Avec le violoniste Arthur Nikisch comme idole, Franz Schalk, le chef d’orchestre comme Maître, et Richard Strauss, le compositeur comme ami intime (ensemble, ils créeront, l’un pour le livret, l’autre pour la musique, ce chef d’œuvre qu’est Capriccio), Clemens Krauss fut pour le moins inspiré. Sa carrière, fut fulgurante et éblouissante. Mais, de Vienne à Francfort, puis de Salzbourg à Berlin et Munich, la progression irrésistible de ce Maître qui adulait Richard Wagner, garda toujours la tâche indélébile d’une amitié avec Hitler et sa proximité avec les hauts dignitaires du régime nazi.
Pourtant, lorsque Bayreuth rouvrit après-guerre, Wieland qui le préférait à Hans Knappertbusch, pour sa clarté dans la direction orchestrale et sa vision dramatique de l’œuvre de Wagner – qu’il prolongeait jusque dans les tréfonds de l’ « abîme mystique » -n’osa pas imposer sur le Colline une coexistence des deux hommes qui, par ailleurs, se détestaient. Il fallut attendre le départ de Knappertbusch de Bayreuth, pour que Krauss puisse révéler aux wagnériens toute la dimension de son art : en 1953, avec les plus grands interprètes du moment (Hotter, Mödl, London, Vinay, Windgassen, Varnay, Greindl, Neidlinger…), il dirigera un Parsifal des plus inspirés et un Ring qui comportait déjà en lui les germes d’une révolution. Avec Clemens Krauss, le drame wagnérien trouvera un nouveau visage musical…
Jeunesse et début de carrière
Clemens Krauss naît le 31 mars 1893 à Vienne. Il est le fils illégitime de Clementine Krauss, une danseuse de quinze ans à Vienne, qui deviendra par la suite actrice principale et chanteuse d’opérette. Clementine est également la nièce de l’éminente soprano du XIXe siècle, Gabrielle Krauss. Son père naturel, le Chevalier Hector Baltazzi, vient d’une famille de riches banquiers. Fait intéressant, le destin de Krauss est lié à la famille impériale par l’intermédiaire de sa tante, Mary Vetsera, sœur de son père… et infortunée maîtresse de l’archiduc Rodolphe.
Dans sa jeunesse, Krauss chante au sein de la HofKapelle, le chœur de la chapelle impériale, avant de se lancer dans une carrière musicale en étudiant le piano. Il obtient son diplôme du Conservatoire de Vienne en 1912, après avoir étudié la composition avec Hermann Graedener et la théorie musicale avec Richard Heuberger. À sa sortie du Conservatoire, il est nommé directeur de chœur à Brno (Brünn) en 1913, où il fait ses débuts en tant que chef d’orchestre.
Krauss exerce ensuite dans divers théâtres, notamment au Deutsches Theater de Riga (1913-1914), à Nuremberg (1915-1916), à Stettin (1916-1921) et à Graz (1921). Il occupe le poste de chef d’orchestre au Wiener Operntheater de 1922 à 1924, sous la direction de Franz Schalk et Richard Strauss. En 1924, il est nommé directeur de l’Opéra de Francfort pour une durée de quatre ans, avant d’accéder au prestigieux poste de directeur musical de l’Opéra d’État de Vienne en 1929. Parallèlement, il prend les rênes du festival de Salzbourg à partir de 1926.
Les années du national-socialisme
La question de savoir si Clemens Krauss était un « national-socialiste convaincu » reste un sujet de débat. Aucune preuve écrite ne vient étayer cette affirmation, bien que le chef d’orchestre ait été désigné, en ces temps troublés, comme « l’homme le plus puissant de l’opéra allemand » ou encore comme le « leader culturel du Troisième Reich ». Le compositeur Gottfried von Einem, qui côtoyait fréquemment Krauss vers la fin de la guerre, était convaincu que ce dernier « n’était pas un nazi ». Des opinions similaires ont été exprimées par le baryton Hans Hotter et Erik Maschat, l’assistant de longue date de Krauss. Néanmoins, il est indéniable que le chef d’orchestre entretenait des relations étroites avec Adolf Hitler, Joseph Goebbels et Hermann Göring.
Bien qu’il ait été jugé et acquitté par les tribunaux de dénazification après la Seconde Guerre mondiale, la carrière de Krauss a connu une ascension notable sous le régime nazi, en partie grâce à son accès à des postes précédemment occupés par des chefs d’orchestre opposés au nazisme. Après l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne, Krauss s’est déclaré prêt à présenter à Vienne l’opéra résolument anti-national-socialiste Karl V. d’Ernst Krenek en février 1934. Cependant, sous la pression persistante des nazis, des membres de la Heimwehr et du conseil d’administration du Philharmonique de Vienne, il fut contraint de reporter la première de l’œuvre, ce qui lui valut une procédure disciplinaire.
Malgré cela, la même année, il reçut une offre de Hermann Göring pour remplacer Wilhelm Furtwängler à l’Opéra d’État de Berlin. Face à cette situation délicate et au désir de sa femme, Viorica Ursuleac, qui espérait davantage d’opportunités pour des rôles de soliste à Berlin, Krauss décida en décembre 1934 de s’installer dans la capitale allemande. Plusieurs artistes, dont Franz Völker, le suivirent dans cette décision.
À Berlin, Krauss fit état de persécutions politiques dont il était victime devant les hauts fonctionnaires nazis, dénonçant les dommages culturels subis à Vienne. Il chercha alors à établir un contact direct avec Adolf Hitler, qui appréciait particulièrement son travail et l’invita à lui rendre visite personnellement à la fin de 1935. Lors de cette rencontre, Hitler lui laissa entendre qu’une nomination à Munich était envisageable. À partir de 1936, Krauss intégra la Bayerische Staatsoper à Munich, où il fut nommé directeur musical général en 1937, poste qu’il occupa jusqu’en 1944, tout en dirigeant l’opéra jusqu’en 1940. En novembre 1935, Joseph Goebbels le nomma « sénateur de la culture du Reich ».
Bien que Clemens Krauss ne fût pas officiellement membre du parti nazi, des rumeurs circulèrent selon lesquelles il aurait soumis une demande d’adhésion en 1933, laquelle aurait été rejetée en raison de son caractère jugé… opportuniste. Certains avancèrent que ce refus était également lié à la vision culturelle de Krauss, qui ne correspondait pas à l’idéologie nazie. Sous le régime nazi, Krauss sut faire progresser sa carrière en prenant les postes laissés vacants par ceux qui s’opposaient à l’idéologie du parti. Ainsi, il devint chef d’orchestre à l’Opéra d’État de Berlin en 1935, suite à la démission d’Erich Kleiber, qui avait protesté contre la décision des nazis de qualifier le deuxième opéra d’Alban Berg, Lulu, d’« entartet » (dégénéré) et donc interdit.
Krauss entretint également une amitié étroite avec le compositeur Richard Strauss. Après avoir dirigé de nombreuses créations de ses œuvres, il écrivit le livret de Capriccio, qui fut créé à Munich en 1942. Par ailleurs, Krauss continua de correspondre avec Hitler, lui proposant de devenir le directeur artistique d’une alliance entre les opéras d’État de Munich et de Vienne, mais sa demande fut rejetée. Ce n’est qu’en 1944 qu’il retourna à Vienne, après que les théâtres de Munich eurent été détruits par les bombardements alliés et que le personnel ainsi que les musiciens de l’opéra eurent été mobilisés pour le service de guerre.
L’après-guerre et le triomphe à Bayreuth
Après la guerre, les autorités alliées interdirent à Clemens Krauss de se produire en public jusqu’en 1947, année où des informations sur son aide aux sœurs Cook pour sauver des Juifs de la persécution furent révélées.
(NB : entre 1937 et août 1939, les sœurs Cook aidèrent au moins vingt-neuf familles juives à obtenir des visas britanniques en se faisant passer pour de riches spectateurs d’opéra et en persuadant des citoyens britanniques de se porter garants. Elles correspondaient avec Krauss et sa femme, Viorica Ursuleac, qui leur fournissaient des informations sur les représentations d’opéra et les distributions, rendant ainsi leur récit plus crédible. Lors de leurs visites en Allemagne, elles jouaient souvent les opéras préférés des sœurs. Ida et Louise financèrent et organisèrent cette opération, risquant leur vie, souvent à leur insu, en portant des bijoux et des fourrures appartenant à des Juifs lors de leurs retours, tout en mentant aux officiers nazis et aux agents des frontières. Les sœurs furent considérées comme ayant été parmi les passeurs les plus efficaces de Juifs vers l’Angleterre à cette époque et furent reconnues comme Justes parmi les Nations par Yad Vashem en 1964 pour leur courage.)
Après la bataille de Vienne, qui marque l’effondrement définitif du Reich en Autriche, Krauss fut contraint de diriger un concert de l’Orchestre philharmonique de Vienne le 27 avril 1945, à la demande de la nouvelle administration culturelle soviétique. Ce n’est qu’en 1947 qu’il reprendra la direction de la Staatsoper de Vienne ainsi que celle de l’Orchestre philharmonique.
La consécration arrive en 1953 lorsque Wieland Wagner invite Krauss à diriger la Tétralogie ainsi que Parsifal au Festival de Bayreuth, qui venait de renaître depuis 1951. Bien qu’il dirigeât toutes les représentations de Parsifal, il ne sera finalement à la tête que d’un seul cycle de L’Anneau. Mais quel cycle ! Le succès est retentissant, et les enregistrements (distribués en France sous le label ORFEO) figurent parmi les sommets de la discographie wagnérienne. Ces disques témoignent de la rencontre entre un chef d’orchestre de génie et une troupe de chanteurs exceptionnels.
La direction énergique de Krauss, à la fois tendue et acérée, transcende le Ring, contrastant avec des interprétations plus anciennes, souvent plus lourdes et solennelles. Son approche confère à la musique de Wagner une fluidité et une mobilité qui rendent pleinement justice à l’œuvre, répondant parfaitement aux souhaits de Wieland Wagner en matière de transparence et de dépouillement. De plus, sa direction met en valeur les chanteurs : rares seront les productions du Ring qui seront chantées, articulées et interprétées avec autant de brio par la suite.
La distribution est tout simplement exceptionnelle : du côté masculin, un quatuor inoubliable (Hotter, Neidlinger, Windgassen, Greindl) qui établira des références durables en matière d’interprétation ; du côté féminin, Varnay, à la fois fière et fraîche, au sommet de son art, tandis que Resnik enflamme la scène du Festspielhaus, sans oublier le luxe de pouvoir compter également Rita Streich dans le rôle de … l’Oiseau de la forêt (Siegfried)
Clemens Krauss devait reprendre la direction du Ring à Bayreuth durant l’été 1954, avec Eugen Jochum pour Parsifal et Igor Markevitch pour Tannhäuser. La révolution orchestrale était .. en marche. Cependant, de même que Wieland Wagner, Krauss ignorait ce que signifie « se préserver ». Alors qu’il était appelé à diriger une série de concerts lors d’une tournée en Amérique du Sud, l’altitude de Mexico se révéla fatale à son cœur. Clemens Krauss décéda d’une crise cardiaque le 16 mai 1954. Son corps, rapatrié en Autriche, fut inhumé aux côtés de son épouse, Viorica Ursuleac.
Clemens Krauss exerça une influence significative sur l’interprétation et la diffusion de la musique de Richard Wagner, notamment en tant que chef d’orchestre et directeur d’opéra. Son style de direction, caractérisé par une grande expressivité et une attention aux détails, a influencé d’autres chefs d’orchestre dans leur approche des œuvres de Wagner. Krauss a su allier puissance orchestrale et nuances délicates, ce qui est essentiel dans l’interprétation de la musique wagnérienne. En définitive, Clemens Krauss joua un rôle déterminant dans l’interprétation et la promotion de la musique de Richard Wagner, laissant un héritage durable qui continue d’influencer les chefs d’orchestre et les interprètes d’aujourd’hui.