Camille SAINT-SAËNS

Cette section présente une série de portraits biographiques de ceux qui ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à l’édification de l’œuvre wagnérienne. Des amitiés ou des inimitiés parfois surprenantes ou inattendues, des histoires d’amour passionnées avec les femmes de sa vie, parfois muses et inspiratrices de son œuvre, mais également des portraits d’artistes (chanteurs, metteurs en scène, chefs d’orchestre…) qui, de nos jours, se sont “appropriés” l’œuvre du compositeur et la font vivre différemment sur scène.

SAINT SAËNS Camille

(né le 9 octobre 1835 à Paris – décédé le 16 décembre 1921)

Pianiste, organiste et compositeur français

Rappels biographiques

Camille Saint Saëns

Camille Saint-Saëns naît à Paris. Il commence le piano avec sa grand-tante, puis avec le compositeur et pédagogue Camille-Marie Stamaty (1811-1870). Ce dernier le recommande à Pierre Maleden, compositeur, qui lui enseigne la théorie et la composition. Camille se révèle être un enfant prodige : il donne son premier concert à 10 ans le 6 mai 1846 et fait sensation avec le troisième concerto de Ludwig van Beethoven, et le concerto n o  15 K.450 de Mozart. Il écrit et joue même sa propre cadence pour le concerto de Mozart.

Il entre en 1848, à 13 ans, au Conservatoire, où il étudie l’orgue avec François Benoist (1794-1878), la composition avec Jacques Fromental Halévy (1799-1862) et reçoit aussi les conseils de Charles Gounod (1818-1893). Il sort du Conservatoire avec le prix d’orgue en 1851. Mais la même année, il échoue au Concours du prix de Rome. En 1857 il succède à  Lefébure-Wély  aux grandes orgues Cavaillé-Coll de l’église de la Madeleine à Paris, et reçoit la visite de plusieurs musiciens, dont Liszt, qui est très impressionné par ses improvisations. Liszt décrira ainsi Saint-Saëns comme « le premier organiste du monde ». Saint-Saëns a alors vingt-deux ans. Il reste à ce poste durant vingt années.

Durant toutes ces années l’activité du compositeur est intense : il contribue aux nouvelles éditions d’œuvres de Gluck, Mozart, Beethoven, mais aussi Liszt. Il défend les œuvres de Schumann et d’un Wagner pourtant peu apprécié au Conservatoire de Paris.
De 1861 à 1865 il obtient un poste de professeur de piano à l’École Niedermeyer, fondée en 1853 dans le IX e  arrondissement de Paris. Là-bas il enseigne notamment à Gabriel Fauré et André Messager. Pendant la guerre franco-prussienne de 1870-71, Saint-Saëns s’engage dans le 4e  bataillon de la Garde nationale 5 . C’est durant cette période qu’il apprend la mort de l’un de ses amis, Henri Regnault, peintre orientaliste et chanteur, décédé lors de la bataille de Buzenval le 19 janvier 1871. Il lui dédie sa Marche héroïque, op.34, composée pendant la guerre. Après l’insurrection communarde de mars 1871, Saint-Saëns est inquiété en partie à cause de son poste d’organiste de l’Eglise de la Madeleine, mais aussi en raison de son attachement aux causes républicaines.

Il part donc en Angleterre rejoindre ses amis Charles Gounod et Pauline Viardot et arrive au moment de l’ouverture de l’Exposition universelle de Londres de 1871. Il profite de son voyage pour étudier les partitions de Haendel à la bibliothèque du palais de Buckingham. C’est seulement après la fin des troubles politiques que Saint-Saëns retourne en France et fonde alors avec Romain Bussine, le 25 février 1871, la Société nationale de musique. Le but de celle-ci est de favoriser la diffusion des œuvres écrites par les compositeurs français contemporains, jusqu’alors fortement défavorisés dans les sociétés de concerts français au profit d’œuvres de compositeurs allemands. Parmi les fondateurs de cette association on trouve aussi César Franck, Édouard Lalo et Gabriel Fauré. On retrouve là l’un des traits de caractère importants de la fin du XIXe  se manifestant chez Saint-Saëns : le patriotisme.

À l’instar de ses contemporains, y compris de nombreux artistes et intellectuels, le patriotisme de Saint-Saëns n’allait pas sans un sentiment de profonde défiance à l’égard de l’étranger, et tout particulièrement des Allemands, ce qui ne l’empêche pourtant pas de retourner en Allemagne, notamment à Bayreuth en 1876.

Le jeune Camille Saint Saëns (ici, vers 1860) par Chazal

À partir des années 1870, et ce jusqu’à la fin de sa vie en 1921, Saint-Saëns prend régulièrement la parole dans des tribunes journalistiques, divulguant ainsi sa pensée sur la musique et les musiciens. Sur le plan artistique, Saint-Saëns est plus heureux que dans sa vie personnelle (son mariage est un échec et ses deux enfants meurent en bas âge).
Il fait jouer en 1878 à ses propres frais plusieurs œuvres de Liszt, notamment les poèmes symphoniques, forme qui l’inspire également puisqu’il est le premier compositeur français à en composer. Dans les années 1870 ce ne sont pas moins de quatre poèmes symphoniques que crée Saint-Saëns : Le Rouet d’Omphale (1871), Phaéton (1873), La Danse macabre (1874), La Jeunesse d’Hercule (1877).

Il joue à Windsor le 8 juillet 1880 devant la reine Victoria, qui note dans son journal :
« J’ai entendu un M. Saint-Saëns qui joue merveilleusement de l’orgue, à la Chapelle, et une Mme de Caters Lablache au chant. Il a également joué quelques-unes de ses compositions au piano, et il joue et compose magnifiquement. »

L’année 1888 marque un tournant dans la vie de Saint-Saëns : il perd sa mère, dont il était très proche. Cette disparition l’affecte profondément. Dès lors sa vie change : il voyage énormément, dans 27 pays où il effectue de 1857 à 1921 environ 179 séjours 20 . L’Algérie et l’Égypte sont des destinations privilégiées (il y voyage respectivement à 20 et 16 reprises), qui l’influencent dans ses orientations musicales : le concerto pour piano n°5 est nommé « l’Égyptien ». Il se produit également en Europe, Extrême-Orient, Amérique du Sud (Brésil, Uruguay et Argentine) et Afrique du Nord.

Puis le compositeur revient en France et s’installe à Dieppe, où un musée en son honneur est fondé de son vivant en 1890. La même année il publie un recueil de poèmes intitulé Rimes familières, où strophes, sonnets et poésies diverses se mêlent.

À partir de 1895 Camille Saint-Saëns entreprend avec Charles Bordes et Vincent d’Indy l’édition des œuvres complètes de Rameau chez Durand. Les publications s’échelonnent de 1895 à 1918, mais l’entreprise reste inachevée et seulement 18 volumes paraissent.

En 1896, Fernand Castelbon de Beauxhostes, riche mécène amoureux de sa région, demande à Saint-Saëns de l’aider dans la récolte de fonds pour la réfection des arènes de Béziers. C’est ainsi qu’en 1898 le compositeur organise un concert pour lever des fonds : sa composition Déjanire, sur un livret de Louis Gallet, est représentée sous sa direction le dimanche 28 août à 15 h au théâtre des Arènes 22  devant 8 000 personnes : c’est un triomphe. Béziers est censé devenir le « Bayreuth français ».

En 1908, il compose la toute première musique spécialement composée pour le cinéma, celle du film L’Assassinat du duc de Guise.

« L’assassinat du Duc de Guise » (film, 1897) pour lequel Saint Saëns composa la musique de film

Les années qui suivent sont l’occasion de nombreux voyages à travers le monde, notamment en 1915 aux États-Unis, et plus particulièrement en Californie où il fréquente l’Exposition internationale de San Francisco, où il fait jouer Hail California ! Il écrit parallèlement de nombreux articles contre la musique allemande et, évidemment, contre la vogue du wagnérisme (série d’articles dans L’Écho de Paris sous le titre ironique Germanophilie).

Mais en France les goûts ont changé, et Saint-Saëns n’est plus apprécié comme il l’était au  XIXe  siècle. Face à la richesse de la production allemande (avec Richard Wagner, bien sûr, mais aussi Arnold Schönberg – le Pierrot lunaire est créé en 1912), mais aussi en comparaison d’autres compositeurs français (Maurice Ravel, Daphnis et Chloé, Claude Debussy, L’Après-midi d’un faune), le style classique de Saint-Saëns apparaît dépassé, le témoignage d’un temps révolu. Dans les pays anglo-saxons, en revanche, il est considéré comme l’un des meilleurs compositeurs français. Sa tournée de 1915 aux États-Unis remportera ainsi un franc succès. Il a alors 80 ans.

L’année de sa mort, en 1921, à 86 ans, il donne un concert au casino de Dieppe pour les 75 ans de ses débuts de pianiste. Il rentre à Alger pour travailler quelques partitions.

Le 16 décembre il meurt à l’hôtel de l’Oasis, en prononçant, selon la légende, ces mots : « Cette fois, je crois que c’est vraiment la fin. »

CP

 

SAINT-SAËNS ET WAGNER
par Jacques BONNAURE

Le salon musical de Camille Saint Saëns

Parler de la relation entre Saint-Saëns et Wagner, c’est évoquer une période des plus critiques et des plus passionnantes de la musique française, mais également des plus troublantes voire des plus décevantes. On pourrait se demander si le titre inverse pour être constituer un sujet de quelque intérêt : la relation entre Wagner et Saint-Saëns Or il se trouve que cette relation passionnelle fut très dissymétrique et il est évident que Wagner a beaucoup plus compté dans la vie de Saint-Saëns que le contraire. En outre une grande partie de cette aventure esthétique mais aussi politique s’est déroulée en l’absence de l’un des deux protagonistes, puisque cette relation prend un tour polémique voire carrément haineux alors que Wagner n’était plus là depuis des années. De même que l’on a l’habitude de diviser la carrière de Saint-Saëns en deux parties, et comme le disait le musicologue Yves Gérard, spécialiste du compositeur aujourd’hui disparu, Saint-Saëns fut d’avant-garde pendant trente-cinq ans et d’arrière-garde pendant trente-cinq ans, on peut également considérer que la relation entre Saint-Saëns et Wagner ou plutôt sa musique fut positive et admirative pendant un certain temps avant de mal tourner pour des raisons esthétiques autant que politiques.

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Si l’on ignore la date exacte de la première rencontre entre les deux compositeurs, il semble, d’après les écrits de Jean Bonnerot, le secrétaire de Saint-Saëns, que ce fut lors du séjour de Wagner à Paris qui précéda les représentations désastreuses de Tannhäuser, en 1861. On sait d’après Bonnerot qu’avant même les représentations de l’opéra, Saint-Saëns avait joué la Marche de l’acte II de dans une des soirées musicales de l’avocat Adolphe Crémieux, qui fut ministre de la Justice en 1848, et dès ce moment il eut de fréquentes relations avec Wagner à qui il avait été recommandé par Liszt. Il semble qu’ils se soient aussi rencontrés à plusieurs reprises chez Frédéric Villot, Conservateur du musée de Louvre, dans les soirées mondaines de ce salon, Saint-Saëns jouait des extraits de Tristan tout juste achevé et pas encore représenté, et d’opéras antérieurs, Lohengrin et Tannhäuser. A ce propos Wagner note dans ses Mémoires que le jeune compositeur interprétait sa musique avec une vélocité extraordinaire et une stupéfiante facilité à déchiffrer. Il était bien conscient qu’il exécutait sa musique mieux qu’il ne l’eût fait lui-même. A cette époque, Saint-Saëns, invité à l’ambassade d’Autriche par les Metternich, accompagnait Wagner qui chantait des passages de L’Or du Rhin encore inédit et non représenté lorsque le compositeur allemand séjournait à Paris donc avant les représentations de Tannhäuser, il l’invite fréquemment à causer avec lui et à jouer du piano dans ses appartements de la rue Newton puis de la rue d’Aumale, se disant incapable de jouer sa propre musique aussi parfaitement. Après quoi, ils devaient se revoir à Bayreuth en 1876 à l’occasion du premier festival et du premier cycle intégral de L’Anneau du Nibelung. Ces relations étaient connues du milieu musical et il n’en fallait pas plus pour que l’on ne soupçonnât Saint-Saëns de wagnérisme, jusque dans ses œuvres les plus éloignées de Wagner, comme le charmant petit opéra-comique La Princesse jaune. Mais il suffisait à un compositeur lyrique d’utiliser un thème récurrent, d’employer des suites harmoniques sortant un peu de l’ordinaire établi par ses prédécesseurs académiques ou d’éviter les formes conventionnelles de l’air à couplets et refrains pour qu’il soit jugé wagnérien.

S’il admirait le pianiste qui le servait si bien, Wagner eut à l’égard du jeune compositeur une attitude condescendante. Dans ses Mémoires, il exécute son jeune confrère.  D’abord il vante sa mémoire, sa « stupéfiante facilité à déchiffrer les partitions d’orchestre les plus compliquées » et sa virtuosité « Il exécutait par cœur toutes mes partitions, y compris celle de Tristan, sans oublier aucun détail, et avec une telle exactitude qu’on eût juré qu’il avait le texte sous les yeux. » Mais la suite est plus aigre : « J’ai appris, il est vrai, que cette réceptivité extraordinaire pour tout ce qui forme la technique de la musique semblait gêner en lui les facultés d’intense productivité, tandis qu’il faisait de continuels essais pour se mettre au rang des compositeurs. Je finis par le perdre totalement de vue ». Un peu plus loin, il note que Saint-Saëns, cet excellent musicien avait accompagné en récital privé  la Princesse de Campo Reale dans la Mort d’Isolde. Et c’est tout. De fait, dans la bibliographie wagnérienne, Saint-Saëns ne compte pas pour beaucoup. Dans une biographie des plus complètes publiées en français, celle de Martin Gregor-Dellin, Saint-Saëns n’est mentionné le fait que de façon marginale et très fugitive à deux ou trois reprises alors que l’on ne saurait écrire une biographie de Saint-Saëns sans mentionner abondamment sa relation avec Wagner.

La création parisienne de Tannhäuser en 1861 à l’Opéra de Paris

Entre la création parisienne de Tannhäuser et le début de la guerre de 1870, la relation s’espaça vraiment, d’autant que les d’occasions de se rencontrer étaient rares. Saint-Saëns était alors considéré en France comme un musicien proche de Wagner, mais totalement indépendant. Dans ces années qui précèdent la guerre de 1870, il composa ce qui sera son chef d’œuvre lyrique et le seul de ses opéras qui fera vraiment carrière, Samson et Dalila. Et il est évidemment intéressant de voir si l’on peut trouver dans la partition quelque influence wagnérienne. Je pense pouvoir conclure par la négative bien que certains procédés wagnériens comme l’utilisation de leitmotive soient utilisés mais de façon beaucoup plus souple est libre est moins systématique que chez Wagner. Bien plus tard en 1877 lorsque Samson sera finalement créé à l’opéra de Weimar grâce à l’intervention de Liszt, un critique aujourd’hui oublié, Charles Tardieu, de L’Indépendance belge vit juste. A cette époque où Wagner, dont on connaît finalement assez peu d’ouvrages intégraux en France, était tout de même considéré comme la mesure de toute chose, Tardieu écrivit à propos de Samson: « il faut louer le compositeur d’avoir étudié Wagner de l’avoir compris mais à sa manière. Il faut le féliciter surtout de n’avoir pas à se reprocher une seule réminiscence wagnérienne tant mélodique que rythmique où instrumentale. On pourra classer l’auteur de Dalila parmi les disciples éclairés et libre de Liszt et de Wagner mais non dans le servum pecus des imitateurs ». Un peu plus tard lors d’une reprise de Samson à l’opéra de Hambourg Hans von Bülow le grand chef d’orchestre wagnérien écrivait : « Saint-Saëns est le seul musicien contemporain qui ait tiré un enseignement salutaire des théories wagnériennes sans se laisser égarer par elles ». Wagner de son côté lui avoir conservé sa confiance puisqu’en 1869 lorsque l’opéra de Munich, sur l’injonction du roi Louis II, décida de monter L’Or du Rhin qui n’avait jamais été représenté, bien que la partition fût achevée depuis plus de quinze ans, Wagner demanda à Saint-Saëns d’assurer la direction de la création, ce que notre compositeur refusa prudemment vraisemblablement en raison des tensions régnant à l’opéra autour de Wagner et de cette production. On sait que L‘Or du Rhin fut finalement dirigé par le chef d’orchestre Franz Wüllner mais en l’absence de Wagner.

Une Capitulation, comédie à la manière antique par Richard Wagner

La Guerre de 70 marqua évidemment un tournant brutal dans les relations non seulement entre Saint-Saëns et Wagner mais entre Wagner et la France où il avait toujours été chaleureusement soutenu par quelques artistes très actifs que tenu, et en défiance par beaucoup d’autres. La pierre d’achoppement de ces relations fut le pamphlet de Wagner, Une Capitulation, dans lequel il se moque de la France de l’empereur Napoléon III, de Victor Hugo, d’Offenbach, de l’esprit français dans des termes somme toute assez vulgaires et d’un humour assez lourd. Les choses étant ce qu’elles étaient dans le domaine politique et diplomatique; cet écrit n’arrangea rien, notamment pour Saint-Saëns. Celui-ci et maintenant devenu critique musical puisqu’il a été engagé à La Renaissance littéraire et artistique, publication culturelle dirigé par Léonce Détroyat qui sera plus tard le librettiste de son opéra Henri VIII. Le premier incident intervint fin octobre 1872. L’Orchestre des concerts populaires dirigé par Jules Pasdeloup, fervent promoteur de Wagner avant la Guerre, avait refusé d’exécuter l’ouverture de Rienzi et Pasdeloup l’avait remplacée par celle d’Obéron de Weber également allemand, mais plus ancien et moins sulfureux. Réclamation d’une partie du public protestation de la majorité, clôture de l’incident. Saint-Saëns en profite pour mettre les choses au point sur Wagner et la France écrit ceci : « Richard Wagner n’aime pas la France. Il a pour cela plus d’une raison. Jeune et plein d’illusions il vint à Paris et il trouva la misère. Il y revint plus tard pour y rencontrer la haine mais quelle haine, celle de la coterie allemande qui le persécutait depuis longtemps de l’autre côté du Rhin c’était elle qui faisait les frais de la guerre dont un prussien était le général en chef, cette guerre n’a cessé, furieuse, implacable et cela n’a pas empêché Richard Wagner de devenir le héros des Concerts populaires (les Concerts Pasdeloup NDLR) en dépit de quelques orages, excitant suprême du succès dont la tension électrique ajoutait, encore aux jouissances des fervents de la musique de l’avenir, plus nombreux de jour en jour. Enfin la Société des concerts du Conservatoire cédant au courant de l’opinion, ouvrit son sanctuaire à l’infidèle. On l’y accueillit à bras ouverts. Le Théâtre Lyrique (qui était une institution parallèle à l’opéra) monta Rienzi qui réussit. Pendant ce temps-là qui pensait aux compositeurs français ? Les Concerts populaires n’y songeaient guère, la Société des concerts n’y songeait pas et les théâtres cherchaient par tous les moyens possibles à  les décourager. Monsieur Wagner est donc bien mal fondé à dire, comme il l’a fait dernièrement, que les Français sont incapables de comprendre d’autres musiques que la leur. Nulle part Monsieur Wagner n’a de plus grands admirateurs qu’à Paris où bien des gens sans connaître de lui autre chose que deux ou trois morceaux détachés, sans connaître la langue allemande, en un mot sans connaître ses œuvres ont pressenti son génie par une sorte d’intuition. C’est plus que de l’enthousiasme, c’est de la foi. Ce n’est pas assez parait-il pour cet homme insatiable. Laissons-le donc en paix et puisque le public commence à témoigner à la jeune école française un intérêt marqué, ne contrarions pas ses bonnes dispositions. Ce serait peut-être le cas de demander pourquoi les critiques qui font profession de haïr Richard Wagner en parlent sans cesse à tout propos et hors de propos. Un musicien fait-il de la musique sérieuse c’est du Wagner ; si une autre fait de la musiquette, à la bonne heure ce n’est pas du Wagner ; si une locomotive siffle,  encore du Wagner. C’est bête et agaçant. De grâce, messieurs un peu moins d’acharnement où on finira par croire que cette animosité persistante n’est qu’une réclame déguisée. »

En bref Saint-Saëns perçoit le risque qu’il y a pour la jeune école française, dont lui-même, à être engloutie par la vague wagnérienne qui se limitait d’ailleurs à l’époque à l’exécution de morceaux symphoniques ou de quelques extraits vocaux où choraux, dans la mesure où les opéras intégraux n’étaient pas encore représentés en France sauf évidemment Tannhäuser dont on sait ce qu’il en était advenu. Mais connu ou pas, Wagner faisait déjà assez bizarrement figure de poteau indicateur de la nouvelle musique, de pomme de discorde parmi le milieu musical et les mélomanes. C’est cette situation quelque peu paradoxale et même ridicule que Saint-Saëns pointe dans son article. Quant à lui, au moins pendant quelques décennies, il tâchera de faire la part de la critique honnête de se montrer le plus objectif possible à l’égard de Wagner, de le présenter comme un phénomène génial, tout en redoutant une tendance qu’il jugeait extrêmement dangereuse et qui expliquera une partie de son animosité ultérieure.

Le chantier du Festspielhaus de Bayreuth pour l’inauguration de 1876.

Un bon exemple de cette attitude se trouve dans le compte rendu extrêmement développé et abondant, un vrai feuilleton, qu’il fit des premières représentations de l‘Anneau du Nibelung pour le périodique L’Estafette. Comme le gratin du milieu musical français, Saint-Saëns se rendit à Bayreuth en août 1876 pour le premier cycle intégral de la Tétralogie. Il rendit compte des représentations dans sept articles qui furent ensuite repris dans son recueil Harmonie et Mélodie, en 1885. Une partie de ces comptes rendus consiste simplement en la narration de l’intrigue des quatre opéras mais on y trouve aussi des réflexions plus générales sur l’esthétique wagnérienne et sur son propre rapport avec Wagner. Dès le premier article il note ceci : « Richard Wagner déteste la France mais qu’est-ce que cela peut faire au mérite de ces œuvres ? Des écrivains qui le couvrent sans relâche depuis une quinzaine d’années des injures les plus grossières le trouvent ingrat. Ils ont peut-être raison car rien n’a plus travaillé à sa renommée que ces attaques incessantes. Quoi qu’il en soit, sa haine pour la France est devenue comique depuis le jour où il a laissé tomber de sa plume l’étonnante chose intitulée Une Capitulation, dégoûtante parodie que nul théâtre allemand n’a voulu représenter et qui ne pourra jamais nuire qu’à son auteur. L’insulte au vaincu dans la bouche du vainqueur est odieuse et il a suffi que cet homme voulût insulter la France pour que son génie l’abandonnât et que la démence l’envahît. Il n’y a rien là, il me semble, dont un Français puisse avoir à se plaindre. Ce n’est pas pour cela qu’on a sifflé Tannhäuser ce n’est pas pour cela que la Biographie universelle des musiciens de Fétis (célèbre musicologue belge NDLR), traite Lohengrin d’œuvre monstrueuse, ce n’est pas pour cela qu’un médecin allemand a fait un livre pour démontrer que Wagner est fou depuis longtemps. Laissons donc de côté l’auteur d’ Une Capitulation pour ne nous occuper que de L’Anneau des Nibelungen. (Saint-Saëns commet ici l’erreur traditionnelle il le croit que le « des » allemand correspond au « des » français (il s’agit bien de L’Anneau DU Nibelung). Il poursuit – «  J’ai longuement étudié les œuvres de Richard Wagner, j’ai fait de cette étude un de mes plus chères délices et les représentations de ses œuvres auxquelles j’ai assisté m’ont laissé une impression profonde et m’ont fait éprouver des jouissances que toutes les théories du monde ne me feront jamais ni oublier ni renier. A cause de cela on m’a accusé de wagnérisme et je me suis cru moi-même wagnérien pendant un certain temps. Quelle était mon erreur et que j’étais loin du compte ! J’ai connu les wagnériens et j’ai compris que je n’en étais pas que je n’en serai jamais. Pour le wagnérien, la musique n’existait pas avant les ouvrages de Wagner ou plutôt elle existait à l’état d’embryon, de fœtus informe. Wagner l’a élevée à la hauteur de l’art. Sébastien Bach, Beethoven et parfois Weber ont jeté des lueurs qui annonçaient la venue du Messie. Comme précurseurs, ils ont leur prix. Quant aux autres, ils ne comptent plus. Ni Haendel, ni Haydn ni Mozart ni Mendelssohn n’ont écrit une note supportable. L’école française, l’école italienne n’ont jamais existé. A l’audition de toute autre musique que celle de Wagner, la figure du wagnérien exprime un dédain profond mais n’importe quelle production du maître, fût-ce le ballet de Rienzi, le plonge dans un état d’exaltation difficile à décrire

J’ai assisté un jour à une scène vraiment curieuse entre le maître et une dame charmante écrivain d’un très grand talent et wagnérienne au premier chef (il s’agirait d’après Jean Bonnerot, de Judith Gautier, la fille de Théophile). La dame suppliait le maître de lui faire entendre sur le piano un accord inouï inénarrable qu’elle avait découvert dans la partition de Siegfried :  «O maître, cet accord ! Mais ma chère enfant, répondait le mettre en souriant avec bonté, c’est tout simplement l’accord de mi mineur, vous pouvez le faire aussi bien que moi. O maître, ô maître je vous en supplie, cet accord ! et le maître, de guerre lasse, allait au piano et il frappait l’accord mi sol si et la dame tombait à la renverse sur un divan en poussant un grand cri c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. »

Illustration pour le 3ème acte du Crépuscule des Dieux au Festival de Bayreuth (1876)

Je passe rapidement sur le compte rendu proprement musical de ces soirées je voudrais simplement pour vous montrer dans quel sentiment réel était Saint-Saëns pour lire deux brefs passages concernant les deux scènes finales de L’Or du Rhin et de La Walkyrie.  A propos de L’Or du Rhin, Saint-Saëns écrit ceci : « La puissance et une inépuisable variété s’allie à une extrême douceur et cet orchestre si compliqué est comme un riche tapis sur lequel se promènent les personnages du drame. Ce qui n’empêche pas certaines gens d’écrire tous les jours que la musique de Wagner est un bruit assourdissant qui déchire les oreilles. Ces mêmes personnes trouvent harmonieux et mélodieux des opéras ou l’on frappe sans relâche sur la grosse caisse, où les cymbales ou les trombones et les cornets à pistons font rage, où les chanteurs malgré des cris désespérés, ne peuvent parvenir à se faire entendre que par intervalles. Il est certain que la moindre opérette fait plus de bruit que L’Or du Rhin ». Et à propos de la fin de La Walkyrie : « Qui n’a pas entendu cela ne sait pas à quelle puissance la musique que peut atteindre. Malgré la défense du maître qui a interdit les applaudissements une clameur immense s’élève de la salle. Il est impossible de se contenir à l’audition d’une scène pareille…les violons flambent, les harpes crépitent les timbres pétillent. La Walkyrie finit sur un tableau qui est une fête pour l’ouïe et le regard. » Et au dernier jour du Festival, il conclut son article par ces mots souvent cités : « La wagnéromanie est un ridicule excusable. La wagnérophobie est une maladie. » A la lecture de ces textes et plus généralement de tout le compte rendu de ce premier cycle de la Tétralogie, on comprend que Saint-Saëns le musicien est profondément touché et admire sans réserve l’effet musical produit par la musique de Wagner. C’est pour lui un exercice périlleux : on comprend bien qu’il n’aime pas le personnage, qu’il déplore les sentiments de Wagner à l’égard de la France, mais il s’efforce de séparer objectivement le jugement musical de tout le reste. C’est une attitude à son honneur mais qui malheureusement ne durera pas toujours. En fait la problématique de Saint-Saëns est relativement simple, mais lui seul peut être, en France, semble l’avoir formulée et théorisée. Dans ces années 1870, lui-même et quelques autres compositeurs de sa génération participent à un important mouvement de renaissance de la musique française tant sur le domaine instrumental que le domaine lyrique. C’est une tâche difficile d’autant plus que les institutions musicales françaises ne sont pas bien disposées à l’égard de cette nouvelle musique. Or voilà au moment où la jeune génération française est susceptible de prendre son essor, notamment grâce à la création de la Société Nationale de Musique, créée en 1871 pour défendre la musique contemporaine, un véritable raz-de-marée musical venu d’Allemagne séduit non seulement les institutions mais aussi de nombreux intellectuels (on dirait aujourd’hui des décideurs voire des influenceurs) et produit une sorte d’effets totalitaire sur le milieu musical français. Dès 1874, Saint-Saëns tint des propos extrêmement fermes sur le plan politique et diplomatique. Dans un texte publié dans La Renaissance littéraire et artistique, il défend la musique de Wagner contre ses adversaires français qu’il critique sévèrement, mais dans la foulée ajoute ceci qui peut surprendre aujourd’hui : « Les vrais intérêts de la France et de sa dignité demandent tout autre chose, l’interdit sur toutes les œuvres allemandes et le silence sur Richard Wagner, l’ennemi le plus dangereux de l’école française. » En résumé on admire Wagner. Wagner est bien un grand compositeur un génie mais l’intérêt supérieur De la France demande qu’on l’écarte ainsi que toute la musique allemande, au moins contemporaine. Saint-Saëns semble avoir pressenti longtemps avant le philosophe marxiste italien Gramsci que les grands mouvements révolutionnaires se font par la culture et il avait bien perçu à quel point au-delà après la victoire allemande de 1870, l’Allemagne coloniserait la France du point de vue culturel et c’est cela qu’il voulait éviter en bon patriote. On pourrait avancer, sans trop solliciter sa pensée, qu’il avouait que la musique de Wagner était dangereuse parce que trop belle et fascinante. Ces idées nous paraissent étranges aujourd’hui mais replacées dans le contexte de l’époque elles ont une certaine justification. En effet, on notera qu’une grande partie du renouveau musical français qui intervient dans la musique instrumentale, symphonique et lyrique dans le dernier quart du XIXe siècle notamment tout le mouvement promu par les disciples de César Franck, auquel Saint-Saëns s’opposera également, se fonde sur une application à la musique française de méthodes de composition et de formes puisées dans la tradition musicale allemande. La déception mêlée de colère de Saint-Saëns est compréhensible mais il ne faudrait tout de même pas exagérer l’impact de sa musique sur le goût du public dans les années qui précèdent la mort de Wagner. En effet si des concerts symphoniques programment régulièrement de fragments orchestraux de ses opéras les représentations intégrales d’ouvrages de Wagner seront extrêmement rares avant la mort du compositeur : on note seulement une représentation de Rienzi au Théâtre Lyrique en 1869, de Lohengrin à l’opéra de Nice en 1881 et un pour le reste il faudra attendre essentiellement la fin des années 1880, après la mort de Wagner, pour que son répertoire lyrique soit mis en scène. Les opéras de Wagner étaient cependant connus par de nombreuses exécutions domestiques avec piano et éventuellement des chanteurs dans les salons qui étaient à l’époque les vecteurs principaux de la diffusion musicale et l’on peut penser que tout compositeur en activité possédait les partitions et les connaissait bien. Ce mouvement aura d’ailleurs été plus tardif en France que partout ailleurs dans le monde hors de l’Allemagne.

Non-seulement Saint-Saëns lui-même mais une partie du milieu musical français souhaité proposer une manifestation culturelle de grande envergure au Festival de Bayreuth créé en 1876, repris l’année suivante, interrompue pendant plusieurs années et qui finira par trouver son point d’équilibre et sa continuité après la mort de Richard Wagner.

Fernand Castelbon de Beauxhostes (1859/1934)

Un riche viticulteur de Béziers Fernand Castelbon de Beauxhostes avait eu l’idée d’organiser dans les arènes de sa ville des spectacles lyriques à gros effectifs qui pourraient réunir des milliers de spectateurs autour d’œuvres nouvelles. Après avoir hésité entre Massenet et Saint-Saëns, il choisit ce dernier en raison de sa culture classique supérieure. Pour les arènes de Béziers Saint-Saëns composera Déjanire, opéra mythologique grec employant un effectif colossal : un chœur antique de plus de deux-cents chanteurs des solistes orchestre très étoffé avec cent-dix cordes, vingt-cinq trompettes, quatre-cent-cinquante instrumentistes au total. L’exécution était confiée à des formations non professionnelles dans des décors inspirés par les récentes recherches archéologiques en Mésopotamie. Le projet conjoint de Saint-Saëns et de Castelbon parvient à créer sous le ciel du Languedoc un authentique spectacle populaire et savant à la fois. L’événement prend une portée internationale dès la création de Déjanire en août 1898. Cela tient de la fête régionaliste du divertissement pour savant helléniste et de la fête populaire, mais dans l’esprit des organisateurs et en tout cas dans celui du compositeur c’était une réponse méditerranéenne, hellénique, française et populaire au Festival de Bayreuth nordique et élitiste. Cette réponse française était dans l’air du temps depuis quelques années. En 1895, lors d’un débat à la Chambre des députés Edouard Lockroy avait évoqué « un petit coin de la Bavière une commune pauvre et inconnue autrefois, riche et célèbre aujourd’hui, devenue un grand centre artistique où viennent de tous les points de l’Europe des artistes dévots et des gens du monde qui veulent se donner l’apparence d’être des artistes. On y célèbre l’obscurité du génie allemand dans sa manifestations la plus haute et la plus parfaite (il parle évidemment, sans la nommer, de la ville de Bayreuth). Et il ajoute « Pourquoi n’aurions-nous pas à créer par contraste dans cette Provence à demi-romaine, non loin de cette grande mer intérieure sur les bords de laquelle sont nées la civilisation, la philosophie et la poésie de notre race, un grand centre artistique ou l’on viendrait célébrer le génie grec et romain, ancêtres du notre et dont nous avons recueilli et conservé, au sein de la société moderne, le génie l’héritage et les traditions. » En dépit de diverses tentatives, le Théâtre antique d’Orange ne devint jamais le Bayreuth méditerranéen. Quant aux Fêtes de Béziers, elles ne durèrent guère non plus. En 1899, on y reprit Déjanire ; en 1900 Gabriel Fauré y donnera Prométhée, dans le même esprit, puis Saint-Saëns envisagera une nouvelle expérience du même genre dans le théâtre à Orange avec son opéra Les Barbares, mais le projet n’aboutit pas et Les Barbares furent créés à l’Opéra de Paris un octobre 1901 avec un succès public et critique mitigé. Saint-Saëns fut extrêmement déçu que la direction de l’Opéra arrête les représentations après une trentaine de soirées il voyait là une sorte de complot pro-wagnérien puisqu’il s’agissait de libérer la scène pour laisser la place à la création parisienne de Siegfried, que le Théâtre des Arts de Rouen avait créé deux ans auparavant.

La création de Déjanire aux Arènes de Béziers.

Venons-en maintenant à l’acte ultime de cette épopée entre les deux colosses Wagner et Saint-Saëns. Portons-nous tout de suite en 1914, non pas au début de la guerre mais quelques semaines auparavant lorsque Parsifal est représenté pour la première fois à l’Opéra de Paris. Saint-Saëns, bien évidemment, assiste à une représentation et, comme il en a désormais l’habitude en retire une impression ambiguë. Dans le même texte qu’il publie le 12 juillet 1914 dans L’Echo de Paris, il écrit : « La mélodie est systématiquement tenue à l’écart dans tout le reste de la partie vocale, hormis les chœurs, rien ne commence, rien ne finit, tout s’enchaîne sans trêve et sans repos, seul moyen d’ailleurs de mettre en musique les interminables récit des personnages. Et quelle longueur, que de redites, quel incommensurable ennui s’exhale de certaines scènes ! » Mais il ajoute aussitôt après :  « Heureusement la musique de Richard Wagner a une qualité qui n’appartient qu’à elle. Même dans ses pires moments, elle est ensorcelante. On est pris comme dans un cercle magique, on a bu la liqueur qui trouble la raison, on erre au hasard sur une mer sans bord qui vous emporte, on perd la faculté de réfléchir, on ne cherche plus à comprendre, on admet tout, on supporte tout, on ne s’appartient plus et si les musiciens seuls peuvent comprendre cette musique après l’avoir profondément étudiée, ce sont les non-musiciens qui se laissent le mieux captiver par son pouvoir d’enchantement. Quant à la comprendre, ils ne la comprendront jamais. » Et il s’amuse de ce que le même public parisien qui a sifflé Wagner un demi-siècle plus tôt, par un juste retour des choses d’ici-bas, applaudisse maintenant Parsifal, ce qui prouve selon lui que l’éducation musicale française a fait des progrès pendant tout ce temps. La guerre éclate début août. Saint-Saëns publie alors, toujours dans L’Echo de Paris une série d’articles repris et publiés en volume en 1916 sous le titre Germanophilie. Ce sont des témoignages d’un intérêt capital qu’il faudrait commenter en détail. En bref, Saint-Saëns analyse la situation :  « Grâce à d’énormes persistants efforts dont nos plus illustres compositeurs n’ont jamais été gratifiés les œuvres de Wagner se sont imposées au public français qui s’imagine les admirer alors qu’en réalité il n’y comprend rien il n’y peut rien comprendre car ces œuvres sont à la fois littéraires et musicales. Les drames lyriques sans le texte dont les traductions parfois informes ne donnent qu’une bien fausse idée, sont pour les auditeurs français des lanternes magiques dont la lampe n’est pas allumée…On permet de dire tout ce qu’on voudra d’Auber, de Gounod, de Berlioz mais avez-vous jamais lu quelques lignes signalant les platitudes que l’on rencontre çà et là dans Lohengrin, les extravagances, les interminables longueurs de Tristan, de la Tétralogie. On en a parlé quelquefois mais si peu que cela ne s’est pas remarqué. Et pourtant ces soleils ont des tâches. On les voyait autrefois, on ne voyait qu’elles, on en voyait même là où il n’y en avait pas. Depuis longtemps on ne veut plus les voir. Tout récemment le directeur d’un grand théâtre de province me racontait que ses abonnés lui réclamaient surtout des œuvres wagnériennes ». C’est là la remarque d’un patriote dépité qui constate la victoire absolue de la culture wagnérienne donc de la culture allemande en France au moment où le conflit éclate. La réaction de Saint-Saëns va alors être extrêmement rigoureuse et provoquer des contre réactions aussi violentes parmi le milieu musical français. Certains musicologues ont attribué la rigueur de Saint-Saëns a une jalousie professionnelle envers un confrère plus chanceux que lui. En effet, en 1914, avec la création parisienne de Parsifal s’achève le cycle des créations wagnériennes en France. Désormais Wagner est bien implanté au répertoire de l’Opéra de Paris est souvent représenté sur des scènes moins prestigieuses. En revanche à part Samson et Dalila et dans une bien moindre mesure Henri VIII, la production lyrique de Saint-Saëns reste négligée. Comme l’écrivait le polémiste Laurent Tailhade dans la revue L’Œuvre en 1916, «La haine serait excusable par ce temps de folie où le plus flasque bourgeois se croit tenu de raisonner en énergumène, mais ici la haine manque de sincérité. Une odeur non de patriotisme ulcéré mais de boutique émane de ce pamphlet. Au lieu de confesser la gloire de Wagner de reconnaître en lui un de ses fils aîné de Dieu, monsieur Camille Saint-Saëns ergote, s’amuse à chercher des poux dans la crinière du lion » et Vincent d’Indy ajoutait « Pourquoi aussi cette tendresse chez Saint-Saëns pour les concertos de Mozart, de ce Mozart qui déversa contre la France des insultes bien autrement fielleuses que les plaisanteries sans portée dont est parsemée l’innocente et stupide Capitulation de Richard Wagner. Il est vrai que Mozart est si rarement joué à l’opéra qu’il ne peut gêner monsieur Saint-Saëns guère plus qu’une simple poignée de mains du Kaiser. Alors, pourquoi cette cet ostracisme contre Wagner tout seul ?  Saint-Saëns se conduit exactement à la manière des boches démolissant nos cathédrales de l’est à coup de canon. »

Mais faisons crédit au compositeur de mobiles artistiques plutôt que personnels et analysons plutôt ce patriotisme exigeant que l’on peut parfois trouver outrancier. Certes, la situation est extrêmement tendue mais tous les compositeurs et tous les musiciens loin de là n’ont pas eu la même réaction qui ne visait pas à moins que d’interdire, comme on l’a vu, et comme il l’imaginait déjà en 1874 toute exécution de musiques allemandes – non seulement Wagner mais également Mozart, Beethoven etc. On peut constater qu’il s’est dit beaucoup de sottises à cette époque dans le milieu musical. Ainsi à l’occasion de la guerre la question de l’antisémitisme revient au goût du jour, mais d’une manière assez inattendue. Par exemple, le musicologue Jean Marnold qui détestait Saint-Saëns prétendit qu’il s’appelait en fait Kohn et aurait remplacer ce nom évidemment peu français par celui d’un village de la Seine inférieure ou sa famille possédait une propriété Or s’il existe effectivement une bourgade Saint-Saëns en Seine maritime, si la famille paternelle de Saint-Saëns est bien originaire de la région de Dieppe, sa famille n’a jamais possédé de propriété à Saint-Saëns et ne s’appelait pas Kohn, patronyme à la fois juif et allemand (pour ses adversaires, Saint-Saëns serait en quelque sorte une taupe juive allemande !)

Vincent d’Indy (1851/1931)

Les articles de Germanophile reprennent inlassablement le même argument nationaliste : des « collaborateurs » ont laissé la musique allemande celle de Wagner mais aussi celle de Brahms sans parler des classiques s’infiltrer dans des programmes français et les musiques françaises se trouvent en danger où mises en minorité par cette invasion. Pour reprendre un slogan politique bien connu, le point de vue de Saint-Saëns serait se résumerait par le slogan « Les musiciens français d’abord », et toute personne qui contredirait ce propos se verrait taxée de manque de patriotisme d’où la querelle avec Vincent d’Indy qui finit par s’apaiser lorsque d’Indy lui assura « qu’il n’était pas un westphalien » Une anecdote assez connue est à la fois pénible touchante et significative. Un certain Irénée Mauget qui publia en 1963 un volume de souvenirs intitulé « Avec les gloires de mon temps… » évoque une curieuse rencontre qu’il eut avec Saint-Saëns pendant la guerre, alors qu’il était mobilisé. « A une première permission, en 1915, j’allai voir Saint-Saëns qui m’accueillit chaleureusement. Hélas la rupture ne devait pas tarder ! Nous descendons ensemble et nous nous disons au revoir sur le pas de la porte de son immeuble, place de l’Alma. « Désormais mon cher Mauget, me dit-il, on ne jouera plus jamais de Wagner en France. » Je m’insurgeai : « Comment, mais Wagner est au-dessus des guerres ! – Vous, un poilu, me cria-t-il, vous osez dire ça ! ».  Je criai non moins fort : « Moi un poilu qui descend de là-haut, j’ai le droit d’affirmer cela. L’art est universel!.» La querelle s’envenima.  On se sépara sans se tendre la main. Je ne devais plus revoir le grand homme. » Cette histoire est emblématique de la relation entre Saint-Saëns et le milieu musical, de l’ouverture d’esprit de nombreux musiciens à l’égard de la musique allemande, même pendant ces années tragiques et de la tour d’Ivoire dans laquelle le vieux Saint-Saëns s’était enfermé.

Le cas Wagner taraudera Saint-Saëns jusqu’à la fin de ses jours. En témoigne une lettre à son éditeur Jacques Durand un mois à peine avant sa disparition, le 2 novembre 1921. « Ce qui me sépare de Wagner c’est que je fais toujours de l’orchestre, sauf de rares exceptions, l’accompagnement du chant, quelle que soit sa richesse, alors que Wagner pose en principe que la mélodie doit être confiée à l’orchestre et qu’il affecte de mettre la voix au second rang. D’ailleurs dans ses commencements, Tannhäuser, Lohengrin, Wagner n’avait pas encore sacrifié la voix comme dans ses derniers ouvrages. Et même on chante encore dans Les Maîtres Chanteurs encore un peu dans Tristan il n’y a que dans Parsifal qu’on ne chante plus du tout, excepté dans les chœurs, ce qui est paradoxal. Mais que c’est donc agaçant de voir qu’on ne peut parler de moi sans parler de Richard c’est plus qu’agaçant, c’est insupportable ! Mes ouvrages ne ressemblent pas aux siens sont conçus en vertu d’un principe tout différent. Ils n’y ressemblent que par la liberté de la musique moulée sur la situation et non divisée en moules conventionnels. Mozart avait déjà commencé. Alors pourquoi toujours parler de Wagner quand on parle de moi : il n’y a pas de raison pour cela ! »

Jacques Bonnaure

Appendice

Créations françaises des opéras de Wagner

. Rienzi : Paris, Théâtre Lyrique (1869)
. Le Vaisseau fantôme : Lille (1893). Opéra-Comique (1897)
. Tannhaüser : Paris, Opéra (1861)
. Lohengrin : Nice (1881), Paris :  Eden Théâtre (1887), Opéra, 1891
. L’Or du Rhin : Paris, Opéra (1893, version à deux pianos ; 1909)
. La Walkyrie : Paris, Opéra (1893)
. Siegfried : Rouen (1900), Paris, Opéra (1902)
. Le Crépuscule des dieux : Paris, Château d’eau (1902), Opéra (1908)
. Tétralogie complète : Lyon (1904), Paris, Opéra (1911)
. Tristan et Yseult : Aix les Bains, Casino (1897), Paris, Nouveau Théâtre (1899), Opéra (1904)
. Les Maîtres chanteurs de Nuremberg : Lyon (1896), Paris, Opéra (1897)
. Parsifal : Paris Opéra et Théâtre des Champs-Elysées (1914)

 

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