Pour Pierre Reboul, c’est partout « une admirable monotonie blanche, arbitrairement élue […] c’est partout comme une blanche figure de la Mort, omniprésente dans l’Amour et le désespoir. »

Le lieu central de la moralité est la Villa nuptiale qui rappelle les noces de d’Elsa et de Lohengrin. Les indices spatiaux relatifs à cette villa représentent les aléas du couple. « Le solitaire peuplier d’argent qu’on disait l’entrée » se donne comme un symbole phallique préfigurant le couronnement charnel de leur union. Ces « décourageants labyrinthes » traduisent les atermoiements de l’union. Toutefois une idée funeste est avancée : « cette villa nuptiale sent la fosse commune ». Cette idée de mort perdure depuis l’apparition de la lune, symbole de la mort, elle est la mort habillée en hostie.

Le troisième lieu est l’Ailleurs métaphysique, « le château de Saint Graal » qui est représenté différemment selon l’interprétation wagnérienne et laforguienne : temple situé les mers, en une contrée lointaine inaccessible, le château de Lohengrin devient chez Laforgue, de simples bureaux perdus dans la Voie Lactée. Cette idée est renforcée par la dernière vision que l’on a de ces deux Lohengrin : l’un s’éloignant sur les flots, l’autre s’envolant sur son cygne.

Jules Laforgue accentue l’imaginaire wagnérien en ajoutant expressivité et en insistant sur le caractère intemporel des indices spatiaux. Cette atmosphère étrange et envahissante se définit comme une vision lunaire hallucinante et fascinante. 

 

B. Les personnages

1) Lohengrin 

Dans les moralités de Jules Laforgue, l’action tout entière est construite autour d’un personnage ou bien d’un couple de personnages (Pan et la Syrinx ; Lohengrin et Elsa). Ainsi ce procédé actantiel va permettre au lecteur d’évaluer l’importance et le poids accordés par l’auteur à chacun de ses personnages. 

Le personnage de Lohengrin est, chez Laforgue, le protagoniste, le symbole agissant dans toute la moralité. En effet, c’est autour de lui, que se centralise l’action. Difficile à cerner, le personnage arbore un flou inconditionnel notamment compte tenu du modèle qu’est le Lohengrin wagnérien. Celui-ci incarnant la pureté et l’héroïsme hérités du Lorengel ou du Chevalier au cygne moyenâgeux dont Richard Wagner s’est inspiré, à travers toutes les traductions de Simrock et San Marte (1836-41), pour créer son œuvre, souligne l’évolution curieuse du Lohengrin laforguien.

Dans l’œuvre de Richard Wagner, Lohengrin est défini par son déterminisme et son courage : en effet, à la scène 3 de l’acte III, Lohengrin est noble et solennel.

« Voyez donc maintenant si je dois fuir le jour : devant le monde entier, devant le Roi ? l’empire, confiant je vais dévoiler mon secret. 
(se redressant) 
jugez si ma noblesse est égale à la vôtre ! » (p. 296)

2) Elsa

Aussi bien dans l’opéra de Wagner que dans la moralité de Jules Laforgue, Elsa apparaît comme un personnage déterminant de l’histoire. C’est elle, en effet, qui est la cause à la fois de l’arrivée et du départ de Lohengrin : chez Wagner, c’est pour défendre son honneur que le chevalier est envoyé par le Graal jusqu’à elle et c’est parce que elle a transgressé l’interdit posé qu’il doit repartir; chez Laforgue, le chevalier vient pour la sauver du châtiment mais s’enfuit parce qu’elle le rebute. 

Elsa représente en fait à elle seule les espoirs et les désespoirs de Lohengri :espoir car, en quête d’un amour idéal et absolu, il croit voir en elle son incarnation parfaite et désespoir (peut-être faudrait il plutôt parler d’espoirs déçus chez Laforgue) car elle lui montre que cet amour est impossible sur terre. 

Cependant, nous pouvons remarquer que si, dans son Lohengrin, fils de Parsifal, Laforgue garde la valeur symbolique du personnage d’Elsa, au niveau de la construction proprement dite du personnage, il semble prendre le contrepied de Wagner.

Le premier commentaire qui est fait sur Elsa est à cet égard, très significatif de la vision que Wagner et Laforgue ont de ce personnage : dans l’opéra on dit d’elle « Ah! comme elle semble pure et lumineuse » tandis que dans la moralité, elle est représentée « la tête [baissée] sur son corsage condamné ».

A l’Elsa éthérée de Wagner s’oppose donc l’Elsa charnelle de Laforgue. 

Ainsi cette opposition va être mise en évidence chez Laforgue par un effort systématique de déconstruction. 

Etudions le rôle symbolique accordé au vêtement. Chez Wagner, Elsa apparaît vêtue d’une simple robe blanche. Cette blancheur crée ici un contraste saisissant avec l’horreur des crimes dont Friedrich l’a accusée et fait donc ressortir la pureté et la candeur du personnage. Chez Laforgue, la robe d’Elsa n’est pas tout à fait blanche puisqu’elle est « étoilée » d’œils de plumes de paon dont un « plus magnifique encore » marque la place du sexe. Ce simple indice est caractéristique de l’ambivalence de ce personnage : elle est présentée avant tout comme une vestale et semble pourtant ne pas être ignorante des choses qui touchent l’éternel féminin :

« Tenez, je vais vous l’avouer, le goût de ma robe vous fera éclore maintes papilles faméliques. » (p. 116)

Le côté charnel de l’Elsa laforguienne est par ailleurs renforcé par le déplacement de l’acte d’accusation : dans Lohengrin, fils de Parsifal, Elsa n’est plus accusée d’avoir tué son frère mais de connaître « une autre caresse que celle si lointaine de la lune » et d’être « inoculée d’une autre science que le culte ». Nous pouvons remarquer à ce sujet que, contrairement au Lohengrin wagnérien, le Lohengrin laforguien ne prouve pas l’innocence d’Elsa : il l’épouse afin de lui éviter le châtiment qu’elle encoure : l’aveuglement.

En outre, chez Wagner, la croyance religieuse est le point fondamental qui caractérise Elsa : comme nous le montre la scène 2 de l’acte I, elle semble complètement transportée par sa ferveur. Chez Laforgue, Elsa préfère au contraire la vérité du corps. Ainsi sa prière à la lune n’est pas tant une prière qu’une leçon de séduction : afin de faire venir un sauveur, elle préfère parier sur ses charmes plus que sur la bienveillance d’une quelconque divinité : « Je suis belle, belle, comme un regard incarné. »

A la simplicité de l’Elsa wagnérienne (simplicité soulignée par Laforgue) s’oppose la frivolité de l’Elsa laforguienne : cette dernière cherche constamment à produire de l’effet, allant jusqu’à tester sa cambrure !

La scène qui marque peut-être le plus symboliquement la différence qui existe entre les deux Elsa est celle d’un duo d’amour : alors que chez Wagner, la passion pousse Elsa à demander à Lohengrin : « Qui es tu ? », chez Laforgue, elle lui dit : « massacrilège-moi ! ! ». A la soif de connaissance de la première s’opposele désir charnel de la seconde.

Chez Laforgue, et ce conformément à la perspective de Schopenhauer, Elsa est donc réduite à sa fonction de pure génétrice. 

Tout comme Lohengrin, l’Elsa laforguienne descend et est reléguée à un rang inférieur : celui de l’instinct.

3) Le cygne

Dans les œuvres, le cygne est avant tout celui qui amène Lohengrin jusqu’à Elsa. Nous pouvons toutefois remarquer que, si chez Wagner, le cygne tire le chevalier dans une nacelle, chez Laforgue, il lui sert de monture (« Et comme il chevauche cet oiseau séraphique, avalanche faite cygne ») : cette différence est, à elle seule, significative du rôle qui lui est assigné dans les deux cas.

Dans l’opéra, le cygne apparaît comme la manifestation concrète de la volonté du Graal: il est chargé d’amener celui qui a été élu pour défendre l’innocente et d’aller chercher celui qui a enfreint la loi du Graal en révélant son identité. Ainsi, si la première apparition est accueillie comme un « miracle », la seconde, elle, est vécue comme une véritable catastrophe (« Horreur ! Ah! Le cygne » s’écrie Elsa).

Dans Lohengrin, fils de Parsifal, au contraire, le cygne n’obéit pas à une quelconque loi suprême, mais à la seule volonté du héros : n’est ce pas Lohengrin lui-même qui, à la fin de la nouvelle, implore le cygne de venir l’arracher à cette femme si terre-à-terre ?

Par ailleurs, pour les besoins de son drame, Wagner a introduit dans la légende du Chevalier au cygne, celle des Enfants-cygnes : comme le symbolise la chaîne d’or qu’il porte autour de son cou, le cygne est sous l’emprise d’un pouvoir maléfique : il est en fait Gottfried, héritier du Brabant et frère d’Elsa, à qui Ortrud a jeté un sort. Mais grâce au pouvoir du Graal, Lohengrin réussit à libérer le cygne de sa chaîne et fait apparaître le jeune duc.

Dans la nouvelle, Lohengrin reprend l’épisode de la métamorphose mais il le parodie totalement : ce n’est pas le cygne qui se fait homme, mais c’est l’oreiller qui se fait cygne. En fait, le cygne prend chez Lohengrin une toute autre dimension. En effet, même s’il ne se transforme pas en une personne comme chez Wagner, il tend à devenir le troisième protagoniste de l’histoire, c’est en tout cas ce qu’avance Claude Abastado dans son article « Le complexe de Lohengrin ». En effet, proposant une interprétation symptômale du récit, il écrit que « l’action se joue entre Lui, Elle et L’Autre. L’autre – Laïos, le cygne – est la représentation de l’interdit ou de l’obstacle, c’est lui qui instaure la situation de complexe et impose un dénouement irréversible. ». Il fait ainsi remarquer que « Lohengrin, à son arrivée, a pour premier geste –  « avant tout » – de flatter de la main « le col de son beau cygne taciturne » et de le congédier : « Va mon petit cœur ! ». Le narrateur souligne la gravité de cet acte : « Oh, sublime façon de brûler ses vaisseaux ! ». Le premier compliment que le chevalier fait de celle qu’il a choisie n’est pas indifférent : « La belle Elsa au col de cygne ! ». Pour Abastado, « il y a [donc] substitution d’objet de désir, mais en même temps assimilation ». 

Le cygne, compagnon asexué, symboliserait donc ce qui empêche Lohengrin d’aimer, ce qui l’empêche de devenir adulte. D’ailleurs, n’est-ce pas Lohengrin lui-même qui choisit de chanter cette variation de la Complainte du roi Thulé

« ll était un roi de Thulé
Qui, jusqu’à la mort fidèle,
N’aima qu’un cygne aux blanches ailes

4) Les autres personnages 

Comme nous le verrons par la suite (§II, C), Laforgue a décidé de ne pas reprendre l’idée du complot visant Lohengrin. Ainsi, tous les personnages liés à cette machination sont  occultés. 

C’est le cas de Friedrich de Telramund et de sa femme Ortrud. Or, si l’absence du premier apparaît sans importance, celle de la seconde a beaucoup plus de résonance. En effet, Friedrich apparaît, tout au long de l’opéra de Wagner, comme un simple instrument que sa femme utisé pour parvenir à ses fins. Ortrud est véritablement celle qui agit: c’est par elle qu’arrive le malheur : la fausse accusation lancée contre Elsa, le doute qui envahit la jeune fille,… Ortrud s’avère être en fait la rivale d’Elsa, son opposé négatif, en même temps que l’antithèse de Lohengrin : elle met ses pouvoirs magiques au service du Mal. Cette opposition est d’autant plus évidente que le caractère maléfique de cette femme est souligné par la tonalité en fa dièse mineur, par le timbre d’instruments graves et sévères ainsi que par la discontinuité de son chant : en supprimant ce personnage, Laforgue ôte donc toute tonalité inquiétante à son récit. Toutefois, sa présence semble se retrouver à travers l’omniprésence du paganisme dans Lohengrin, fils de Parsifal. 

Les personnages d’arrière-plan qui n’ont pas, dans l’opéra de Wagner, de fonction véritablement actantielle sont, quant à eux, transposés du contexte médiéval au contexte purement religieux.

Ainsi, la figure du Roi de Germanie se retrouve à travers deux personnages : le Grand- Prêtre et le vicaire Diane-Artémis, le Grand-Prêtre représentant l’autorité, une autorité religieuse et non pas politique. 

Le rôle du Héraut, lui, est repris par le confesseur d’Hécate et son héraut : le confesseur énonce l’acte d’accusation d’Elsa tandis que le héraut  « sonne […] de son olifant d’ivoire » pour appeler un éventuel fiancé pour la jeune fille. 

En outre, aux groupes des hommes et des femmes se substituent la corporation des vestales, le Concile Blanc, les matrones et la foule. Cependant, au cours de leur transposition, les groupes des hommes et des femmes perdent la fonction commentatrice que le compositeur allemand leur avait assignée. En effet, Wagner voulait que leur rôle se rapproche de celui des chœurs de la tragédie antique : des chœurs omniprésents qui sont à la fois spectateurs et commentateurs de ce qui se passe. Chez Laforgue, cette fonction est en grande partie assurée par le narrateur lui-même, et même totalement dans la seconde moitié de la nouvelle quand Lohengrin et Elsa se trouvent tous seuls. En fait, les « chœurs » (le mot est repris une fois par Laforgue) du Lohengrin, fils de Parsifal perdent l’unité qu’ils ont chez Wagner. Par ailleurs, conformément à la volonté parodique de l’auteur, ils sont pratiquement dénués de toute ca- ractéristique humaine. En effet, si chez Wagner, les femmes qui accompagnent Elsa partagent sa peine, les vestales laforguiennes, elles, semblent tout à fait indifférentes au sort de leur consœur. En outre, la foule est animalisée dans la mesure où le verbe « ululer » fait référence à des rapaces nocturnes. 

Nous pouvons d’ailleurs remarquer que le verbe « ululer » fait directement écho au « chœur de soprani grêlés »18Les Moralités légendaires, p. 112 : nous nous trouvons bien loin des chants de l’opéra de Wagner ! … 

 

C. Le déroulement de l’histoire

Quarante ans séparent l’opéra de Wagner de la moralité de Lohengrin. Or, à une époque où le monde des arts est en pleine mutation, cet écart d’une génération peut être source de grandes différences surtout si à cela s’ajoute une différence de nationalité (Wagner étant allemand et Lohengrin français). 

En effet, dans son opéra, Wagner reste en partie fidèle aux conventions qui régissent l’opéra romantique allemand de l’époque. Ce respect des conventions se retrouve notamment dans l’exploitation de thèmes comme la chevalerie, le fantastique et le nationalisme. 

Lohengrin, le chevalier vertueux par excellence, représente à lui tout seul l’Idéal chevaleresque. Le déroulement du combat à l’acte I suit les règles de la Chevalerie : l’innocente est défendue par un chevalier qui combat en son nom et l’issue marque l’expression du jugement de Dieu : personne ne peut remettre en cause la victoire. 

La présence du fantastique, elle, est marquée par les allusions aux pouvoirs magiques que Lohengrin et Ortrud possèdent et est même rendue visible au moment où le cygne redevient le prince Gottfried. 

Quant au nationalisme il est affirmé dès le début puisque l’opéra s’ouvre sur un exposé de la situation de l’Empire germanique et du duché du Brabant et sur un appel à la solidarité pa- triotique que peut le Roi. Tout au long de l’opéra, on retrouvera ses discours patriotiques et les scènes protocolaires. 

Par ailleurs, il ne peut pas oublier que Lohengrin est une légende directement tirée du patrimoine culturel de l’Allemagne médiévale. 

Ainsi nous pouvons comprendre que, quarante ans plus tard, Laforgue laisse de côté tout ce qui fait référence au premier romantisme allemand, courant littéraire qui à son époque avait été déjà mis à mal. 

Mise à part cela, Laforgue, dans sa nouvelle, reste dans les grandes lignes, fidèle au déroulement de l’action dessiné par Wagner. Ainsi nous retrouvons : l’accusation d’Elsa, l’arrivée de Lohengrin, leur union, leur nuit de noce (avec leur querelle) et leur rupture. 

Cependant, en intitulant sa moralité Lohengrin, fils de Parsifal, Laforgue affiche d’emblée sa volonté parodique et modifie toute l’intrigue. En effet, dans l’opéra de Wagner, Lohengrin est lié par la loi du Graal à ne pas révéler son identité, c’est pourquoi, par deux fois, il demande, d’une voix grave, à Elsa de lui faire une promesse : 

« Jamais tu me demanderas,
ni essaieras de savoir,
d’où je viens,
ni mon nom, ni ma race. »19Avant-scène opéra, Lohengrin.
(Acte I, scène 3)

Cette phrase est la plus importante de l’opéra puisque c’est autour de cette question interdite que se noue l’intérêt dramatique : Elsa réussira-t-elle à tenir sa promesse ?

Mais comme la musique, elle-même, à ce moment précis, le laisse entendre, la catastrophe finale est inéluctable. Les deux actes suivants vont donc montrer comment Elsa va, petit à petit, être amenée à briser ce serment. En fait, le mystère sur l’origine du Chevalier va servir de vé- ritable instrument de vengeance à la démoniaque Ortrud : en effet, pour faire payer à Lohengrin l’affront qu’il lui a fait (il a tenu la magie d’Ortrud en échec et a de ce fait compromis ses projets), elle va immiscer le doute dans le cœur de la jeune fille et va réussir donc à les perdre 

tous les deux. 

Chez Laforgue, au contraire, Lohengrin se présente lui-même à la foule dès son arrivée. 

« Je ne suis nullement Endymion. J’arrive tout droit de Saint-Graal. Parsifal est mon père, je n’ai pas connu ma mère. Je suis Lohengrin, le Chevalier-Errant, le lys des croisades futures pour l’émancipation de la. Femme. Mais en attendant, j’étais trop malheureux dans les bureaux de mon père (je suis un peu hypocondre par nature). »

Comme nous pouvons le remarquer il dit non seulement qui il est, d’où il vient et de quelle race il descend mais il en rajoute : il dit ce qu’il n’est pas (Endymion), précise les origines qu’il ne connaît pas (sa mère) et se présente en donnant son surnom (le Chevalier-Errant). Par ailleurs la mission suprême dont il est investi (l’émancipation de la Femme) est discréditée par la raison qui l’a amenée là : l’ennui. Ainsi, en supprimant la question interdite liée au mystère de ses origines (alors même que c’est le thème central de la plupart des versions du mythe du Chevalier au cygne), Laforgue supprime le nœud dramatique de l’histoire.

Dès lors, la nouvelle n’est pas découpée en trois parties comme dans l’opéra, mais seulement en deux. Ainsi nous ne retrouvons pas chez Laforgue l’équivalent de l’acte II du Lohengrin de Wagner, cet acte étant non seulement celui de la fomentation et de la mise en œuvre du complot contre Lohengrin mais aussi celui du doute pour Elsa. Le mariage de Lohengrin et d’Elsa, chez Laforgue, a donc lieu à la fin de la première partie.

De plus, en choisissant de ne pas conserver cette menace qui plane au-dessus des deux amants, Laforgue confère à sa nouvelle une tonalité légère ce qui n’est pas le cas chez Wagner (tragique).

Cependant, tout comme dans l’opéra, l’action dénoue à la fin une crise : la révélation de l’idendité du « mystérieux chevalier » chez Wagner, le renoncement à l’amour de Lohengrin, chez Laforgue.

En fait, Laforgue semble avoir épuré de manière parodique et originale, la version que Wagner donne de la légende de Lohengrin pour n’en garder que son essence la plus simple mais non des moindres. 

III. LA RÉÉCRITURE LAFORGUIENNE : LA PARODIE DU « GÉNIE »

« Il a été mieux qu’un parodiste, il a été la Parodie ! » 

 

A. Wagner et Laforgue : deux représentations de l’amour

Le thème de l’amour établit le « drame musical » qu’est Lohengrin, mais devient l’enjeu prédominant de l’œuvre de Jules Laforgue. Alors que chez Wagner, Lohengrin est lié par la loi du Graal : la question interdite, l’amour est dans le Lohengrin de Laforgue la pièce maîtresse de la moralité. En effet, comme nous l’avons vu, le duo « amoureux » occupe toute la seconde partie. L’image du couple que représentent Elsa et Lohengrin reflète la conception de l’amour pour chacun des deux auteurs qui, à travers le comportement des deux protagonistes, développent leur pensée intime.

Le héros wagnérien aspire à un amour pur et partagé pour s’unir au monde des humains. Elsa représente l’espoir de ce chevalier car elle peut lui apporter la pureté qu’il recherche. 

« Je pense qu’il devait suffire que l’on comprenne que l’amour propre n’a pas de place dans la vie d’un chevalier du Graal. »20Lettre de R. Wagner à Hermann Franck, Gross-Graupe, 30 mai 1846, Correspondance (1845-1862).

Lohengrin cherche une femme qui l’aimerait sans condition. L’écart qu’il peut exister entre ces deux œuvres réside en l’appréciation du personnage d’Elsa. Pour le Lohengrin wagnérien, Elsa est l’emblème de la connaissance. Ainsi, en lui posant la question interdite, elle tend à lui révéler l’essence absolue de l’amour (Lohengrin perd Elsa car il ne peut la comprendre). Wagner lui-même remet en cause l’attitude et le comportement d’Elsa, non son essence. Certes, Elsa a entraîné la rupture et la séparation. Mais sa foi est humaine : curieuse de connaître l’identité de l’homme qu’elle aime, son amour est plus fort que l’interdit. La chute vient donc de ce désir d’aimer et de connaître. Même si ce « drame musical » est le plus pessimiste et tragique de tous les opéras de Wagner, il n’en demeure pas moins que l’amour est considéré comme un absolu (ainsi la tétralogie, dans son ultime conclusion célèbrera le crépuscule des dieux par l’avènement de l’amour humain).

Concernant la moralité légendaire de Jules Laforgue, Claude Abastado s’exprime en ces termes : 

« Le héros part en quête de la jeune fille pour connaître avec elle l’absolu de l’amour et retrouver l’unité perdue de l’être. Mais il se heurte à l’Éternel féminin : la dualité ontologique est donc irréductible. Il renonce à son entreprise. Son retour est une assomption. »21C. Abastado, Le complexe de Lohengrin, p. 70.

A travers l’image du couple, c’est la figure féminine qui est remise en cause, puisque le noeud dramatique wagnérien de l’interdit a été supprimé, Laforgue dénature l’Elsa, pure, chaste et amoureuse en montrant que Lohengrin dénigre son être tout entier. La prédominance d’un vocabulaire relatif au corps, à la sexualité et à l’amour charnel fait partie de l’évolution qu’a accordée Laforgue à sa moralité légendaire. Le corps de la femme est une instance omniprésente dans toutes les descriptions et dans le dialogue entre Elsa et Lohengrin.

« Les vestales […] rejettent leur cachemire pâle, défont leur guimpe de lin, et exhibent à l’Astre bienfaisant leurs jeunes poitrines […]. Or l’une d’entre elles, isolée au premier rang, est restée étrangère à cette charmante manifestation, baissant même la tête sur son corsage condamne. »22 Les Moralités légendaires, p. 112-113.

Refusant de participer à la cérémonie lunaire, Elsa se rattrape dans son attitude envers Lohengrin « vois les bonbons de mes jeunes seins, touche comme ma chevelure d’un noir intense est sensuelle, sens un brin mes pubéreuses […] massacrilège-moi ! »23Les Moralités légendaires, p. 126. (II). Cette Elsa a la pureté de son statut car elle est « orpheline comme toutes les vestales » mais représente surtout la probable réalisation du désir charnel. Elle est à la fois ignorante de cet amour charnel (« Mais, mon chéri, je n’ai pas vécu… jusqu’à cette nuit »), et désireuse de se donner « à une autre caresse que celle lointaine de la lune. »

Cette conception de l’amour qui va se terminer par le départ de Lohengrin, vient de la déception du chevalier qui ne voit certainement pas dans la réalisation du désir charnel, l’Idéal de son amour. Lohengrin va renoncer à Elsa pour se plonger dans le songe et la contemplation « je me cramponne à la proue de ton col insubmersible ; emporte-moi par delà les mers immaculées » (II). Lohengrin veut être un sauveur  « arracher la femme à sa condition ancillaire de génitrice, soumise aux contraintes de la perpétuation de l’espèce ». On comprend en effet, le rejet du corps de la femme « tu marches cependant avec ce dandinement perpétuel de petit mammifère délesté depuis quelque jours à peine des kilos de ses couches […] après neuf mois de corvée. »

On constate donc à travers ces malentendus amoureux, le fossé qui peut exister entre les deux personnages laforguiens. L’épigraphe de Rimbaud met l’accent sur le conflit entre ces deux êtres voués l’un à l’autre :

« A côté de son cher corps endormi, que d’heures, des nuits que j’ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s’évader de la réalité (Une saison en enfer, « l’Epoux infernal ») ».

Lohengrin veut délivrer la femme de ses servitudes sociales et religieuses et il désire son émancipation. L’amour qu’il souhaite est parfait et ce n’est pas par hasard que Lohengrin est au début confondu avec le prince Endymion. En effet, dans la mythologie antique Endymion tomba amoureux de Séléné, la lune, qui lui donna cinquante enfants. A sa demande, Zeus frappa Endymion d’un sommeil éternel, qui lui permit jusqu’à la fin des temps de rester le beau et jeune berger qu’il était. Amoureux de lui, la lune vient chaque nuit le rejoindre dans la caverne où il repose pour toujours pouvant ainsi s’unir à celui qu’elle aime sans jamais le réveiller de son assoupissement. Cette conception de l’amour renvoie à l’image du couple et du mariage dans les pensées propres aux deux auteurs. Jules Laforgue déclare ainsi : 

« Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage aujourd’hui. »

Ce propos désenchantant l’instance du mariage peut être rapproché de la conception du mariage chez Wagner : « un mariage trop hâtif avec une femme estimable, mais nullement à ma hauteur, a fait, de moi, pour la vie, un hors-la-loi. Pendant longtemps je me suis débattu contre de si triviales difficultés d’existence […] »24Avant-scène opéra, Lohengrin. . A travers ces malentendus entre Elsa et Lohengrin et la séparation des amants Laforgue et Wagner vont montrer, tout de même que le thème de Lohengrin est « une inspiration absolue à l’union de l’homme et de le femme. »

Lohengrin est dans les deux œuvres un personnage qui souhaite être compris, comme l’artiste désirant être aimé par le biais de son œuvre d’art.

 

B. Un sacré perverti

Wagner voulait faire de ses drames musicaux une « expérience quasi religieuse », or si, comme nous l’avons déjà vu précédemment, Laforgue confère à son Lohengrin, fils de Parsifal une dimension mystique, il multiplie les indices qui ne nous permettent pas de la prendre au sérieux : ainsi la cérémonie religieuse « qui se déroule à grand renfort de sacré » (p. 119) sur laquelle s’ouvre la moralité, bien loin d’inviter le lecteur au recueillement, le porterait à rire, du moins à sourire.

Le traitement burlesque des éléments sacrés apparaît tout d’abord dans le fait que le culte de Séléné (déesse de la lune), dont Laforgue emplit sa moralité, emprunte à diverses religions et mythologies mélangées, sans souci de cohérence, et parfois même dénaturée. C’est ainsi que, par exemple, les « vestales » traditionnellement gardiennes du feu sacré de Vesta, déesse romaine du foyer, sont ici vouées au culte de Séléné, que « l’Hégire », point de départ de la chronologie musulmane, sert de référence et que des instruments propres au culte chrétien tels que la « patène », l’ « ostensoir » et le « tabernacle » servent à ce culte paganique. Cet usage, particulier du vocabulaire théologique est notamment rendu saisissant dans des expressions comme « Hostie du Léthé » ou « Mecque des Stérélités polaires » ou dans des phrases comme « tétez les effluves de l’Eucharistie qui se lève sur la mer ».

L’auteur des Moralités légendaires va même plus loin quand il tourne en dérision des éléments du rite catholique, allant par là dans le sens d’un détournement sacrilège. En effet, lors de l’offrande de l’Eucharistie, le pain de l’Alliance n’est plus l’hostie, mais la brioche. De même, le mariage perd sa valeur de Saint-Sacrement pour n’être plus qu’une occasion pour les deux protagonistes d’échanger des propos banals. La prière à Séléné que Laforgue élabore à partir de la prière à la Vierge Marie, Je vous salue Marie, est d’ailleurs, à elle seule, symbolique du sacré perverti :

« Je vous salue, Vierge des nuits, plaine de glace, que votre nom soit béni entre toutes les femmes, vous qui satinez leurs seins de distinction et y faites sourdre les laits nécessaire. »25Les Moralités légendaires, p.112

Par ailleurs, à y regarder de plus près, nous pouvons remarquer que Laforgue semble s’amuser à reprendre certains éléments de l’opéra de Wagner pour mieux faire ressortir le côté burlesque.

Ainsi, la colombe, symbole du Graal chez Wagner, est remplacée par des « mouettes consacrées » qui « repiaul[ent] » et la dimension divine de Lohengrin se stigmatise en une difformité physique : une caroncule (« Le front caronculé de Foi »).

En outre, l’orgue qui chez Wagner renforçait l’atmosphère de religion moyenâgeuse apparaît au contraire dans l’œuvre de Laforgue comme un instrument assourdissant (« Les grandes orgues dechaînant déjà les Hosannah ! et les Crescite et multiplicamini ! »26Id. p.119

Enfin, tout l’apparat lié au protocole patriotique que Wagner renforcait d’une musique pompeuse est reportée, chez Laforgue, sur le protocole religieux : il ne faut pas moins de trois personnes pour lire l’acte d’accusation à Elsa !

La dimension parodique de la moralité n’apparaît cependant pas seulement à travers les renversements que l’auteur peut faire des éléments de l’opéra : elle s’inscrit dans l’écriture elle-même.

 

C. Les artifices du style laforguien

Alors que Wagner a choisi d’écrire son opéra dans un style sobre et élevé essayant autant que possible de reproduire le vieux langage allemand, Laforgue, au contraire, opte pour une écriture foisonnante et déroutante.

L’une des caractéristiques de l’écriture de Lohengrin, fils de Parsifal est avant tout l’utilisation originale que Laforgue fait du vocabulaire : il n’hésite pas à mélanger archaïsmes et néologismes, à employer du vocabulaire liturgique, philosophique, technique tels que « patène », « manuterge » (« c’est l’ostensoir à patène de lune, démailloté de ses langes, présenté sur manuterge » p. 119), « Métaphysique » (« vers tes attitudes de la Métaphysique de l’Amour ». p. 129), « aérolithe » (« Aérolithe du Sacrilège ». p. 114), « aérostatique » (« quelques expériences aérostatique des termes nouveaux ». p. 111), etc., et ce parfois sans souci de leur contexte. 

Laforgue va même plus loin puisqu’au besoin il invente des mots. Il existe en fait chez lui deux types d’innovations lexicologiques : en fait, les innovations par dérivation et les innovations par « contamination ». Par exemple un adverbe à partir d’un nom : « On s’est assis, albement ivre de ces préludes » (p. 112). Les innovations par « contamination » appelée aussi mots valises consiste à associer des mots dans l’espace d’un seul mot. Ce procédé est particulièrement saisissant quand s’adressant à Lohengrin, Elsa déclare :

« […] Ô rancœurs ennuiverselles !
expériences nervicides, nuits martyriséennes !
– Aime-moi à petit feu, inventorie-moi, massacre-moi, massacilège-moi ! (p. 127) »

Par ailleurs, si Laforgue s’amuse à prendre des libertés par rapport au dictionnaire, il en fait de même avec la syntaxe. Ceci est notamment rendu visible par la surabondance d’adverbes qu’il emploie tels que « doriquement », « nuitamment », « inviolablement », et par l’usage très particulier qu’il fait des prépositions comme par exemple dans les deux phrases suivantes :

« les toits, les grèves, la ville et la campagne dorment gelés de lune » (p. 120)

« Ils se hâtent vers comme des cascades prochaines là-bas » (p. 121)

Laforgue, en outre, change constamment de style. Pour en juger il suffit de comparer le ton et le type de phrase employés dans chacune des deux descriptions ci-dessous :

« Mais c’était, en effet, des cascades qu’ils entendaient, un cirque d’éternelles cascades autour d’un bassin dont l’eau, profonde d’un pied à peine et translucide, livrait aux féeries lunaires les scintillants micas de son fond de sable pur. (p. 122) »

« C’est la villa envahie d’herbes folles. Façade en espaliers d’œillets bien rangés, perron de briques roses, balcon de faïence à fleurs, toit de chaume, girouette en chatte qui miaulera. Corridors sonores, trop d’escaliers tournants. Pièces vides. Noms et dates gravées au diamant dans les glaces. Etages, montée, descente : il avait raison, cela sent la fosse commune. (p. 124) »

Ainsi tout comme Wagner s’est affranchi dans ses drames musicaux des contraintes musicales de l’opéra romantique traditionnel, Laforgue se libère des contraintes imposées par la langue française pour créer ses propres moyens d’expression. Or, si ce travail va dans le sens d’une recherche poétique, il met aussi en évidence l’acte de création de l’écriture, son côté factice et artificiel.

Cet artifice de l’écriture est par ailleurs renforcé non seulement par la prise en charge du récit par un narrateur mais aussi par la multiplication de références culturelles. La présence d’un narrateur est affirmée dès la première phrase de la moralité : l’interjection et le tour exclamatif donnent d’emblée une portée affective au récit (« Oh, qu’ils sont irréparables, même en imagination seulement, les soirs de Grands Sacrifices !… » p.111). Les interventions du narrateur sont en fait de deux ordres : soit elles portent sur le drame lui-même (« je hais ces inflexions molles qui coulent d’avance par la satiété à la pourriture », « [il] commence à lui vagir, tel un enfant, un incurable enfant, je vous dis» (p. 128),…) soit elles portent sur le texte lui-même (« Oh, qu’ils sont irréparables, même en imagination seulement », « Oh, qu’est-ce qui s’apprête ? »,,..) 

En outre, cette moralité multiplie les références intertextuelles telles Salammbô de Flaubert, Axel de Villiers de l’Isle-Adam et les citations qui reprennent plus ou moins directement des anciens écrits de Laforgue.

Tout cela concourt à tenir le lecteur à distance et à l’empêcher de prendre le récit au sérieux. De plus, tout au long de la moralité, le texte semble se détruire au fur et à mesure de son déroulement : s’il y a de l’ironie par rapport au texte wagnérien, elle touche aussi celui de Laforgue. Ce sont en fait les artifices de l’art que Laforgue cherche par là à dénoncer. 

« S’il fait voler les mythes en éclat, c’est pour triompher amèrement de ce qu’ils traînent avec eux de mensonges et de poudre aux yeux. »27O.C. Présentation, p. 368.

L’homme est pour Laforgue une créature incomplète que les mythes et les légendes ont enveloppé d’une pureté et d’une vertu irréelles. Laforgue brise le cristal de ces vies héroïques dans le sens d’une désacralisation et les dépouille de leurs oripeaux légendaires.

« Il faut le faire ce héros, exact, avec sa physionomie de tous les jours, ses habits de tous les jours et polychrome, pas plus grand que nature; qu’on oublie son piédestal, qu’on sente le décor quotidien et les petits ennuis, et les petites tribulations, et les petits obstacles humains au génie.[…] Et ce sera alors l’Exemple humain, créature, misérable et grand, à la portée de la foule qu’il encouragera. »28Préface des Moralités légendaires, p. 47.

Ainsi, même si Laforgue « ramène le ciel sur la terre », et s’il prend des libertés par rapport au récit wagnérien, il en respecte la dimension symbolique.

En ce sens, nous pouvons noter l’impossibilité et l’impuissance du personnage à atteindre aussi bien l’Absolu que l’Idéal en amour.

Pour nos auteurs, le personnage de Lohengrin est irrémédiablement lié à la figure du poète.

« Et c’est depuis lors, qu’à de pareilles nuits des poètes célèbrent froidement et inviolablement dans leur front certaine petite fête de l’Assomption. » 29Les Moralités légendaires, p. 129.

Pour Wagner, Lohengrin est le miroir de sa propre condition d’artiste incompris, cherchant désespérément à sortir de son triste isolement, d’être aimé et accepté. Dans Une Communication à mes amis (p. 103), Wagner déclare :

« J’étais devenu conscient de mon isolement absolu comme artiste, de sorte que je pouvais d’abord puiser dans le sentiment seul de cet isolement l’excitation et la force d’une communication à mon entourage30Wagner, Une communication à mes amis.

Pour Jules Laforgue, Lohengrin, fait dériver le poète dans une recherche de perfection. Parallèlement, l’art est, chez Jules Laforgue, « l’anarchie même de la vie » bouleversant toutes les contraintes ; l’artiste est celui qui va s’extérioriser, qui va se donner et évoluer. L’art est pour nos deux auteurs un don de soi. 

C’est donc dans ce sens que les Moralités légendaires et Lohengrin sont des autobiographies indirectes de leurs cœurs et de leurs attentes.

 

BIBLIOGRAPHIE 

OEUVRES ETUDIEES :

 – LAFORGUE Jules, Moralités légendaires, Paris, GF-Flammarion, 2000.

– WAGNER Richard, Lohengrin (avant scène opéra), février 1992, n° 143/144. 

OEUVRES UTILISEES :

– REBOUL Pierre, Laforgue, Hatier, « connaissance des lettres », Paris, 1960. 

– RUCHON F., Jules LAFORGUE (1860-1887), Sa vie-son œuvre, Ed. Albert Ciana, Genève, 1924. 

– LAFORGUE Jules, Oeuvres complètes (Tome 1), 1860-1883, Ed. L’âge de l’homme, Lausanne, 1986. 

– ABASTADO Claude, « Le complexe de Lohengrin », Europe, n° 673, mai 1985.

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Après que Siegfried a tué le dragon Fafner, l’oiseau de la forêt lui conseille de prendre deux objets du trésor : quels sont-ils ?
Réponse :

L'anneau et le casque d'invisibilité (le Tarnhelm). Grâce au sang du dragon que Siegfried boit par inadvertance, il peut soudainement comprendre le chant des oiseaux. Lorsqu'il sort de la grotte avec le casque et l'anneau, l'oiseau de la forêt le met également en garde contre Mime. Siegfried tue alors Mime, après que celui-ci a insinué qu'il voulait tuer Siegfried.

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