L’œuvre d’art total (Gesamtkunstwerk) est sans conteste une des théories les plus importantes dans la conception de l’œuvre dramatique wagnérienne. Le terme apparait en 1849 dans les deux essais L’Art et la Révolution et L’œuvre d’art de l’avenir. Il avait déjà été utilisé en 1827 par l’écrivain et philosophe K. F. E. Trahndorff (Esthétiques ou théorie de la philosophie de l’art) mais rien ne prouve que Richard Wagner ait lu ces écrits. Les deux essais de Wagner évoquent le fait de réunir tous les arts au sein d’une même forme artistique proche du théâtre. Pour Wagner, la tragédie grecque est à l’origine de l’art total, surtout le théâtre d’Eschyle. Ni les romains, ni les chrétiens n’ont su reproduire ce miracle. Vient alors l’opéra et Richard Wagner écrit :
« Combien notre théâtre est incapable d’opérer dans un drame véritable l’union de toutes les branches de l’Art sous la forme la plus haute, la plus accomplie, apparaît déjà dans sa division en deux genres : le drame et l’opéra, par laquelle on enlève au drame l’expression idéalisante de la musique, et l’on refuse de prime abord à l’opéra l’essence et la haute portée du véritable drame. »
Il regrette que l’on ne voie en l’opéra qu’un cadre de divertissement, et que l’on estime qu’une œuvre plus profonde serait la fin de l’opéra. Il souhaite retrouver la grande synthèse des arts des Grecs grâce à la force de la révolution.
Ainsi l’opéra wagnérien se veut une synthèse des arts à travers le théâtre, la musique, la peinture et la sculpture pour les décors, mais aussi la danse : « Mais l’Art à proprement parler, l’Art véritable, n’a été ressuscité ni par la Renaissance, ni après elle ; car l’œuvre d’art accomplie, la grande, l’unique expression d’une communauté libre et belle, le drame, la tragédie, n’est pas encore ressuscitée — quelque grands que soient les poètes tragiques qui ont apparu de ci de là, — précisément parce qu’elle ne doit pas être ressuscitée, mais bien être créée de nouveau. » (L’Art et la Révolution)
Il réaffirme cette pensée dans L’œuvre d’art de l’avenir en ces termes :
« La grande oeuvre d’art totale qui devra englober tous les genres de l’art pour exploiter en quelque sorte chacun de ces genres comme moyen, pour l’annihiler en faveur du résultat d’ensemble de tous [les genres], c’est-à-dire pour obtenir la représentation absolue, directe, de la nature humaine accomplie, _ il ne reconnaît pas cette grande oeuvre d’art totale comme l’acte volontairement possible d’un seul, mais comme l’oeuvre collective nécessairement supposable des hommes de l’avenir »
Richard Wagner définit les différents arts susceptibles de se compléter dans l’œuvre totale. En premier lieu, à l’instar de la tragédie grecque, la danse, la musique et la poésie ; puis les arts plastiques avec l’architecture, la peinture et la sculpture.
« L’œuvre d’art commune suprême est le drame : étant donné sa perfection possible, elle ne peut exister que si tous les arts sont contenus en elle dans leur plus grande perfection. On ne peut se figurer le véritable drame autrement qu’issu du désir commun de tous les arts de s’adresser de la manière la plus directe au public commun et pour une complète intelligence, que par une communication collective avec les autres arts ; car l’intention de chaque genre d’art isolé n’est réalisé qu’avec le concours intelligible de tous les genres d’art »
Parmi tous les arts en action, l’orchestre détient un rôle capital pour Richard Wagner, ce qui agrémente les motivations pour la mise en place de leitmotive : « L’orchestre est, pour ainsi dire, le domaine du sentiment infini, universel, sur lequel peut grandir le sentiment individuel de chaque acteur dans sa plus grande perfection […] ».
Mais au-delà d’une simple agglomération de différents arts, Richard Wagner souhaite éduquer le peuple, lui offrir une œuvre complète qui puisse élever son âme à travers la catharsis de la tragédie, aidée par le pouvoir évocateur de la musique. Derrière cette théorie, le compositeur souhaite modifier la perception de l’art par le public, en apportant une profondeur inégalée au drame lyrique.
Toute cette conception de l’art va être précisée dans Opéra et Drame, dans lequel Richard Wagner va expliciter les éléments du drame moderne, l’évolution de sa pensée et détailler lart de la poésie, de la musique, etc.
Le Gesamtkunstwerk, véritablement révolutionnaire, va inspirer bien après Richard Wagner des générations entières d’artistes, théorisée par Ivanov, et reprise par Alexandre Scriabine, Antoni Gaudi, Rudolf Steiner, Wassily Kandinsky, Diaguilev, Piet Mondrian, Erik Satie, Walter Gropius et tant d’autres.
L’œuvre d’art total apparaît essentiellement dans La Tétralogie avec l’alliage de la musique, la poésie (le livret) et la danse (la chorégraphie subaquatique des Filles du Rhin, la chevauchée orchestrée musicalement mais également scéniquement des Walkyries quasiment à la manière d’un ballet) mais également la peinture et la sculpture dans les décors impressionnants des quatre opéras. Présentée dans l’écrin spécifique du Festspielhaus de Bayreuth, Richard Wagner a réussi à obtenir une œuvre révolutionnaire, loin du concept bourgeois du divertissement opératique (rappelons brièvement que le terme de divertissement signifie dans son acception philosophique « se détourner de l’essentiel », la distraction permettant à l’homme de fuir la difficulté de vivre avec soi-même). Le public n’assiste pas à La Walkyrie pour se divertir mais pour ressentir la catharsis de la tragédie grecque par la synthèse des arts et ainsi élever son âme. Richard Wagner veut que le public fasse face aux passions et à l’angoisse à travers son œuvre, afin de s’en libérer.