« Après avoir relu quelques passages de mon Lohengrin – d’habitude je ne relis jamais mes œuvres – j’ai été pris d’un immense désir de voir cet opéra représenté. Je t’adresse donc une instante prière : fais jouer mon Lohengrin ! Tu es le seul homme à qui je veuille adresser une semblable prière ; à nul autre qu’à toi je ne confierais la création de cet opéra ; c’est toi que j’en charge, sans l’ombre d’une crainte ou d’une hésitation, avec une confiance absolue. Fais-le jouer où tu voudras, peu importe, ne fût-ce qu’à Weimar. Fais jouer le Lohengrin ; que son entrée dans ma vie soit ton œuvre…. Adieu, mon cher Ami, mon frère. »
Ces quelques lignes implorantes sont écrites par un homme aux abois… Elles sont datées de Paris, le 21 avril 1850, adressées à Franz Liszt à Weimar, et signées Richard Wagner.
Toujours fasciné par Paris, il a entrepris le voyage, une nouvelle fois, avec l’espoir d’obtenir une commande pour son opéra Wieland le Forgeron, dont il a écrit le poème.
Mais ce troisième séjour dans notre capitale fut tout aussi infructueux que les précédents, et la musique de Wieland ne fut jamais écrite…
C’est alors que Richard Wagner, une nouvelle fois, fit appel à Franz Liszt – décidément le seul homme sur terre à reconnaître son génie, le seul décidé à faire représenter ses œuvres.
1850… Franz Liszt, protégé du Grand-Duc Charles-Frédéric et de son épouse, la remarquable Maria Pawlowna, musicienne accomplie, est directeur de la musique à Weimar. C’est un artiste à l’apogée de son talent, un pianiste prodigieux qui a soulevé l’Europe d’admiration ; il a brutalement interrompu sa carrière de virtuose en 1847, las d’une vie de saltimbanque, sans doute fructueuse matériellement, mais stérilisante pour son esprit créateur. A Weimar, il veut se consacrer à la composition, à la direction d’orchestre, au professorat, faire de cette petite capitale un haut lieu de la musique en Allemagne – et en Europe. Mais la grande passion de Franz Liszt est de promouvoir la musique de son temps, de rechercher les jeunes compositeurs, de présenter leurs œuvres.
Il souhaite une musique qui soit en accord avec son temps, qui soit basée sur une idée poétique ou littéraire, et la découverte des premières œuvres de Richard Wagner a été pour lui une révélation : dans Rienzi et surtout dans Tannhäuser, Franz Liszt découvrit les œuvres dont il rêvait. Alors, cet artiste généreux, gloire européenne, n’eut dès lors qu’un souci : faire connaître les œuvres de l’artiste encore incompris.
Les 16 et 18 février 1849, Tannhäuser était représenté sur la scène du Théâtre Grand-Ducal de Weimar. C’était le premier acte de foi de Franz Liszt, la première réalisation concrète pour la promotion de la musique de l’avenir. Les officiels de Weimar avaient, évidemment, désapprouvé l’initiative, mais le succès – et l’appui inconditionnel de la Grande Duchesse, furent pour Franz Liszt les meilleurs encouragements.
Désormais, son objectif est de créer un nouvel opéra de Richard Wagner ; et c’est alors qu’il reçoit de son Ami l’appel confiant :
« Fais jouer mon Lohengrin, à toi seul je confie cette tâche ».
1850 : Richard Wagner est un proscrit
En révolte contre la société de son temps, qui ne donne pas à l’artiste, selon lui, la place et le soutien qui lui reviennent, il s’est imprudemment compromis avec les révolutionnaires de Dresde, en 1848 et 1849. Après l’échec des émeutes, durement réprimées par les troupes prussiennes, la fuite d’Allemagne lui permit d’échapper à la police saxonne.
Richard Wagner allait trouver, dans son exil de Zurich, la liberté d’esprit qui sera déterminante pour le développement de son œuvre littéraire et musicale. Zurich deviendra, selon Guy de Pourtalès, « la forge » de L’Anneau du Nibelung. Mais dans l’immédiat, la perte pour Richard Wagner de son poste de Directeur de la Musique à Dresde, interrompt brutalement toute possibilité de faire représenter ses œuvres.
Le 20 octobre 1842, Rienzi avait obtenu un triomphe à Dresde, avait révélé le nom de Richard Wagner en Allemagne. Rienzi est conforme aux normes de l’Opéra à grand spectacle, avec ensembles, cortèges, défilés et même divertissement. C’est le grand opéra « à la Meyerbeer ». Le public de l’époque n’en demandait pas plus.
Mais Richard Wagner avait un autre idéal. Le 2 janvier 1843 était créé, sur cette même scène à Dresde, Le Hollandais Volant, et le 19 octobre 1845, c’était Tannhäuser. Et le public fut déconcerté par ces ouvrages où, selon Jacques Bourgeois, la symphonie envahit l’Opéra, où le légendaire et le réel se confondent et créent une atmosphère envoûtante et magique. Pour la première fois, peut-être, depuis le Fidelio de Beethoven, Richard Wagner mettait en scène des personnages ayant une profondeur humaine ; les sujets qu’il présentait avaient un intérêt philosophique. Mais de cela le public de Dresde n’avait cure : il voulait de beaux airs pour le ténor et la soprano, une grande mise en scène et un ballet.
Le Hollandais Volant, dans la lancée de Rienzi, obtint ce que l’on appelle un « succès d’estime », et ne fut représenté que quatre fois. Mais Tannhäuser déçut davantage son auditoire, et le succès fut encore moindre.
Lorsque Richard Wagner présenta son Lohengrin à l’administration du Théâtre en 1848, Monsieur de Lüttichau accepta de monter l’œuvre. Les jours passèrent et Richard Wagner, apprenant incidemment que le jeune Wilhelm Heine, chargé de la réalisation des décors, avait été chargé d’un autre travail, il comprit que son Lohengrin ne serait pas créé à Dresde…
Dès lors, désespérant de se réconcilier avec le théâtre, Richard Wagner, « sombra dans une totale indifférence à l’égard de son poste de Maître de Chapelle de Dresde ».
Richard Wagner s’enfuyant d’Allemagne en 1849 laissait à Dresde son Lohengrin ; mais après avoir eu la révélation des représentations de Tannhäuser à Weimar sous la direction de Franz Liszt, après avoir reconnu en cet artiste « son second moi », celui qui pouvait faire « chanter » ce qu’il avait voulu « exprimer », Richard Wagner acquit la conviction que, puisque lui-même était hors d’état de faire représenter Lohengrin, seul Franz Liszt pouvait se charger d’une telle mission, sans trahir sa pensée.
De Zurich, Richard Wagner fit prévenir son ami qu’il allait recevoir un paquet de partitions, expédié de Dresde par son épouse Minna, restée là-bas.
« Je prie Franz Liszt d’examiner à tête reposée la partition de Lohengrin, mon dernier travail, mon œuvre la plus mûre… Comme il me tarde de connaître son opinion ! »
Richard Wagner, exilé, laissait en Allemagne, tel un testament, sa dernière œuvre. En écrirait-il d’autres ? L’avenir n’était pour lui que totale incertitude.
Franz Liszt reçut la partition et, dit-on, s’enferma trois jours entiers pour l’étudier au piano, trois jours au terme desquels il était conquis. Il créerait Lohengrin à Weimar… Mais quand ? Les possibilités de l’orchestre et des chœurs étaient bien trop insuffisantes pour interpréter une œuvre aussi nouvelle, le public trop peu préparé.
Un an passe, et Franz Liszt reçoit de Paris, le 21 avril 1850, l’appel, la prière : « Fais jouer mon Lohengrin… que son entrée dans la vie soit ton œuvre… Adieu mon Ami, mon frère ».
Alors, Franz Liszt, conscient de l’importance du dernier ouvrage de Richard Wagner, se décide à prendre le risque : il montera le Lohengrin pour sa troisième saison à Weimar.
C’est en août 1845 que Richard Wagner eut la révélation du personnage de Lohengrin, en lisant le poème anonyme allemand, et le Chevalier au Cygne de Conrad de Würzburg, alors qu’il était en cure à Marienbad. Immédiatement conquis par le drame de l’être surhumain qui, aspirant à revenir vers les hommes, ne trouve que doute et incompréhension, il entreprend sans tarder la rédaction du poème. « … Lohengrin s’érigeait soudain devant moi avec la structure dramatique de l’ensemble du thème élaboré jusque dans ses moindres détails. En particulier, la légende du Cygne m’apparaissait dans toute sa signification… »
Soudain possédé par son sujet, Richard Wagner fut pris d’un tel désir d’écrire son poème que :
« … J’écourtais mon bain et courus chez moi comme un fou pour confier au papier l’idée qui me pressait. Cela se reproduisit quelques jours, jusqu’à ce que le plan scénique de Lohengrin fût complètement détaillé. »
Le 17 novembre, Richard Wagner, selon son habitude, fait la lecture de son poème devant un auditoire d’artistes musiciens, peintres, sculpteurs… parmi lesquels se trouve Robert Schumann qui, tout en approuvant pleinement le poème, ne comprenait pas la forme musicale que l’auteur voulait lui donner, ne trouvant pas les points de repère qui permettraient un numérotage musical précis.
Richard Wagner raconte alors : « … Je m’offris le plaisir de lui lire quelques passages de mon texte en leur donnant la forme d’aria ou de cavatine, moyennant quoi il se déclara satisfait… »
En septembre 1846, il entreprend « résolument » la composition musicale en commençant par l’acte trois qui constitue le noyau de l’ensemble et qui contient les motifs musicaux attachés à la légende du Graal.
Richard Wagner raconte que son inspiration fut d’abord extrêmement gênée par des réminiscences du Guillaume Tell de Rossini qu’il venait de diriger… « Je ne trouvai rien de mieux, comme antidote, que de chanter à tue-tête, au cours d’un promenade solitaire, le premier thème de la neuvième symphonie Beethoven. L’effet en fut radical… »
La composition musicale fut achevée par le prélude, le 28 août 1847 et l’ensemble de la partition définitivement mis au point le 28 avril 1848 à Dresde.
Si l’histoire du preux chevalier délivrant la vierge enchaînée – tel Persée sauvant Andromède du monstre marin – est bien propre à enflammer son imagination romantique, il faut rechercher plus loin la signification philosophique de Lohengrin.
Le mythe de l’être surhumain, voire du Dieu, descendant sur terre pour séduire une mortelle, aspirant à s’en faire aimer pour lui-même, et non pour ce qu’il représente, ce mythe est vieux comme le monde. Déjà Psyché perdit l’Amour en voulant voir son visage ; Sémélé fut foudroyée pour avoir désiré admirer Zeus dans sa splendeur.
Zeus était apparu à Sémélé, fille du fondateur de Thèbes, Cadmos, sous la forme d’un beau jeune homme et l’avait séduite. Non seulement il lui révéla qu’il était Zeus, mais promit d’accorder à Sémélé tout ce qu’elle lui demanderait…. Promesse fatale ! La terrible et jalouse Héra parut à Sémélé sous les traits d’une vieille femme, insinua que peut-être ce jeune homme n’était qu’un imposteur, qu’elle devrait lui demander de faire la preuve qu’il était réellement Zeus. Alors, Sémélé, non contente de se satisfaire de son Amour, demanda à son amant de paraître devant elle, sous sa forme divine…. Zeus, désespéré, mais lié par sa promesse, parut alors devant Sémélé, brandissant sa foudre dans le grondement du tonnerre. La pauvre et imprudente Sémélé fut consumée dans l’instant.
La suite est connue : Zeus sauva le fruit de leur amour, en lui faisant terminer sa gestation dans sa cuisse. A terme, Dionysos sortit de la « cuisse de Jupiter ».
L’histoire de Lohengrin, le chevalier au Cygne et d’Elsa, la princesse de Brabant, injustement accusée, remonte à ces origines primitives : le dieu, l’être surhumain, descend sur terre pour aimer une mortelle, tout en exigeant d’elle d’être aimé pour lui-même, non pour ce qu’il représente. Là est la condition de leur bonheur. Elsa ne doit pas savoir qui est ce chevalier au Cygne qui s’offre à elle… On retrouvera là le symbole du secret qui hante tous les vieux mythes : « Partout à l’origine, il y a le fruit que l’on ne doit pas cueillir, le nom que l’on ne doit pas prononcer, le coffret que l’on ne doit pas ouvrir, le voile que l’on ne doit pas soulever… », selon Léon Emery.
Mais toujours une femme brave l’interdit, et toujours elle est punie : ainsi, selon les anciennes croyances remontant à la nuit des temps, l’humanité ne peut violer le mystère des choses. La connaissance lui est refusée.
Elsa, son honneur retrouvé, devrait connaître un bonheur « passif », auprès de ce chevalier, miraculeusement accouru à son secours. Il est évident qu’Elsa, représentant l’humanité sous sa forme la plus sensible et la plus fragile, ne peut se satisfaire d’une situation qui lui offre tous les avantages, mais qui lui refuse, précisément ce à quoi cette même humanité aspire depuis qu’elle existe : la connaissance.
Richard Wagner a créé pour son opéra, l’étrange personnage d’Ortrud, dont la parenté avec l’Eglantine de Weber, dans son Euryanthe est pour le moins troublante. Ortrud tient les fils de l’action, c’est le détonateur. C’est Ortrud, magicienne noire, personnage antagoniste de Lohengrin, chevalier à l’armure d’argent, qui métamorphose en cygne Gottfried, l’héritier de la couronne de Brabant et frère d’Elsa ; c’est Ortrud qui accuse Elsa d’avoir fait disparaître son jeune frère. Elle pense ainsi faire coup double et faire accéder au pouvoir son époux, le brave Frédéric de Telramund. C’est enfin Ortrud qui distille le doute dans l’esprit d’Elsa, quant aux origines de son Chevalier inconnu, et, tel Jago auprès d’Otello, la conduit insensiblement à l’acte insensé. Elsa posera la question interdite à son Chevalier :
« Quel est ton nom, d’où viens-tu ? »
Lohengrin, désespéré, se nommera donc publiquement, révélera qu’il tire sa puissance surnaturelle de son appartenance à l’ordre des Chevaliers du Graal, rendra à Gottfried, le jeune prince de Brabant, sa forme humaine, et disparaîtra à jamais pour rejoindre le sanctuaire de Montsalvat, laissant son épouse Elsa s’effondrer sans vie dans les bras de son frère.
Richard Wagner, dans une lettre adressée à Franz Liszt le 30 janvier 1852, caractérise nettement ce personnage étrange d’Ortrud : « Ortrud est une femme qui ne connaît pas l’Amour…. Elle ne vit que par la politique. Un homme politique est désagréable, mais une femme politique est horrible ! Il faut que la femme, avec son besoin naturel et violent d’amour, aime quelque chose. Chez Ortrud, c’est l’orgueil de la naissance, l’amour du passé, des races disparues qui deviennent un fanatisme meurtrier… Toute sa passion se révèle uniquement dans la scène du second acte où, après qu’Elsa a disparu du balcon, elle surgit brusquement et invoque ses antiques Dieux depuis longtemps oubliés. Elle est une réactionnaire, donc hostile à tout ce qui est nouveau… Ortrud, proie d’une passion impossible à satisfaire, est terrible et sublime… Son affreux délire ne peut être satisfait que par l’anéantissement d’autrui, ou l’anéantissement de soi-même… »
Faute de pouvoir anéantir directement l’invincible chevalier inopinément accouru pour sauver Elsa, c’est à celle-ci qu’Ortrud réservera ses manœuvres, sachant qu’elle constitue le maillon – ô combien – faible du couple. Des quatre principaux protagonistes du drame, Ortrud est l’élément le plus fort, rien ne pouvant freiner sa volonté farouche. Son époux, Frédéric de Telramund, n’est qu’un jouet entre ses mains.
Lohengrin a sans doute pour lui la force divine et surnaturelle, mais son anonymat forcé et l’impossibilité où il se trouve de justifier son pouvoir, les limites rigides d’une force obligatoire pure et sans détour sont pour lui autant de handicaps. La pauvre Elsa, quant à elle, est le jouet fragile de tous.
A la fin du drame, le jeune prince Gottfried, miraculeusement ressuscité assumera seul son destin. Lohengrin, prisonnier de sa loi, est reparti vers le « Bourg éclatant » de Montsalvat, abandonnant – et vouant à la mort – une épouse tout simplement humaine. Lohengrin, être « inhumain » ne pouvait concevoir en effet les détours d’une âme, surtout d’une âme de femme.
Frédéric de Telramund a été tué d’un coup d’épée par Lohengrin ; Elsa de Brabant n’a pas survécu au départ de son époux surnaturel. Quant à Ortrud, Richard Wagner indique dans son texte qu’elle « s’effondre en poussant un cri à la vue de Gottfried ressuscité ». On ose croire que cet « effondrement » est définitif….
Cette histoire a le dénouement le plus pessimiste qui soit, le plus pessimiste de toutes les œuvres de Richard Wagner. Aucun espoir possible, aucune idée de rédemption. Entre l’être surhumain – le génie, tout simplement – et l’humanité simple, aucun rapport possible. Le génie doit demeurer solitaire, incompris et son aspiration à la réalité « pleinement sensuelle » – autrement dit son désir de partager la vie de ses semblables – est sans espoir.
Ce dénouement pessimiste, bien conforme à la philosophie profonde de son auteur avait surpris et troublé les amis à qui Richard Wagner avait réservé la primeur de son poème.
L’écrivain Hermann Franck estimait « choquants » la punition infligée à Elsa et le départ de Lohengrin. Il aurait souhaité « qu’un quelconque motif puissant le clouât sur place et l’empêchât de partir ».
Richard Wagner avait été ébranlé par cette opinion, également partagée par le professeur Adolf Stahr. Mais il revint finalement à son idée primitive « à de saines conceptions » et écrivit à Franz Liszt, qui avait pris parti contre Stahr, la phrase célèbre : « Stahr a tort, Lohengrin a raison. Oui, Lohengrin devait repartir… ».
On a voulu – évidemment – identifier le « cas » Lohengrin au « cas » Wagner, artiste génial, incompris de ses semblables, à commencer par sa trop terre à terre épouse, Minna. Cette conception se heurte à une contradiction fondamentale. Lohengrin exige d’Elsa un amour absolu et « passif », une croyance sans arrière-pensée sur la pureté de ses intentions et de ses actions. Mais telle ne peut être la démarche d’un artiste – même génial – qui, au contraire, doit obtenir de son public une connaissance – voire une admiration – consciente de son œuvre. Richard Wagner lui-même a insisté sur l’absolue nécessité pour ses auditeurs de comprendre parfaitement l’œuvre à l’exécution de laquelle ils assistent.
A la formulation succincte de Lohengrin « Aime moi et tais-toi » Richard Wagner répond, au contraire : « Admirez et comprenez ».
La décision de Franz Liszt d’inscrire Lohengrin au programme de sa troisième saison d’Opéra à Weimar, en 1850, provoque une éruption épistolaire chez Richard Wagner. Ne pouvant assurer lui-même la préparation de l’ouvrage, il allait livrer le fond de ses intentions par lettre, et l’ensemble de cette correspondance célèbre constitue un document unique.
Richard Wagner prévient immédiatement son ami : « J’ai travaillé, cette fois, pour établir un rapport si net, si plastique entre la musique, le poème et l’action que je crois être parfaitement sûr de mon affaire. Si, pour des difficulté trop grandes, tu te croyais obligé de faire des coupures, je te prierais de réfléchir s’il ne vaudrait pas mieux, dans ce cas, renoncer tout à fait à la représentation, vu l’insuffisance des ressources existantes ».
Mais Richard Wagner, intraitable quant au respect de son œuvre, se dit convaincu que Franz Liszt triomphera de toutes les difficultés. Et il ajoute, le 2 juillet : « Si je pouvais te voir en ce moment, j’en serais à moitié fou de joie, c’est-à-dire entièrement fou, puisque depuis longtemps déjà, l’on me tient pour un demi fou. Je te chanterais le Lohengrin d’un bout à l’autre. Ce serait une vraie fête ! »
Dans sa réponse, Franz Liszt assure son ami que : « Tout ce qu’il me sera possible de faire, soit dans l’intérêt de votre réputation, et de votre gloire, soit dans l’intérêt de votre personne, ayez la complète certitude que je n’y manquerai en aucune circonstance… Pour ceux auxquels il est donné de vous comprendre, il s’agit avant tout de vous servir intelligemment et avec dignité. »
Franz Liszt mit tout en œuvre pour la réussite de la création de Lohengrin. Il obtint de l’intendance du théâtre un crédit de 2000 thalers, ce qui ne s’était jamais vu ; il organisa une campagne de presse, se chargea personnellement de toutes les répétitions, piano, chœur, quatuor, orchestre. L’orchestre de Weimar – trente-cinq musiciens – fut un peu étoffé. Franz Liszt écrit à son ami que : « Le nombre de violons sera quelque peu augmenté : 16 à 18 en tout ; la clarinette basse a été achetée. Il va sans dire que nous ne retrancherons pas une note, pas un iota de votre œuvre, que nous la donnerons dans son « beau » absolu, autant qu’il nous sera possible de le faire… »
Franz Liszt, organisateur avisé, a choisi pour la création de Lohengrin la date du 28 août, anniversaire de la naissance de Goethe. La préparation du programme de la fondation Goethe à Weimar devait assurer un afflux de monde ; de plus, on inaugurerait, trois jours plus tard, un monument au grand philosophe Herder, mort à Weimar au début du siècle.
Cet hommage à Herder était un symbole : n’était-ce pas lui qui, le premier, cherchant le fondement philosophique de l’art musical, y trouva une origine métaphysique, s’opposant ainsi formellement à Kant qui le considérait seulement comme un art de sensation immédiate.
Les spectateurs vinrent de fait, de toute l’Europe : Karl Ritter et Hans de Bülow, les jeunes disciples de Richard Wagner, Bettina von Arnim, Jules Janin, Meyerbeer, Gérard de Nerval…
Depuis son exil zurichois, Richard Wagner vibre et exulte : « Il faut que je te le dise, tu es un ami ! Tu matérialises pour moi cette idée en me faisant sentir et toucher ce que c’est qu’un ami… », écrit-il fin juillet.
Le 28 août, jour de la création, il alla calmer ses nerfs en faisant avec Minna, l’ascension du Rigi, avant de passer la soirée l’auberge du « Cygne » à Lucerne. Etait-ce une coïncidence ?
« …Très cher ami, votre Lohengrin est un ouvrage sublime d’un bout à l’autre ; les larmes m’en sont venues dans maints endroits…. Si tout l’opéra est une seule et indivisible merveille, le duo du troisième acte est au-dessus de tout, c’est ce qu’il y a de plus beau et vrai dans l’art… »
Rien d’étonnant dans l’enthousiasme dont Franz Liszt fit preuve après les premières représentations ; mais il note avec un tact particulier la réaction du public :
« Notre première représentation a été relativement satisfaisante…. La Cour, ainsi que les quelques personnes intelligentes de Weimar, sont pleines de sympathie et d’admiration pour votre œuvre. Quant au gros du public, il se piquera certainement d’honneur, et trouvera beau et applaudira ce qu’il ne saurait comprendre. Weimar est sans doute un peu surpris d’avoir pareil ouvrage à représenter. »
On comprend qu’en réalité, Lohengrin est passé bien au-dessus de ses premiers auditeurs. Mais Gérard De Nerval fut enthousiasmé. Il est caractéristique que, le premier, un poète ait compris la portée de l’ouvrage.
Richard Wagner se plongea dans les rapports que ses amis lui firent sur la représentation. Une fois de plus, il rendit hommage à celui qui le rendit possible à : « L’abnégation dont il avait fait preuve pour la réussite de l’œuvre, pour l’aptitude toute géniale à rendre l’impossible à peu près possible ».
Mais l’auteur fut horrifié par la durée de la représentation : commencée à six heures, terminée presque à onze ! Richard Wagner a donné, à cette occasion, des indications précieuses : « Le premier acte ne doit durer guère plus d’une heure, le deuxième une heure quinze, et le troisième un peu plus d’une heure ».
Soit en tout un peu plus de trois heures quinze. André Cluytens a tenu ce temps à Bayreuth en 1958. Mais au début du vingtième siècle, avec des chefs comme Félix Möttl ou Siegfried Wagner, l’œuvre durait trois heures quarante! Ce « ralentissement », donc cet alourdissement de l’interprétation, n’ont jamais été le souhait de Richard Wagner qui prônait des tempi assez vifs.
L’auteur n’eut qu’une crainte : c’est que l’on pratique des coupures dans son œuvre. Il savait, par expérience, que les futures représentations seraient plus rapides. Lui-même avait indiqué une coupure importante à Franz Liszt, dès avant la première. Il s’agit des cinquante-six mesures qui suivent le fameux récit du Graal, au troisième acte, pendant lesquelles Lohengrin raconte sa venue à Montsalvat. « Je me suis souvent débité toutes les scènes, et je suis convaincu que cette seconde partie du récit produira forcément une impression de froid… Ce passage devra disparaître immédiatement des librettos ».
Richard Wagner voyait tout à fait juste, le récit du chevalier était affaibli par cette deuxième partie. Malgré ce désir formel, ce récit du Graal en deux parties a été retenu pour les représentations à Bayreuth en 1936.
Richard Wagner insista tout particulièrement auprès de Franz Liszt pour que les chanteurs débitent les récitatifs : « Aussi vivement et avec autant d’expression que possible ».
Il ajoutait ces recommandations, capitales pour l’interprétation de ses ouvrages : « Nulle part dans la partition de Lohengrin, je n’ai mis le mot « récitatif » au-dessus de la partie chantée. Les chanteurs doivent absolument ignorer qu’elle renferme des récitatifs. Ils n’ont qu’à chanter exactement les notes, d’après leur valeur, en restant dans la mesure indiquée pour être, par cela seul, maîtres de l’expression. Que les chanteurs débitent les passages parlés de mon opéra vivement, en accentuant bien. Si, en plus, en y mettant du feu, ils arrivent à faire disparaître entièrement la contrainte qu’impose la mesure, à ne plus produire que l’impression d’un style animé et poétique, alors nous aurons gagné. »
Mais il y avait un malentendu entre Richard Wagner et ses premiers spectateurs. Ceux-ci voulaient écouter de la musique, or, on leur proposait davantage ; la réaction de Dingelstadt, directeur du Théâtre de Weimar, poète et auteur dramatique lui-même, est révélatrice. Dans un article bienveillant qu’il publia, il s’avoua vivement impressionné, voire perturbé par cette œuvre inconnue d’un auteur non moins inconnu pour lui ; il attribua cela au caractère de l’œuvre, aux innombrables intentions qui s’y croisent…
« Mais, écrit Richard Wagner à Franz Liszt, je ne vois nulle part qu’il découvre l’intention unique qui m’a guidé, c’est-à-dire le drame pur et simple ».
Dingelstadt parle surtout de l’impression musicale qu’il a ressentie, et Richard Wagner en déduit que : « La partie musicale l’a emporté de beaucoup sur le reste, que l’orchestre a été excellent, et que l’ami Liszt a été le héros de la soirée. Or, dans un opéra sensé, le but est le drame, et la musique n’est qu’un des moyens pour l’atteindre. Et le drame, à coup sûr est entre les mains des acteurs sur la scène. Je constate avec regret que pour Dingelstadt, ces acteurs ont disparu : il n’a entendu que les voix de l’orchestre.
Encore faut-il trouver des artistes capables de posséder un sens dramatique, chose rarissime à l’époque, où les chanteurs se souciaient fort peu de comprendre ce qu’ils chantaient…
Or Richard Wagner insiste : « Quelle est donc, à proprement parler, la chose principale, essentielle, pour les acteurs du drame ? Est-ce la voix seule ? Certes non. C’est la vie et le feu et avec cela une application sérieuse, doublée d’une volonté forte ».
Il est intéressant de remarquer combien les théories de Richard Wagner sur l’importance relative de la poésie et de la musique évolueront, dès 1854, dès qu’il aura fait sienne la thèse de Schopenhauer sur l’absolue prééminence de la musique. Il écrira : « Ce qui me fait tellement aimer la musique, c’est qu’elle garde le secret sur tout, tandis qu’elle nous dit des choses infinies : elle est ainsi, au pied de la lettre, le seul art véritable, et les autre ne sont que des rudiments ».
Au reçu des multiples indications, recommandations – voire injonctions – concernant les représentations à venir de Lohengrin que Franz Liszt recevait de son ami, il eut une attitude noble et digne, et loin d’en prendre ombrage, il déclara que les représentations des ouvrages de Richard Wagner étaient pour lui, par-dessus tout, une question de principe et d’honneur ; qu’en conséquence il respecterait ses vœux. Mais il fallait combattre …
« la vieille routine de la critique, les longues oreilles et la courte vue des petits bourgeois, ainsi que la sotte jactance de cette fraction du public qui se croit, par droit de naissance, le juge né des œuvres d’art ».
La critique n’avait pas été tendre – naturellement. L’œuvre fut jugée de mauvais goût, « d’amusicale », qualifiée de « bruit », et non de musique, « d’épouvantable tintamarre ». Elle jugea Richard Wagner musicien « de seconde main », indigne d’être présenté à un public aussi cultivé que celui de Weimar !
Ce à quoi Richard Wagner répondit qu’il ne demandait à ses auditeurs que « des sens non faussés et des cœurs humains ».
Richard Wagner, musicien de génie, créateur de l’un des univers sonores le plus envoûtant qui ait jamais été, ne se considérait pas comme un musicien, mais comme un dramaturge. Et il reviendra toujours sur cette notion. Bien plus tard, alors qu’il écrivait la musique du Crépuscule des Dieux, il dira à Cosima : « Chez mois, l’accent doit être mis sur l’union du musicien et du poète ; comme simple musicien, je ne vaudrais pas grand-chose…. »
Les représentations de Lohengrin se poursuivirent à Weimar, avec un succès croissant ; les spectateurs venaient d’Allemagne et d’Europe – plus que de Weimar même, où Franz Liszt estimait à « quelques dizaines d’individus » les amateurs capables d’apprécier une œuvre aussi « extraordinaire ». La Grande Duchesse Maria Pawlowna avait personnellement imposé le maintien de l’œuvre au programme, et Richard Wagner comprit alors que seul un Prince pouvait faire représenter son œuvre…
La sixième représentation fut donnée en janvier 1852.
« Ton magnifique ouvrage nous a tous enthousiasmés – écrit Franz Liszt. Comment t’en remercier ? Comment t’exprimerai-je, en particulier, ma reconnaissance ? A chaque représentation, les acteurs et le public avec eux, ont mieux compris ton drame et s’en sont mieux pénétrés… »
La Princesse Wittgenstein attestait de son côté : « Combien Liszt a été infatigable dans son enseignement toujours recommencé, mais fructifiant toujours davantage ! »
Les représentations de Lohengrin à Weimar marquent le début de la célébrité réelle de Richard Wagner en Allemagne ; et sa gratitude envers celui qui avait permis, voulu, réalisé cette entreprise risquée fut immense.
Au mois de mai 1852, Richard Wagner écrit à Franz Liszt :
« Tu as été celui qui as éveillé les signes muets de cette partition à la vie rayonnante des sons ; sans ta rare affection mon œuvre dormirait encore sans voix… Puisses-tu servir de modèle à ceux qui sont capables de m’aimer, et c’est comme tel que je te présente à eux, en te dédiant mon œuvre devant la monde ».
Richard Wagner ne verra son Lohengrin que bien plus tard, lorsqu’il présentera son œuvre à Vienne en 1861, avec un succès considérable.
Il devait déclarer, encore sous l’émotion de cette représentation : « Lohengrin recueillit une de ces ovations délirantes que je n’ai connues qu’auprès du public de Vienne ».
Mais ce Lohengrin devait avoir une action décisive sur le destin de son auteur, en imprimant une marque ineffaçable sur l’âme romantique et sensible de deux jeunes spectateurs aussi dissemblables que possible.
C’est en 1861 que le jeune Prince héritier de Bavière, Louis, alors âgé de seize ans, eut la révélation du monde magique de Lohengrin, à l’Opéra de Munich. Et l’on sait que la matérialisation sur la scène du monde légendaire où son imagination l’emportait, provoqua chez lui un choc profond. Louis entra dans des transes qui effrayèrent son entourage…. Mais dès lors, il n’eut qu’une passion : connaître celui qui, enfin créait le monde où lui-même vivait réellement. Son premier acte royal en 1864, sera de faire chercher Richard Wagner pour l’appeler auprès de lui et en faire son protégé, prenant en quelque sorte le relais de Franz Liszt.
Mais il est un fait moins connu, que le journal de Cosima Wagner nous révèle. Quelques jours après son mariage avec Richard Wagner, la fille de Franz Liszt note au mois d’août 1870 : « Le soir, Richard joue des extraits de Lohengrin et je me rends compte combien cette œuvre a véritablement décidé de mon destin, combien je voulais appartenir au seul pays qui fût capable de produire une telle œuvre… »
Ainsi, Franz Liszt, en révélant Lohengrin au monde, non seulement rendit Richard Wagner célèbre, mais permit la naissance des passions qui allaient faire du jeune Roi Louis II de Bavière le protecteur inconditionnel sans lequel Lohengrin aurait sans doute été sa dernière œuvre, et de Cosima l’épouse tant attendue. Cosima sera une adoratrice, une disciple, elle perpétuera l’œuvre, et elle assurera la postérité de Richard Wagner.
PLC.