De la transcription
J’essaye toujours le plus possible d’atteindre l’essence,
la vérité de la sonorité wagnérienne et la fascination du message philosophique. »
(Stefan Mickisch)
Le monde pianistique méprise un peu la transcription, n’estimant que les pièces virtuoses qui permettent à l’interprète de prouver sa résistance physique mais il néglige le plus souvent l’origine orchestrale et scénique de l’extrait. Oublier que la transcription est la réduction d’un opéra, c’est écarter de son interprétation une partie inestimable d’expression. Nous ne pouvons pas jouer le final de Tristan et Isolde sans avoir à l’esprit l’idée de la Transfiguration de l’héroïne. Il serait même nécessaire de connaître parfaitement les paroles qui sont chantées sur la musique afin de mieux découvrir ce que renferme la mélodie. Rien n’est innocent en musique et tout concoure à rendre l’œuvre intelligible. La transcription est le seul moyen pour une personne isolée de re-créer, de faire re-vivre un opéra qu’elle a aimé. Grâce au piano, nous pouvons nous délecter des airs que nous apprécions et nous nous les approprions. En se substituant à l’orchestre, on devient soudain l’interprète unique d’une œuvre gigantesque, à la fois chef d’orchestre, chanteurs, même metteur en scène. Le pianiste devient un véritable démiurge et fait émerger le récit opératique des sonorités du piano. Il doit alors faire appel à tout son talent d’interprète, à toute sa sensibilité pour évoquer des sentiments humains à l’aide de cordes et de marteaux.
Comme nous le fîmes à l’école, lorsque nous devions traduire un texte dans une autre langue, souvenirs laborieux des versions latines, le transpositeur va traduire le texte orchestral dans une langue d’apparence moins riche, le piano. La transcription fait d’ailleurs partie des études que doivent accomplir les futurs chefs d’orchestre et d’autant plus ceux qui se dirigent vers la composition. C’est en travaillant les œuvres des Anciens que l’on apprend son métier.
Richard Wagner lui-même se livra à ces exercices à ses débuts. Il arrangea la Neuvième Symphonie de Beethoven entre l’été 1830 et Pâques 1831. Il transcrit également pour le piano la Symphonie n°103 en mi bémol majeur (« Roulement de timbales ») de Haydn, projetant d’arranger les autres symphonies du même compositeur pour l’édition Breitkopf ; cette dernière refusa. Il donnera des retouches aux orchestrations de Norma de Bellini, de Il Pirata, du chœur des chasseurs d’Euryanthe de Weber. Il transcrit pour divers instruments – du cornet à pistons en passant par la harpe ou la flûte et le violon- des airs d’opéras de Halévy, de Henri Herz, d’Auber ou de Spontini. Il révisa l’Iphigénie en Aulide de Gluck, le Stabat mater de Palestrina et même en novembre 1850, le Don Giovanni de Mozart. Hélas cette partition a été perdue.
Ces travaux permirent à Wagner de gagner sa vie tout en apprenant son métier. Ainsi lorsqu’il souhaita entreprendre une œuvre personnelle, il avait acquis toute la technique suffisante pour orchestrer ce qu’il composait au piano.
La musique demande un apprentissage permanent et une grande humilité par rapport à soi-même. La transcription est perçue comme un ersatz d’opéras ; les auditeurs déclarent ne pas retrouver les mêmes sensations qui les animent lorsque l’orchestre joue. Ces personnes-là n’ont, hélas, pas l’âme musicale et n’ont pas découvert l’essence de l’expression musicale. Que ce soit joué au piano ou bien interprété par un orchestre, la musique de Wagner reste identique dans ses accords et sa mélodie. Richard Wagner n’était pas un virtuose du piano ; il ne parvenait pas à interpréter sa partition des Maîtres Chanteurs de Nuremberg et Judith Gautier qui assista à la scène écrit :
« La musique des Maîtres Chanteurs est particulièrement difficile à jouer au piano et Wagner n’est pas très habile pianiste. Richter le sait : aussi est-il extrêmement agité et suit-il le jeu du Maître avec anxiété. Il connaît, lui, les passages les plus arides, il pressent l’accord que la main trop petite du Maître ne va pas pouvoir embrasser. De temps à autre, il ne peut s’en empêcher : il se précipite au clavier, sauve un effet qui allait manquer, complète une harmonie, frappe un accord, par-dessus les doigts qui hésitent.
Je ne suis pas sûre que cette intervention de terre-neuve n’agace pas un peu Wagner… Elle est bien inutile, d’ailleurs, car aucun virtuose n’aurait pu rendre comme le fait l’auteur, le sens profond et l’intime délicatesse de son œuvre. » 1
Ainsi la transcription doit être jouée avec son âme et son sens artistique pour communiquer les sentiments divers que la musique possède en elle. Il est nul besoin d’être virtuose pour jouer Richard Wagner ; il suffit d’avoir assez de cœur pour se lancer dans l’aventure. Malgré une apparente difficulté, certains morceaux de Wagner sont assez aisés à jouer. Citons rapidement : La Ballade de Senta dans Le Vaisseau Fantôme, La Romance à l’étoile dans Tannhäuser, l’entrée du cortège d’Elsa au deuxième acte de Lohengrin, Les deux chants de concours de Walther dans Les Maîtres Chanteurs, l’apparition d’Erda dans L’Or du Rhin. Le reste demande un niveau supérieur.
Il faut replacer les transcriptions dans leur environnement historique. A une époque où les supports de sons électroniques ne pouvaient permettre la transmission des œuvres, les mélomanes ne pouvaient entendre les œuvres orchestrales que dans des salles de concert et au théâtre, ou bien chez eux sur leur propre piano, avec leurs modestes moyens.
Combien de jeunes femmes peinèrent à déchiffrer sur leur piano Erard une ou deux pages de l’ouverture de Tannhäuser, cette œuvre qui a fait tant de scandales et qu’elles n’ont pas eu le loisir d’entendre. Elle recherche l’ineffable beauté des violons…leurs interprétations, souvent hésitantes et imparfaites, permettaient à l’œuvre de se diffuser de salon en salon. Si la pianiste était également douée d’une jolie voix, elle pouvait chanter quelques passages. La plupart des transcriptions de l’époque offraient une traduction française du texte allemand afin de diminuer les difficultés de la dilettante, qui ne comprenait peut-être pas la langue allemande.
Debussy connaissait ainsi les partitions de Richard Wagner par cœur ; Jules Massenet savait les leitmotive de la Tétralogie sur le bout des doigts ; Vincent d’Indy jouait Tristan à quatre mains avec son ami Henri Duparc ; Gabriel Fauré et André Messager parodient le Ring dans leur pétillant Souvenirs de Bayreuth, sorte de Nachdichtung, comme disent les Allemands.
Les amis proches du Maître vont proposer leurs transpositions fidèles aux vœux de Wagner : Karl Klindworth2 arrange le Ring, les Maîtres Chanteurs et Tristan ; Hans von Bülow écrit des transpositions plus compliquées, cherchant à s’approcher le plus possible de la partition d’orchestre. Nous ajoutons à la liste Félix Mottl dont les arrangements sont très soignés et qui tentent de retenir le maximum de la partition originale, dans la limite du raisonnable. Richard Kleinmichel nous offre lui une Tétralogie très épurée, sans la ligne vocale. Josef Rubinstein, Franz Liszt et Alexandre Borodine firent des arrangements des œuvres de Wagner, souvent dans un esprit virtuose, dépassant le cadre de la transcription pour celui de la paraphrase ou de la fantaisie. Il faut également ajouter les transcriptions (à deux ou quatre mains) d’une rare qualité d’un émule de Wagner, Engelbert Humperdinck.
Transcrire les opéras de Richard Wagner expose le musicien à de nombreux écueils auxquels il aurait échappé s’il avait préféré transcrire une œuvre de Bellini ou de Gounod. Le Maître de Bayreuth a imposé une nouvelle esthétique, autant formelle que substantielle, qui adaptait le mode latin à la modernité germanique. Richard Wagner ne pouvait pas effacer des siècles de tradition tonale à travers neuf opéras mais il a progressivement inclus le chromatisme et le coloris orchestral dans ses partitions.
Avec les compositeurs italiens ou français, le transcripteur n’a aucun mal à passer de l’orchestre au piano : il lui suffit de recopier la ligne d’accompagnement et d’y ajouter la ligne mélodique qui s’entrelace au-dessus de la première. En abordant les œuvres de Wagner, la vigilance s’impose et la précipitation n’est pas de mise. L’examen de la partition est incontournable afin de n’omettre aucun élément mélodique et pour clarifier la pléthore d’informations qui parcoure les portées.
En premier lieu, l’observation de la masse orchestrale permet d’élaguer des instruments qui fonctionnent en doublure. Une première conclusion s’impose : une mélodie qui apparaît à plusieurs instruments a de grandes chances d’être un pilier de la composition et elle mérite donc d’apparaître sur la transcription. Son importance nous est notée par cette épaisseur orchestrale qui se détache de l’accompagnement. Le compositeur souhaite que ce thème soit entendu nettement mais nous verrons par la suite que le système du leitmotiv amène sur une nouvelle évaluation de la prédominance d’un thème par rapport à un autre. Néanmoins si la mélodie apparaît à l’unisson aux cordes, à la flûte et à la clarinette, il est certain que cette ligne mélodique doit dominer le reste de l’orchestre.
L’acte I de Siegfried nous en fournit un exemple, dans la dernière scène, lorsque le héros éponyme forge l’épée Nothung. La basse est exposée aux violoncelles, aux contrebasses et aux bassons tandis que la mélodie est exprimée aux hautbois, aux clarinettes, au cor anglais, aux cors d’harmonie et aux violons3. Quelques pages plus loin4, Wagner désolidarise les groupes instrumentaux : les huit cors par deux jouent des parties séparées, de même les vents ne possèdent pas de parties semblables. Les trombones et les tubas proposent une basse homogène lorsque les cordes basses reprennent inlassablement le thème de la forge. Les violons et les harpes instillent un mouvement ascendant rapide, évoquant une gestuelle scénique.
De cet ensemble, le transcripteur ne doit retenir l’essentiel, ce que l’oreille perçoit le plus facilement, tout en élaguant les effets de « remplissage » (comme les harmonies des trombones et des tubas.) que la pédale du piano saura rendre sans effort. Il ôte également les arabesques des arpèges des bois, qui n’apportent rien à l’action mélodique et ne peuvent qu’alourdir les notes pianistiques.
Alléger la transcription est une preuve de clarté. Si l’orchestre demande une augmentation de parties et de portées afin d’étoffer le coloris orchestral, le piano préfère limiter le nombre de voix, pour des raisons techniques et esthétiques.
Dans la Transfiguration d’Isolde, il est préférable de concentrer son attention sur la mélodie que chantent les cors, les vents et les alti que les arpèges chromatiques des violons. Ces derniers pèsent sur la mélodie et la détournent de son ascension progressive. Certes le morceau pianistique perd de sa virtuosité mais l’émotion grandit devant la pureté du thème. Toutefois je ne suis pas hostile aux versions de Liszt et de Borodine qui ont le mérite d’inclure une beauté tout à fait romantique et échevelée à ce final éblouissant.
Le chromatisme ne facilite pas la transcription des œuvres de Wagner, comme nous pouvons le constater dans le Ring ou dans Tristan et Isolde. Il est à la fois une empreinte de style par laquelle nous reconnaissons aisément l’art du Maître et un « remplissage » de l’espace sonore. Le premier chromatisme est nécessaire, existe par lui-même et informe d’un malaise contenu dans l’action tandis que le second nappe l’harmonie d’un effet instable. Nous retrouvons l’opposition du fond et de la forme. Le chromatisme permet par son ambiguïté harmonique de créer une atmosphère particulière que le piano doit rendre avec discrétion afin de ne pas dissimuler l’essentiel de la partition. L’accord de Tristan est délibérément dissonant mais l’Acte II du Crépuscule des dieux abuse du chromatisme pour évoquer la couleur tragique et violente de l’action. L’accord tristanien convient au piano qui, en dépit de l’absence de la dimension instrumentale, présente celui-ci dans une clarté qui lui est propre ; à l’inverse, le chromatisme attaché à Hagen devient rapidement au piano un magma fluctuant qui épuise l’oreille. L’accord de Tristan assume sa dissonance car il est un pôle capital dans l’opéra, presque un résumé des sentiments qui vont être explicités durant plus de trois heures. Nous dirions qu’il est organiquement chromatique et que sa force d’émotion en est issue. Dans la Tétralogie, le chromatisme naît de l’enchevêtrement de plusieurs leitmotive de rythmes et de tonalités, parfois différentes. Ce mélange, lourd de sens dramatique, rend la partition complexe et nous contraint d’apprécier l’écriture autrement que dans la logique chant et accompagnement. Parmi les leitmotive qui s’entremêlent, il faut faire ressurgir au piano celui qui est essentiel à la compréhension de l’action, quitte à réduire ou même abandonner ceux qui n’ont pas une utilité suffisante. Il faut constamment garder à l’esprit que le pianiste, même virtuose, peut difficilement multiplier les voix. Une transcription est toujours une réduction de la partition initiale.
Ainsi à la scène 4 de l’Acte II du Crépuscule des dieux, les leitmotive de la « servitude », de la « haine », de la « vengeance » et du « meurtre » se mêlent à celui qui caractérise Hagen.
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui jalonnent le Ring et même Parsifal, opéra plus diatonique mais terriblement tourmenté dans la scène opposant Parsifal à Kundry.
L’harmonie de Tristan et Isolde est également formée sur le tuilage des leitmotive, les thèmes se prolongeant les uns sur les autres aux divers pupitres jusqu’à la création d’une ligne mouvante qui jamais ne se clôt. Voici une difficulté importante qui oblige l’enchevêtrement des voix au piano : chaque main joue au moins deux voix, à la fois indépendantes et soudées. Le contrepoint explique ce paradoxe mais Wagner a su moderniser le système contrapuntique au point d’offrir à chaque voix une existence physique et métaphysique qui soutient le drame.
Parfois le chromatisme s’égrène logiquement dans une imitation comme le leitmotiv de Loge, fuyant et sournois, étincelant de malice ou bien il s’enfonce dans une langueur mélancolique comme le solo du cor anglais au troisième acte de Tristan. Richard Wagner ose alors découvrir le chromatisme dans une nudité qui dut paraître déconcertante au public de l’époque. De même les frayeurs de Mime au premier acte de Siegfried sont exposées par les lignes descendantes et ascendantes de gammes chromatiques tout à fait effrayantes.
Enfin nous remarquerons que les dissonances interprétées par la partie des cuivres sont le plus souvent inaudibles au piano, dont la sonorité claire ne peut rivaliser avec la rondeur (ou les cris stridents) des cors, des trompettes ou des trombones. Il suffit pour en juger d’écouter à l’orchestre les fanfares de la chasse du roi Marke au début de la scène 1 de l’Acte II de Tristan de comparer leurs étouffements magiques, leur caractère forestier et médiéval aux accords détestables qu’émet le piano. Nous pouvons déplorer le même phénomène pour les fanfares de l’Acte II de Lohengrin ou celle du Crépuscule des dieux. Seule l’expressivité, le talent et surtout l’âme artistique du pianiste peut venir à bout de ces écueils.
L’art de la transcription est celui de l’équilibre et de l’intimité. Il faut évoquer l’action avec le peu de couleurs que produit le piano. Tout est inscrit dans l’interprétation. On ne jouera pas un passage de Parsifal comme une romance de Mendelssohn ou une pièce de Brahms ! La musique est une succession de sons et de notes, le matériau est le même pour Mozart ou Wagner. Seule l’étude peut reculer les limites infranchissables de la virtuosité. Celui qui peut jouer Wagner au piano saura ce que l’auteur souhaitait et il n’écoutera plus l’opéra de la même façon ; il goûtera les innovations harmoniques que recherchait le créateur de la Musique de l’Avenir, avec une vision quasiment radioscopique. Le pianiste percevra les dessous de la création et deviendra un créateur à son tour en dévoilant sa propre perception de l’œuvre.
article paru dans la revue Regards sur Wagner n°6 (2004)
Le chant des Wälsungen
Si le piano n’apprécie guère les fanfares de L’Or du Rhin, il préfère entonner des airs plus mélodieux, plus proche de sa tonalité intime. C’est pour cette raison que La Walkyrie et que Siegfried sont les deux opéras les plus plaisants à entendre dans une transcription. Le Crépuscule des dieux témoigne d’une esthétique trop sèche et trop sombre que le piano ne sait pas rendre sans déformer.
Dès que les Wälsungen entrent sur scène, les voix wagnériennes s’infléchissent, évoluent vers une sensibilité exacerbée, presque sentimentales. Ce ne sont plus les voix d’airain des dieux, ni les ruminations et les voix criardes des Nibelungen. Les basses profondes des Géants disparaissent et se changent même en une mélopée triste ; pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les dernières paroles du dragon Fafner qui agonise. Face à Siegfried, l’animal effrayant devient un adjuvant presque émouvant, admiratif devant l’adolescent qui l’a terrassé. Les figures mythiques, légendaires s’effacent devant l’humanité désarmante des Wälsungen, ni dieux, ni totalement homme, un peu animal parfois. Wotan est leur père, ils vivent parmi les hommes et ils sont issus de la race des loups. C’est peut-être ce mélange des natures qui fait d’eux des êtres à part, des exclus de la société, des êtres que le spectateur veut prendre sous sa protection. Conscient de cela, Richard Wagner, en fin mélodiste, leur conçoit les plus beaux leitmotive, les plus attachants, ceux qui marquent l’oreille et l’imagination.
Le premier thème qui va caractériser les Wälsungen, race des maudits, est celui de Siegmund. Un leitmotiv que l’on nomme communément « lassitude de Siegmund », à la fois sombre et descriptif. Il s’agit d’une simple descente diatonique en ré mineur exposé aux violoncelles. Le héros inspire déjà la pitié et toute la malédiction pèse sur ses épaules, d’où ce leitmotiv descendant.
Le deuxième leitmotiv s’intitule « compassion ». Il est associé au regard de Sieglinde. Sa légèreté n’est qu’apparente (surtout liée au groupe appogiaturé qui clôt le thème) et il annonce le mittleid qui anime toute la Première Journée. De cette compassion naît l’amour… Un des leitmotive les plus expressifs et les plus sensuels de Wagner. L’amour ne méritait-il pas un si bel exemple d’harmonie ?
Moins torturé que les leitmotive amoureux de Tristan et Isolde, le « Liebesmotiv » délie sa ligne mélodique sans retenue, enveloppant le couple d’une lumière tamisée, d’une intimité qui va s’exacerber au fil des scènes pour s’enflammer à la fin du premier Acte. L’amour est décrit à travers ses étapes, à peine hésitant, dérivant vers une passion délirante. Cet amour est tempéré par le rappel d’une existence troublée, malheureuse, ponctuée de drames et de silence. Soudain, le chant des Wälsungen délivre les peurs, les révoltes de l’être qui a cherché vainement le repos et la justice. Le Leitmotiv « Malheur des Wälsungen » s’inscrit dans la mélancolie, une noble nostalgie. Siegmund a perdu sa mère et sa sœur, il n’a essuyé que des défaites en tentant de rendre justice. Il ignore ce qu’est devenu son père, le Loup. Il a combattu mais il n’a plus d’armes. Il est véritablement désarmé face au destin. De son côté, Sieglinde a été enlevée et mariée de force à un homme qu’elle déteste. Sa nature rebelle qu’elle dissimule en elle l’a entraîné à ne pas s’intégrer dans un clan qu’elle méprise. Le spectateur est touché par ces chants qui dévoilent leurs angoisses respectives, leurs combats et leurs échecs.
Aussi le thème qui survient sous le nom de « Héroïsme des Wälsungen » sonne comme une revanche sur le destin si peu favorable en leur faveur. Il éclate comme une arme brandie, comme l’étendard de leurs déboires, comme une consolation sur les chagrins accumulés durant des années. Les deux orphelins trouvent enfin celui et celle qu’ils attendaient. Le cri de victoire salue ces retrouvailles. A la suite de cette bouffée de bravoure, le lyrisme reprend ses droits. Le chant des Wälsungen se déploie, éclot en un lied unique, envoûtant. Un hymne au printemps qui illumine la scène, qui déroule ses lignes italiennes autour des deux amants qui se découvrent, se retrouvent. Richard Wagner mêle le printemps à la « volupté », leitmotiv qui anime sans cesse Siegmund.
L’acte qui débute La Walkyrie énonce le chant des Wälsungen comme celui de l’homme traqué par un destin fatal. La tragédie s’exprime dans les excès des sentiments, entre la tristesse et la passion. Le héros tragique est victime de la démesure ; c’est à la fois ce qui le rend attachant et ce qui le tue. Siegmund devient lorsqu’il est excessif, lorsque à l’acte II, il refuse de suivre la Walkyrie au Walhalla. Elle lui promet le paradis et il répond qu’il préfère de loin rester auprès de Sieglinde, même s’il doit affronter la mort face à Hunding.
Le thème de la fuite des amants ouvre le deuxième acte, en dépit de sa fougue, déborde d’émotions. Rien n’est plus apitoyant que d’imaginer d’après le halètement de l’orchestre la course de ceux qui fuient vers un bonheur incertain. La mélodie de leur course se transforme peu à peu en une chevauchée de walkyrie, cavalcade plus sèche et plus virile. Nous retrouvons le monde des dieux, si éloigné de celui des faibles hommes.
Un des derniers chants des Wälsungen dans La Walkyrie est très court mais il va marquer la tétralogie et les auditeurs par la somptuosité de sa mélodie. Il s’agit des paroles fameuses de Sieglinde au troisième acte :
« O hehrstes Wunder !
Herrlichste Maid! »5
Ces paroles sont chantées sur le leitmotiv de la « Rédemption par l’amour », ample ligne mélodique qui gravit la pente de nos nerfs déjà à vif après deux actes d’exaltations. Nous ne retrouvons ce thème qu’à la fin du Crépuscule des dieux en guise de conclusion, et pourtant cette exclamation de Sieglinde nous poursuit, au plus profond de nous, comme le souvenir d’un idéal à atteindre.
Un autre leitmotiv est à rapprocher des précédents, il s’agit de celui que les critiques ont appelés à tort « l’annonce d’une nouvelle vie », ce qui ne signifie rien. Est-ce Brünnhilde qui découvre une nouvelle vie ou Wotan ? Ce titre n’évoque rien dans l’action du drame. Par contre le titre allemand est bien plus explicite, il est nommé : « waelsungenliebe-motiv » c’est-à-dire le thème de l’amour porté aux Wälsungen. Wotan ne peut pas avouer devant sa fille qu’il doit punir que ce qu’elle a fait est justement ce qu’il aurait souhaité faire. Son amour pour la race des Wälsungen qu’il a crée, il va le porter à sa chère Brünnhilde. Il suffit d’évoquer les Wälsungen pour que la musique retrouve sa suavité et son expressivité.
Il reste encore une question à se poser : Siegfried possède t’il ce chant des Wälsungen en lui ? Pas dans le premier acte de son opéra éponyme, il forge dans une excitation digne de Mime. Son cor sonne dans toute sa simplicité primitive mais sans la moindre inflexion émotionnelle. Cependant le fils du Wälsungen écoute l’oiseau de la forêt avec une attention tout à fait exemplaire. Il semble reconquérir ses origines d’homme proche de la Nature comme l’était son père, le fils du Loup. La forêt bruisse en harmonie, chatoie de mille reflets de soleil, et l’adolescent se souvient de sa mère. Mais dès que le nain Mime revient, Siegfried se ressaisit. La mort rougit la scène, dans le sang du dragon et de Mime.
Chaque fois que Siegfried se remémore ou bien s’adresse à sa mère en pensée, nous pouvons entendre un leitmotiv presque fantomatique, qui semble provenir du plus profond de l’âme de Siegfried, comme si son sang lui soumettait se chant ; il s’agit de « l’amour filial ». La figure de Sieglinde paraît en filigrane derrière ce merveilleux motif, qui monte aux violoncelles.
„Ach, möcht’ ich Sohn
Meine Mutter sehen !
Meine Mutter –
ein Menschenweib !“ 6
Les paroles de Siegfried peuvent paraître naïves et pourtant accompagné de ce motif à la fois nostalgique et mnémonique, elles deviennent émouvantes. L’adolescent prend conscience progressivement de son origine et notamment de son origine humaine dans un milieu peuplé de nains difformes, de dragons, d’animaux plus ou moins féroces, de géants et de dieux. Sa mère est une femme et c’est précisément cet être vers lequel Siegfried aspire. Il recherche une femme… peut-être sa mère ou peut-être une épouse ?
Le Wälsungen va découvrir l’amour mais il n’aura pas la même beauté que celui de ces parents. Le chant qu’il va entonner avec Brünnhilde est à l’image de la walkyrie, violent et passionné. Siegfried ne souhaite que l’appropriation que cette femme divine alors que Siegmund ne cherchait qu’une union d’âme, à l’image de Tristan et Isolde.
Avec Siegfried, le chant des Wälsungen perd de son humanité et de sa grandeur. Le Crépuscule des dieux a éteint les derniers accents de ce chant. Siegfried s’efface devant Brünnhilde et la race que Wotan avait crée afin de sauver le monde n’a que partiellement accompli sa mission. Mais il reste un chant, celui des Wälsungen, celui qui retentit dans la Marche funèbre de Siegfried ; ils n’ont pas totalement disparu… Bien que Siegfried ignore son origine, elle revient à lui à la dernière heure de son existence. Elle ouvre la marche qui l’entraîne vers Hella, le lieu des Morts. Ce n’est plus Sieglinde que nous entendons à travers ce motif, mais la voix de Siegmund qui attire son fils vers lui. Le destin des Wälsungen se clôt au milieu du troisième acte, le reste de l’histoire ne leur appartient plus, ils ont tourné le dos aux trames des dieux et ils laissent le soin à Brünnhilde d’agir vers une rédemption.
Le chant des Wälsungen n’a-t’il jamais été qu’un chant funèbre sur le mélancolique destin de ceux qui aspirent à un idéal inaccessible, ou du moins, si un jour , on parvient à l’obtenir, la mort vous fauche dans cet instant unique où vous tenez dans vos mains cet idéal inespéré : l’Amour. L’oiseau de la forêt ne dit-il pas à Siegfried :
« Joyeux dans la peine,
Je chante l’amour ;
Ma chanson charmante
Naît de la douleur :
Seuls la comprennent ceux qui désirent. »
L’oiseau ne serait-il pas la réincarnation de Siegmund ou de Sieglinde, pour aider leur fils à poursuivre la bonne route ? Il serait même émouvant de penser que ce fut Sieglinde qui se soit réincarnée en cet oiseau mélodieux. La voix de l’oiseau accompagné des murmures de la forêt apparaît exactement lorsque Siegfried évoque sa mère :
« Ah, comme le fils
Aimerait voir sa mère !
Ma mère –
Une femme !
(Il pousse un léger soupir et s’étend davantage. Grand silence. Murmures grandissants de la forêt. L’attention de Siegfried est finalement attirée par le chant des oiseaux de la forêt . il écoute avec un sympathie croissante un oiseau dans les branches, au-dessus de lui.) »
Un oiseau ou bien… un ange. Le chant du Wälsung est donc toujours aussi mélodieux et il prend la forme la plus naturel qu’il soit : le chant d’un oiseau. Nous pouvons aussi procéder à un raccourci hugolien que nous pourrions formuler de cette manière : La mère est femme, la femme est oiseau et l’oiseau est ange.
Notes :
-
- Judith Gautier, Visites à Richard Wagner, Le Castor Astral, 1992.
- Karl Klindworth (1830-1916), pianiste et chef d’orchestre, ami de Liszt; il rencontre Wagner à Londres en 1855. Sa fille adoptive, Winifred Williams, épousera Siegfried Wagner.
- Siegfried, p 124 ; à l’indication « Kräftig, doch nicht zu schnell »
- Siegfried, p128
- « O sublime prodige !
Vierge pleine de gloire ! » - « Ah ! moi, son fils
Puisse-je voir ma mère !
Ma mère…
Une Femme ! »