« La mort de Wagner m’a terriblement frappé ; et même si j’ai réussi à me lever de mon lit, j’en ressens encore les effets. Je crois toutefois que cet événement, à terme, signifiera un soulagement pour moi. Ce fut dur, très dur, de devoir être pendant six ans l’ennemi d’une personne qui avait été l’objet d’une telle vénération et d’un tel amour ; et puis, de devoir, en tant qu’adversaire, se taire, par respect pour ce que l’homme méritait dans sa totalité. Wagner m’a fait une offense mortelle, je veux que vous le sachiez ! Son lent retour rampant au christianisme et à l’Église, je l’ai ressenti comme une insulte personnelle à mon égard : toute ma jeunesse et ses aspirations m’ont semblé contaminées par le fait même que j’aie pu vénérer un esprit capable d’accomplir un tel pas. Le fait que je ressente cela avec me telle force m’est imposé par des buts et des tâches que je tairai.
Maintenant, je considère ce pas comme celui d’un Wagner vieillissant ; il est difficile de mourir au bon moment. »
C’est ainsi que Nietzsche, dans une lettre adressée à son amie Malwida von Meysenbug, le 21 février 1883, réagit à la mort de Wagner survenue quelques jours plus tôt à Venise. Dans cet extrait apparaît en pleine lumière la complexité des relations entre les deux génies. Il montre également qu’au-delà de la rupture intervenue fin 1876 Wagner continue à être au cœur des préoccupations du philosophe qui s’est construit en partie avec et contre lui.
S’il est vrai que l’amour et la haine sont souvent proches, ce n’est peut-être pas dans ce registre que se situe la fin de l’amitié entre les deux hommes. En effet, même si Nietzsche après avoir adulé le musicien l’a fortement critiqué puis rejeté avec des mots parfois très durs, il n’a jamais renié les années de partage avec le maître de Bayreuth. Ainsi dans son ouvrage paru en 1888, Le cas Wagner, il déclare successivement :
« Si dans ces pages, je proclame hautement que Wagner est nuisible, j’entends proclamer tout autant à qui il est cependant indispensable ; au philosophe »puis « Wagner résume la modernité. Rien n’y fait, il faut commencer par être wagnérien. »
Les trois grandes amitiés de Wagner, avec Franz Liszt, Louis II de Bavière, et Friedrich Nietzsche sont devenues des mythes. Elles sont certes de nature différente, artistique avec Liszt, financière avec le roi, philosophique avec Nietzsche, mais elles ont un point commun : leur asymétrie. Il n’y a pas d’égalité dans l’échange qui est tout à l’avantage de Wagner. Il est par ailleurs intéressant de noter que la personne qui a le plus influence Wagner sur le plan des idées, Arthur Schopenhauer, a refusé, avec une certaine condescendance, d’entretenir des liens avec lui.
Pour les relations entre Nietzsche et Wagner, je vais plutôt m’attacher aux écrits de Nietzsche qui, tant dans les moments de communion que dans les moments de rejet, démontrent une connaissance pénétrante de l’œuvre wagnérienne. Après avoir évoqué la période d’amitié et les ressorts qui l’ont construites et portées à un niveau exceptionnel, nous envisagerons les formes et des motivations de la rupture.
Nietzsche et Wagner se rencontrent pour la première fois le 8 novembre 1868 à Leipzig chez la sœur et le beau-frère de Richard, Ottilie et Hermann Brockhaus. Les circonstances de la rencontre sont amusantes : les Brockhaus racontent à Richard qu’ils ont appris qu’un jeune philosophe et mélomane avait chanté intégralement et avec enthousiasme, devant une de leur relation, le chant de concours de Walther des Maîtres Chanteurs. Wagner, intrigué, leur demande de l’inviter. Le philosophe encore inconnu n’a que vingt-quatre ans alors que le compositeur connu et reconnu en a cinquante-cinq. Friedrich, tout intimidé, se rend à la soirée après avoir fait des efforts de toilette. Le courant passe immédiatement entre les deux hommes qui partagent les mêmes idées sur l’art, la musique et la marche du monde. Nietzsche est alors invité à venir à Tribschen le 15 mai 1869, où il sera reçu ensuite régulièrement comme un ami de la famille. Voici ce qu’il écrit à un ami, le 25 août 1869 : « C’est le plus grand génie et le plus grand homme de notre époque, véritablement incommensurable ! Toutes les deux, trois semaines, je passe quelques jours dans sa propriété du lac des Quatre Cantons et je considère ce rapprochement comme la plus grande conquête de mon existence, au même titre que celle que je dois à Schopenhauer ».
Beaucoup de choses rapprochent les deux hommes, l’amour de la musique tout d’abord, Nietzsche étant lui-même musicien et compositeur, mais aussi une même vision pessimiste du monde et de la modernité. Ils partagent l’idée de vivre une période de décadence intellectuelle, spirituelle et morale et contestent la notion même de progrès : « Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire fausse. L’européen d’aujourd’hui quant à sa valeur reste bien en dessous de l’européen de la Renaissance. Il n’y a pas de loi selon laquelle se développer serait forcément s’élever, s’accroître, se fortifier » écrira plus tard le philosophe dans L’Antéchrist en 1888. Ils se réfèrent aussi à Schopenhauer et à sa métaphysique dans laquelle une volonté anonyme, expression de L’Être en soi, détermine les actions des hommes et les pousse à l’agitation et à la souffrance, sans but défini. Seul l’art, et la musique en particulier, peut apporter une pause et un salut provisoire dans ce chaos absurde. C’est par un retour à la tragédie dans sa pureté originelle, telle que la Grèce antique l’a créée, que Nietzsche et Wagner conçoivent une possible régénération de la société.
Dans le livre paru en 1872, La Naissance de la Tragédie, dédié à Richard Wagner, le philosophe présente la fonction de l’art et de la tragédie à partir des figures d’Apollon et de Dionysos.
Voici un extrait de la préface adressé à Wagner qui résume parfaitement sa vision : « …Je déclare que, d’après ma conviction profonde, l’art est la tâche la plus haute et l’activité essentiellement métaphysique de cette vie, selon la pensée de l’homme à qui je veux que cet ouvrage soit dédié, comme à mon noble compagnon d’armes et précurseur dans cette voie. C’est à leurs deux divinités des arts, Apollon et Dionysos, que se rattache notre conscience de l’extraordinaire antagonisme, tant d’origine que de fins, qui subsiste dans le monde grec entre l’art plastique, l’apollinien, et l’art non plastique de la musique, celui de Dionysos. Ces deux instincts si différents s’en vont côte à côte, en guerre ouverte le plus souvent, et s’excitant mutuellement à des créations nouvelles… ils engendrent alors l’œuvre à la fois dionysienne et apollinienne de la tragédie attique. »
Grâce à l’opposition et au dialogue entre ces deux expressions de la vie, celle symbolisée par Dionysos, faite d’excès, de démesure, d’ivresse, et celle symbolisée par Apollon qui représente l’harmonie, l’équilibre, la belle apparence, l’idéal de l’homme complet et équilibré peut se réaliser. Nietzsche accepte la vie telle qu’elle est, dans sa dimension tragique, avec son absurdité, ses souffrances et ses joies. C’est donc une esthétisation et une sublimation de la vie par l’art que prône à ce moment-là Nietzsche qui voit dans Wagner le porteur de ce projet. Voici comment dans La Naissance de la Tragédie, le philosophe applique ces idées aux œuvres de son ami :
« Figurons tout d’abord, pour mieux les comprendre, ces deux instincts comme les mondes esthétiques distincts du rêve et de l’ivresse, phénomènes physiologiques entre lesquels on remarque un contraste analogue à celui qui distingue l’un de l’autre l’esprit apollinien et l’esprit dionysien. C’est dans le rêve que, suivant la présentation de Lucrèce, les splendides figures des dieux se manifestèrent pour la première fois à l’âme des hommes ; c’est dans le rêve que le grand sculpteur perçut les proportions idéales de créatures surhumaines, et le poète hellène, interrogé sur les secrets créateurs de son art, eut évoqué lui aussi le souvenir du rêve et répondu comme Hans Sachs dans Les Maîtres Chanteurs : « Ainsi tout le travail du poète est-il de noter et traduire ses rêves. Croyez-moi, l’illusion la plus vraie de l’homme s’épanouit pour lui dans le rêve. Tout l’art poétique, toute poétisation n’est rien que la traduction vraie du rêve. Par rapport à ces phénomènes artistiques immédiats de la nature (les puissances apolliniennes et dionysiennes), tout artiste est un « imitateur », c’est-à-dire soit l’artiste du rêve apollinien, soit l’artiste de l’ivresse dionysienne, ou enfin, – par exemple dans la tragédie grecque, – à la fois l’artiste de l’ivresse et l’artiste du rêve. »
Il prend également l’exemple de Tristan pour illustrer les liens entre les forces dionysiennes et apolliniennes dans la tragédie : « Nous croyons soudain ne plus voir que Tristan lui-même lorsqu’il gît là sans mouvement et demande d’une voix étouffée: » le vieil air ! Qu’éveille-t-il en moi ? ». Et ce qui tout à l’heure nous semblait un sourd gémissement jailli des profondeurs de l’Etre, cela signifie pour nous maintenant: « déserte et vide est la mer » ! Et nous imaginions défaillir haletants, sous la détente convulsive de tous les sentiments et ne tenir plus que par un fil à cette existence, nous n’entendons et ne voyons à présent que le héros blessé à mort et pourtant ne mourant pas, s’écrier de désespoir : » désir, désir ! Désirer, en mourant, ne pas mourir de désir ! »…C’est ainsi que l’esprit apollinien nous arrache à la généralité dionysiaque et nous enthousiasme pour les individus ; sur eux il retient captive notre pitié, il assouvit par eux notre instinct de beauté, avide de formes grandioses et sublimes. »
Au-delà de la conception nietzschéenne des rapports entre les figures de Dionysos et d’Apollon, la première exprimant une énergie qui nous dépasse et nous détermine, la seconde tentant de la mettre en forme et de l’individualiser, ces extraits illustrent de manière lumineuse l’intimité de Nietzsche avec l’œuvre de Wagner.
Terminons cette première partie par deux extraits tirés de l’ouvrage Considérations inactuelles IV, Richard Wagner à Bayreuth écrit en 1876.
Le premier reprend l’exemple de Tristan et Isolde et montre de nouveau la fascination de Nietzsche pour ce drame, le second est un dithyrambe (qui était dans l’antiquité un cantique consacré à Dionysos) en l’honneur du maître de Bayreuth, qui peut apparaître d’autant plus excessif qu’il précède de quelques mois seulement le début de la rupture entre les deux hommes.
« Que celui qui est digne de savoir ce qui se passe alors en lui, et de quoi il s’entretenait avec lui-même dans les ténèbres les plus sacrées de son âme – et bien peu en sont dignes – que celui-ci écoute, contemple et vive Tristan et Isolde, le véritable opus metaphysicum de tout l’art, œuvre sur laquelle repose le regard brisé d’un mourant, avec sa très douce et insatiable aspiration aux mystères de la nuit et de la mort, bien loin de la vie dont l’éclat est celui du mal, des forces de tromperie et de séparation, dans toute la clarté épouvantable et fantomatique que leur donne l’aube, dans toute leur acuité, et qui plus est, un drame de la plus stricte rigueur formelle, nous donnant du haut de sa grandiose simplicité, seule appropriée au mystère dont il parle : l’être-mort quand le corps est toujours en vie, l’être-un dans la dualité. »
« Rénovateur du simple drame, découvreur de la situation des arts dans la véritable société humaine, interprète inspiré des conceptions de la vie propres au passé, philosophe, historien, esthéticien et critique, Wagner, le maître de la langue, le mythologue et l’inventeur de mythes, qui pour la première fois a su sceller d’un Anneau l’admirable et prodigieuse configuration des âges reculés et y graver les runes de son esprit – quelle profusion de savoir il a dû accumuler et embrasser pour pouvoir devenir tout cela ! Et pourtant une telle somme n’a pas écrasé sa volonté d’action, pas plus que le détail, et les fleurs du chemin ne l’en ont détourné ?«
« En présence d’une œuvre de Wagner, on ne pense ni à ce qu’elle a d’intéressant ni à ce qu’elle a de réjouissant, non plus qu’à Wagner lui-même ni à l’art en général : on ne sent que sa nécessité. »
Et c’est au faîte de cette adulation que Nietzsche commence à prendre congé de son ami. L’événement déclencheur semble avoir été sa participation au premier festival de Bayreuth en 1876. Voici deux propos qui illustrent cet événement :
« En ce qui concerne Richard Wagner, je n’ai pas surmonté la désillusion de l’été 1876 : les imperfections de l’œuvre et de l’homme me parurent tout à coup trop énormes : je pris la fuite (…) Que, vieilli, il eût changé, cela ne m’importe guère : presque tous les romantiques de cet espèce finissent sous la croix – moi, j’aimai seulement le Wagner que j’ai connu, un honnête athée et immoraliste, qui inventa le personnage de Siegfried, celui d’un homme parfaitement libre « (brouillon de la préface à la seconde édition de Humain, trop humain écrit en 1886).
« C’est dès l’été 1876, alors que le premier festival battait son plein, que j’ai, en mon for intérieur, pris congé de Wagner ; or, depuis que Wagner était en Allemagne, il s’abaissait peu à peu à tout ce que je méprise -et même à l’antisémitisme… En fait, il était alors grand temps pour moi de me séparer de lui : j’en eus très vite la preuve. Richard Wagner, en apparence au faîte du triomphe, en réalité un décadent, miné par le désespoir, s’effondra soudain, éperdu et brisé, au pied de la croix des chrétiens« (« Le cas Wagner » 1888).
Il y a dans ces mots beaucoup d’informations permettant de comprendre cet éloignement inéluctable. Les motifs sont bien évidemment divers et nombreux. Nous laissons délibérément de côtes les causes qui ont leur origine dans les rapports intimes entre les deux êtres (et même trois en comptant Cosima !) et les causes d’origines pathologiques ayant affecté la santé psychique de Nietzsche. Nous ne méconnaissons pas leur importance évidement capitale, mais nous entendons limiter notre propos au domaine de la conception de l’art et de la musique et aux idées philosophiques. Tenons-nous en, pour les motivations psychologiques, à citer une phrase de Martin Gregor-Dellin qui, dans sa biographie de Richard Wagner parue en 1980, écrit à propos de Nietzsche : « son orgueil ne s’accommoda plus de cet homme vieillissant, insupportable et totalement hermétique à la pensée d’autrui, alors même que sa propre philosophie devenait plus intransigeante. »
Les différends d’ordre artistique et musical
Nietzsche a été profondément déçu par les représentations à Bayreuth qui était très loin de l’idéal dont il rêvait, ce dont Wagner était également conscient. Il n’a pas non plus apprécié le théâtre social du festival avec ses courtisans et ses mondanités. Voici ce qu’il écrit dans Ecce homo en l888 : « L’ébauche de ce livre (Humain, trop humain) remonte à l’époque des représentations du premier festival de Bayreuth ; le sentiment que tout ce qui m’entourait là-bas m’était foncièrement étranger est une des conditions préalables de sa naissance. Celui qui se fait une idée des visions qui, à ce moment-là, déjà avait surgi sur mon chemin devinera sans peine ce que je ressentis, quand un beau jour je me réveillai à Bayreuth. Je crus rêver, où donc étais-je ? Je ne reconnaissais plus rien, c’est à peine si je reconnaissais Wagner. En vain je feuilletais mes souvenirs. Tribschen, une lointaine île des bienheureux : pas l’ombre d’une ressemblance.«
Mais au-delà de cette déception artistique ponctuelle, la rupture s’explique aussi par une conception très différente du rôle de la musique et du théâtre. Alors que Wagner met la musique au service du drame et se définit autant comme homme de théâtre que comme musicien, Nietzsche prône la musique absolue et rejette le théâtre comme art mineur, représentatif de la modernité qu’il combat. Voici comment il s’exprime sur le sujet dans Le cas Wagner (1888) :
« Vous ne savez pas qui est Wagner : c’est un comédien de première force. Est-il dans tout le théâtre influence plus profonde, plus pesante ? Regardez ces jeunes gens : figés, pâles, hors d’haleine ! Ce sont des wagnériens : cela ne comprend rien à la musique, et pourtant Wagner les tient en son pouvoir… Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé en sacrifiant dans la musique toute loi, ou, plus précisément, tout style, pour en faire ce qu’il lui fallait, une rhétorique théâtrale, un moyen parmi d’autres d’expression, de renforcement du geste, de suggestion, de pittoresque psychologique. En cela, Wagner devrait nous apparaître comme un inventeur et un novateur de première force. Il a multiplié à l’infini les facultés d’élocution de la musique. Il est le Victor Hugo de la musique conçue comme langage… Pour écouter Wagner, j’ai besoin de pastilles Géraudel (pastilles contre la toux)… Ma mélancolie entend trouver le repos dans les abîmes de la perfection : c’est pour cela que j’ai besoin de la musique. Mais Wagner rend malade – Que m’importe à moi le théâtre ? Que m’importe les transes et les extases morales dont le peuple se contente ?… Comme on le voit, j’ai un tempérament foncièrement anti-théâtral, j’ai pour le théâtre, l’art de masse par excellence, le mépris outrageant que lui voue aujourd’hui, du fond du cœur, tout artiste véritable… Au théâtre, on devient plèbe, troupeau, femme, pharisien, bétail électoral, marguillier de paroisse, imbécile, wagnérien…«
On trouve par ailleurs dans ce livre une petite perle que ne renieraient pas Patrice Chéreau et de nombreux metteurs en scène contemporains. Nietzsche évoque ainsi le contenu mythique des drames Wagnériens : « Comment analyser ce contenu, cet éternel contenu ? Le chimiste répond : en transposant Wagner dans la vie réelle, moderne… Soyons encore plus cruel, dans la vie bourgeoise ! Qu’advient-il alors de Wagner ? Entre nous, j’ai fait cette expérience. Rien n’est plus divertissant… Par exemple, Parsifal, étudiant en théologie après de bonnes études secondaires (nécessaires pour expliquer sa pure niaiserie). Me croirez-vous si je vous dis que toutes les héroïnes wagnériennes, sans exception, dépouillées de leurs héroïques atours, ressemblent à s’y méprendre à madame Bovary !… Oui, il semble grosso modo que Wagner ne se soit jamais intéressé à d’autres problèmes qu’à ceux qui passionnent les petits décadents parisiens. »
Enfin, il va comparer la musique de Wagner à celle de Bizet notamment dans Carmen (Le cas Wagner) : « Cette musique est méchante, raffinée, fataliste… Elle est riche. Elle est précise. Elle construit, organise, achève : elle est l’exact opposé de ce véritable polype musical qu’est la « mélodie continue »…. Enfin, cette musique tient l’auditeur pour intelligent et même pour musicien – et par là aussi elle est l’antithèse de Wagner, qui était tout ce qu’on voudra, mais en tout cas le génie le plus impoli du monde (Wagner nous prend pour des … Il répète la même chose tant de fois que l’on n’en peut plus, que l’on finit par y croire). »
Mais si ces propos peuvent paraître excessifs, Nietzsche témoigne aussi de sa parfaite connaissance de la musique du maître de Bayreuth et d’une très grande finesse d’analyse qui apparaissent dans l’extrait suivant : « Wagner n’est admirable, n’est aimable que dans l’infime trouvaille, dans l’invention du détail- et on est parfaitement justifié à le proclamer en cela un maître de tout premier ordre, notre plus grand miniaturiste de la musique, qui, dans l’espace le plus exigu, concentre tout un infini de sens et de douceur. Sa richesse de couleurs, de pénombres, de lueurs occultes et déclinantes, tout cela vous gâte tant, qu’après cela, tous les autres musiciens vous semblent un peu frustes » (Le cas Wagner).
On perçoit ici la modernité, terme qu’il n’aurait pas aimé, de son approche de la musique de Wagner qui rejoint celle de chefs d’orchestre comme Pierre Boulez ou Karl Böhm.
Les causes philosophiques de la rupture
En introduction, voici comment le philosophe, dans Le cas Wagner, analyse son évolution philosophique et artistique, depuis l’écriture La Naissance de la Tragédie : « Je tirais à moi la musique de Wagner, en y voyant l’expression d’impuissance dionysiaque de l’âme : je croyais y entendre gronder le tremblement de terre qui libérerait enfin la force originelle endiguée depuis la nuit des temps, me souciant peu de savoir si tout ce que nous appelons culture se trouverait ébranlé jusque dans ses fondations… Tout art, toute philosophie peut être considéré comme remède ou adjuvant de la vie montante ou de la vie déclinante : l’un et l’autre présupposent toujours l’existence de la souffrance et d’êtres qui souffrent. Mais ces derniers appartiennent à deux catégories bien distinctes : d’une part, ceux qui souffrent d’une surabondance de vie, qui veulent un art dionysiaque, une vision tragique qui pénètre intimement la vie, et l’embrasse toute entière ; ceux, d’autre part, qui souffrent d’un appauvrissement de la vie et qui exigent de l’art et de la philosophie le calme, le silence, la mer lisse, ou bien alors l’ivresse, la convulsion, l’étourdissement. Se venger de la vie en s’en prenant à la vie même : c’est là, pour ces appauvris, l’ivresse la plus voluptueuse… Wagner comme Schopenhauer, répond au double besoin de ces derniers. »
C’est à partir de la pensée de Schopenhauer que les deux amis se sont trouvés puis séparés. Arthur Schopenhauer propose une approche dualiste, distinguant l’Être en soi et le monde des phénomènes. Il s’inscrit ainsi dans la grande tradition philosophique occidentale de Platon jusqu’à Kant. Cependant et contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, il considère non seulement que l’Être en soi est par hypothèse inconnaissable (idée d’ailleurs qu’il partage avec Kant), mais que celui-ci ne poursuit aucun but et est totalement indifférent aux êtres vivants qui le subissent sous la forme d’un « vouloir vivre » à l’origine de la souffrance. C’est donc une philosophie pessimiste qu’il développe, ne laissant à l’homme comme espérance que la contemplation artistique et notamment musicale et la compassion envers les êtres souffrants.
Au moment de La Naissance de la Tragédie, en 1872, Nietzsche partageait avec Wagner cette conception d’une musique rédemptrice dont la meilleure expression était le drame wagnérien. C’est à partir de là que les trajectoires philosophiques et spirituelles des deux hommes se séparent. Il y a dans la philosophie de Schopenhauer la recherche d’une consolation dans un refus de la vie qui est contraire à la pensée de Nietzsche, telle qu’elle va s’affirmer à la fin des années 70 et dans les années 80. Wagner va rester fidèle à Schopenhauer en accentuant encore, notamment dans sa dernière œuvre, Parsifal, cette quête du salut en échange d’un appauvrissement de la vie lié au renoncement et à la compassion. Nietzsche va au contraire nous inviter à aimer cette vie dans toutes ses composantes, proposition qu’il développera dans l’idée « d’amor fati » (amour du destin) et dans celle de « l’éternel retour » qui signifie l’adhésion par principe à son destin au point d’accepter de le revivre continuellement. Il va par ailleurs affirmer, par les concepts de la « volonté de puissance » et de « surhomme« , la nécessité pour l’homme de se défaire de tous les « arrière-mondes » pour déployer un potentiel bridé par la religion et la morale judéo-chrétienne. L’expression « deviens ce que tu es » signifie qu’on ne se réalise pleinement qu’en tentant de se défaire des contraintes religieuses et morales qui aliènent. Pour le philosophe, la morale contemporaine, la religion, les idéaux politiques issus des Lumières ne sont que des idoles inventées pour nier le réel, pour le condamner et s’épargner la peine de l’aimer tel qu’il est. Il faut donc inventer de nouvelles valeurs qui disent oui à la vie dans tous ses aspects même les plus cruels. Nous allons retrouver ces idées dans les citations suivantes tirées, les deux premières du Cas Wagner, et la troisième d’une lettre envoyée à Reinhart von Seydlitzen 1878 :
« Tout ce qui a jamais poussé sur le terrain de la vie appauvrie, la grande imposture de la transcendance et de l’au-delà, a trouvé dans l’art de Wagner son plus sublime avocat ; et ce, non en formules – Wagner est trop intelligent pour s’exprimer en formules – mais en s’adressant à la sensualité, qui à son tour épuise et brise l’esprit.«
« La morale dit non à la vie… Pour entretenir une telle tâche (lutter contre la décadence), il me fallait de toute nécessité m’imposer une discipline : prendre parti contre tout ce qu’il y avait en moi de malade, y compris Wagner, y compris Schopenhauer, y compris tous les modernes sentiments d’humanité. »
« Wagner a pendant la moitié de sa vie cru à la révolution comme seul un français a jamais pu y croire… Il a cru trouver en Siegfried l’archétype du révolutionnaire… Sa naissance est déjà une déclaration de guerre à la morale, car il né de l’adultère et de l’inceste… Il suit sa première impulsion, il rejette toute tradition, tout respect, toute crainte… Sa grande entreprise vise à émanciper la femme, à sauver Brünnhilde… La nef de Wagner a longtemps joyeusement suivi ce cours. Sans aucun doute, c’est là que Wagner poursuivait sa plus haute quête. Que s’est-il alors passé ? Une catastrophe. Le navire a heurté un écueil. Wagner s’est échoué. Cet écueil, c’était la philosophe de Schopenhauer : Wagner s’était échoué sur l’écueil d’une conception du monde contraire à la sienne… Brünnhilde qui, selon l’intention première, devait prendre congé sur un hymne au libre-amour, en faisant miroiter à nos yeux une utopie socialiste, où « tout finit bien », Brünnhilde a maintenant autre chose à faire. Il lui faut tout d’abord étudier Schopenhauer.«
Si on fait le bilan de toutes ces citations, on peut dire que Nietzsche rend autant hommage à Wagner dans ses critiques que dans ses louanges. Il montre en effet, même après leur rupture, à la fois l’intérêt qu’il porte à l’œuvre du musicien et la connaissance parfaite qu’il en avait. Il est normal et peut-être même sain que ses créateurs se soient séparés pour déployer leur génie original. Mais Nietzsche n’a jamais totalement rejeté Wagner comme vont le montrer les derniers extraits qui serviront de conclusion à cet exposé :
Ainsi tout d’abord Parsifal, si éloigné de sa philosophie, qui reçoit dans une lettre envoyée en 1887 à son ami Peter Gast cet hommage magnifique :
« Netteté de la musique comme art descriptif qui fait penser à un bouclier d’une facture achevée et pour finir un sentiment sublime et extraordinaire, une expérience, une sensation de l’âme dans le fond même de la musique qui fait le plus grand honneur à Wagner.«
Puis une lettre envoyée à Köselitz le 20 août 1880 où il fait part de sa douleur de la séparation : « Pour ma part, je souffre affreusement si je suis privé de la sympathie d’autrui et par exemple rien ne peut me consoler d’avoir perdu, dans les dernières années, la sympathie de Wagner. Combien de fois je rêve de lui, et il m’apparaît toujours comme il était lorsque nous étions ensemble, en toute confiance. Entre nous il n’y a jamais eu un mot méchant, même pas dans mes rêves ; en revanche nous avons échangé beaucoup de paroles encourageantes et gaies, et je n’ai peut-être jamais ri autant avec personne. Tout cela est révolu. A quoi bon avoir raison sur lui en de nombreux points. Comme si cela suffisait à effacer de la mémoire cette sympathie perdue ! »
Et pour finir dans “Ecce homo” : « … J’appelle Richard Wagner le grand bienfaiteur de ma vie… Le fait – et en cela nous nous ressemblons – que nous ayons souffert plus profondément, y compris l’un par l’autre, que les hommes de ce siècle, rapprochera nos noms pour l’éternité ; et aussi sûrement que Wagner est un malentendu pour les allemands, aussi sûrement le resterai-je toujours. »
in WAGNERIANA ACTA 2012 @ CRW Lyon