La Défense d’aimer est l’ceuvre la plus légère de Richard Wagner qu’il écrivit entre 1834 et 1836, c’est-à-dire à l’âge de 22 ans. C’est un ouvrage plein de finesse, d’élégance mais aussi de vivacité, de gaieté, de joie de vivre qui sont l’apanage de la jeunesse. Pourtant Wagner avait puisé son sujet dans une ceuvre de Shakespeare Mesure pour mesure, d’un comique aussi cruel et parfois vulgaire que la pièce de Wagner, elle, est gaie et enjouée. Pour arriver à cette transposition, Wagner, comme il le fera par la suite avec d’autres ouvrages, a allégé la pièce, transformé les personnages, non dans leur comportement mais surtout dans leurs pensées, dans leurs sentiments. Il leur a donné une grandeur d’âme nettement supérieure, se refusant à mettre en scène de vils scélérats préoccupés uniquement d’argent, de puissance ou de sexe et il a préféré les transformer en êtres écervelés, un peu frivoles mais pleins de cceur et de générosité. C’est ainsi que la pièce de Shakespeare est devenu cet opéra qualifié un peu péjorativement « d’opéra de jeunesse » et qui de ce fait n’a guère l’occasion d’être joué.
ANALYSE DES PRINCIPALES MODIFICATIONS APPORTÉES PAR RICHARD WAGNER À L’OEUVRE DE SHAKESPEARE
La pièce de Shakespeare date de 1604, c’est-à-dire dans la chronologie de ses œuvres, la même année que Jules César et un an après Hamlet.
C’est une sorte de comédie héroïque, c’est-à-dire une tragédie sans mort et qui finit bien. La morale de Mesure pour mesure peut se résumer dans ce passage célèbre : « Dangereuse entre toutes est la tentation qui nous pousse à pêcher par amour de la vertu ».
Cette phrase a un double sens:
* Le premier sens immédiat est que le plus violent désir d’amour peut être provoqué chez un homme par la vertu et la pudeur d’une femme.
* Un deuxième sens plus général, plus profond, est qu’un amour excessif de la vertu peut être le germe de l’intolérance. Il fera sacrifier la bienveillance de la justice au rigorisme aveugle de la loi. Et ceci est en somme le pêché capital de celui qui a le pouvoir.
Comme toujours chez Shakespeare l’intrigue est confuse. Le cours de l’action est interrompu par l’intervention incongrue de personnages fantasques ou grossiers. Puis à d’autres moments surgissent les vérités les plus profondes, les réflexions de la plus haute intelligence et de la plus grande sagesse.
Dans Mesure pour mesure, les pensées shakespeariennes concernent surtout le pouvoir et la justice, le vice et le vertu, le désir d’amour et la morale sexuelle, le sens de la vie et de la mort.
Naturellement, Wagner qui devait resserrer le texte pour en faire un livret d’opéra a beaucoup gommé de ces maximes shakespeariennes, tout en transformant la trame du sujet. Certaines transformations sont légères et résultent en partie du passage au genre « opéra ». D’autres, au contraire, sont importantes et entraînent une modification du sens de la pièce à tel point que l’on peut dire que la Défense d’aimer est une adaptation très libre avec une grande part d’originalité. C’est en tout cas un excellent livret d’opéra-comique, juste assez embrouillé pour rester compréhensible, juste assez invraisemblable pour être une fantaisie agréable alors que le fond du sujet est plutôt sordide.
Nous allons détailler le travail d’adaptation réalisé par Wagner et par quels moyens il a accentué le côté comique ou plaisant de cette œuvre.
a) sur le plan de la construction dramatique et de l’action:
* Wagner transpose à Palerme l’action que Shakespeare situe dans une Vienne d’ailleurs parfaitement imaginaire.
* Wagner resserre en deux les cinq actes de Shakespeare (c’est le seul ouvrage de Wagner en deux actes et aussi le seul où il y ait des dialogues parlés).
* L’action se passe pendant le carnaval ce qui lui permet de déployer un bariolage musical autant que visuel avec danses et défilés.
* La proclamation même de l’interdiction d’aimer est une invention de Wagner. De même que le carnaval, les délits d’ivrognerie et d’amour sont interdits.
Mais en quoi consiste le délit d’amour ?
Wagner n’est pas précis là-dessus et à dessein certainement, tout au long de la pièce il entretient complaisamment la confusion entre la luxure et l’amour véritable comme pour dire : il n’y a qu’un seul amour qui s’exprime différemment suivant les individus et suivant les moments. L’amour doit pouvoir s’exprimer librement, étant naturel il est bon en soi.
La luxure n’est que l’effet de l’oppression exercée par les méchants.
Ce qu’il faut savoir, c’est que dans la Défense d’aimer le nouveau décret semble complètement inapplicable pour le peuple de Palerme alors que dans Mesure pour mesure, il s’agit de réhabiliter de vieilles lois tombées en désuétude; désuétude qui a entraîné une grande licence des mœurs.
* Wagner supprime plusieurs personnages secondaires de la pièce de Shakespeare. Il supprime même un personnage très important qui est celui du duc et cette suppression est heureuse. En effet, dans Mesure pour mesure, le duc est un « deus ex machina » qui se retire de ses fonctions pour pouvoir éprouver à la fois son peuple et ses ministres. Il ne disparaît pas mais prend secrètement 1’aspect d’un moine ce qui lui permet facilement d’intervenir au bon moment et de guider la conduite d’autres personnages. Mais en définitive cet artifice continuel affaiblit le ressort psychologique du drame de Shakespeare.
En supprimant ce personnage du duc, Wagner rend les autres beaucoup plus autonomes. Ainsi dans Mesure pour mesure, c’est le duc déguisé en moine qui indique à Isabella la ruse de sa substitution par Mariana. Le duc est aussi un affreux bavard qui tout au long du 5ème acte démonte laborieusement toute l’intrigue à grand renfort de phraséologie logicienne. Ceci étant fait, il ne trouve rien de mieux que de demander à Isabella de l’épouser. Wagner se révèle bien plus habile.
* Un autre exemple de l’habileté de Wagner est la transformation radicale qu’il fait du personnage de Lucio, l’ami du condamné. Chez Shakespeare, c’est aussi un personnage fantasque et libertin mais en plus il se révèle vulgaire, malhonnête et menteur. Il ne s’intéresse pas du tout à Isabella et à la fin de la pièce il est condamné par le duc pour 1’avoir calomnié et il devra épouser la prostituée qu’il a rendu mère. Wagner fait de ce personnage un jeune écervelé mais noble et courageux; un séducteur vite séduit par la vertu d’Isabella qu’il épousera.
* Wagner crée des personnages nouveaux tels Brighella et Dorella, aux noms de Comedia del Arte. C’est le couple comique chargé d’équilibrer les parties vocales. Ce sont des pantins amusants qui accentuent le caractère irréel, pas très sérieux de la pièce proche de l’opérette, et atténuent la noirceur souvent méchante et puante de la pièce de Shakespeare.
* Enfin, dernier personnage nouveau, c’est le chœur. Il est très actif et son apparition déborde le cadre de la convention du théâtre lyrique. Il représente réellement le peuple libre, clairvoyant, solidaire, correspondant aux idées politiques et sociales de Richard Wagner au temps de sa jeunesse. Nous reviendrons sur ce point.
b – Sur le plan de la forme littéraire et de la psychologie
Il ne faudrait pas, bien sûr, comparer la puissance souvent démesurée du verbe shakespearien aux rimes plutôt faciles et même parfois facétieuses de Wagner.
Il ne s’agit que d’un opéra-comique, mais on peut remarquer la façon dont Wagner a systématiquement édulcoré la verdeur de Shakespeare et on peut penser que c’est moins par délicatesse personnelle que dans le but de satisfaire la sévère censure de l’époque. Ainsi dans son livret, il ignore absolument les mots putains, maquereaux, vérole et autres expressions graveleuses. Sa délicatesse s’emploie constamment à transformer en joyeuse et poétique insouciance le réalisme de Shakespeare. Ainsi les maisons de plaisir ne sont plus des lupanars mais seulement des lieux de divertissements. Wagner donne le très joli nom de Danieli à un cabaretier qui prend la place d’une mère maquerelle dans Mesure pour mesure.
Mais ceci nous amène à la partie de l’adaptation concernant la psychologie des personnages. Nous nous limiterons dans cette étude aux deux principaux c’est-à-dire Isabella et Friedrich.
Isabella
Wagner donne un très grand rayonnement au personnage de la novice alors que chez Shakespeare elle se limite, après avoir reçu les propositions du gouverneur, à aller avertir son frère de l’impossibilité de lui venir en aide.
Wagner lui permet de résoudre seule toutes les difficultés:
– C’est elle qui a l’idée de la substitution avec Mariana.
– Elle intercepte l’ordre de condamnation de son frère mais en croyant intercepter l’ordre de grâce; et elle veut que son frère soit incertain de son destin pour le punir de lui avoir demandé un instant de sacrifier son honneur.
– La substitution de Mariana lui permet de tester l’amour que lui porte Luzio et d’exciter sa jalousie
Donc, par sa force morale, sa capacité d’action et de décision, Isabella est bien une femme forte de la trempe des Senta, lsolde ou Brünnhilde.
Par parenthèse, mais très importante parenthèse, il est clair que dans toute l’œuvre de Wagner on trouve une défense de la condition féminine tout à fait remarquable. Les héroïnes wagnériennes (sauf peut-être Elsa) n’ont pas besoin d’une quelconque libération, elles assument pleinement leur liberté. Mais Isabella, elle, réalise sa libération. Elle n’est pas entrée au couvent par vocation religieuse mais plutôt pour fuir un monde où l’homme insolent tient la femme enchaînée. Sa résolution de secourir son frère, de se venger de l’infâme gouverneur (dont Mariana lui a appris qu’elle était la fiancée abandonnée alors que dans Shakespeare elle ne le sait que bien plus tard), a tous les caractères d’une révolte féministe.
Friedrich
Dans l’œuvre de Shakespeare, le gouverneur s’appelle Angelo. Wagner par différentes touches, en fait un personnage moins sombrement méchant et plus noble.
D’abord il souffre d’un défaut congénital : il est allemand donc froid et peu enclin à l’amour. Quand il s’enflamme d’amour pour Isabella, il perd réellement la tête. Il est beaucoup moins calculateur que l’Angelo de Shakespeare qui donne les clés à Isabella et lui explique le chemin pour arriver dans le jardin. Au contraire, Friedrich accepte carrément de se déguiser et d’aller rencontrer Isabella au carnaval (ceci accentue le côté caricatural et fantaisiste de la Liebesverbot).
Autre preuve de la noblesse de Friedrich, il maintient la condamnation de Claudio uniquement pour ne pas transgresser la loi et dans le même temps, il se jure à lui-même que sitôt son désir assouvi il se fera justice en se tuant. L’Angelo de Shakespeare, lui, maintient la condamnation de Claudio par crainte d’une vengeance ultérieure s’il épargnait le frère de la fille qu’il va outrager. De plus, Angelo rencontre réellement Mariana, assouvit son désir en croyant qu’il s’agit d’Isabella, mais il n’avoue son crime et ne réclame la mort que quand il est démasqué. Auparavant, le remord ne semble guère le tenailler.
Par toutes ces transformations, Wagner passe donc du genre dramatique au genre comique aidé bien sûr par la musique qui accentue, quand il le faut, le côté joyeux de l’œuvre. Ainsi dès 1’ouverture, on est plongé dans une musique de carnaval, donc de fête, qui annonce déjà que la pièce sera gaie. En dehors de toutes les modifications que nous venons de décrire, et pour accentuer le côté amusant de certaines scènes, Wagner a recours à d’autres procédés : S’il supprime des personnages encombrants, il en renomme d’autres, tel Pontio Pilato, dans le seul but de les rendre moins noirs et plus sympathiques. C’est ainsi que la scène entre le vaurien Pontio Pilato et Brighella, le chef des sbires, prend un ton assez drôle par des plaisanteries sur ce nom de Ponce Pilate qui, si elles ne sont pas d’une grande finesse, n’en sont pas moins divertissantes.
Sur le plan de l’écriture musicale, il a recours à des répétitions brèves mais insistantes qui donnent à l’action une grande vivacité. Ainsi dans le dialogue entre Isabella et Luzio où les répétitions par les deux personnages de « Ah » pour l’un et de « jamais » pour l’autre, confèrent à la scène un côté enjoué qui dénote la jeunesse des personnages pleins de fougue et de vitalité.
Wagner utilise aussi des ensembles dans lesquels tous les personnages chantent le même air mais sur des paroles différentes correspondant à leur propre état d’âme. Cet accord musical accompagné de paroles souvent en totale contradiction, donnent à la scène un caractère léger qu’elle n’aurait pas eu si les personnages s’exprimaient les uns après les autres.
Comme nous l’avons déjà dit, Wagner a recours à un chœur qui représente le peuple et qui prend une part active dans l’action: il questionne, il s’interroge ou s’inquiète, parfois il ne comprend pas ce qui se passe mais il ne dialogue jamais directement avec les personnages. Il est donc dans l’action sans y être et ses réparties accentuent l’ambiguïté des situations, renforcent le côté comique sans toutefois alourdir les scènes.
Enfin Wagner a écrit pour le couple Brighella-Dorella un duo léger, charmant, élégant, un petit bijou de drôlerie musicale. Pourtant si l’œuvre est gaie et légère, elle n’en est pas moins empreinte du message wagnérien. Ce message, c’est bien sûr la glorification de l’amour, la toute puissance de ce sentiment qui est la raison de vivre des hommes:
« O combien vide, tellement vide serait la vie s’il n’y avait l’amour et la joie d’aimer. »
Ces paroles d’lsabella à Friedrich ne sont guère différentes du message de Brünnhilde à la fin du Crépuscule des Dieux:
« Dans la joie comme dans la peine ne faites régner qu’une seule chose, l’amour. »
Ainsi ce thème de la toute puissance de l’amour passe dans toutes les œuvres de Wagner, des Fées à Parsifal. Evidemment dans la Défense d’aimer on est très loin de la passion mortelle de Tristan ou de la pitié mystique de Parsifal. Pour Wagner, à 22 ans, il s’agit sur un ton léger de glorifier un amour simple, joyeux, insouciant et sensuel, l’amour tel que le comprend la jeunesse et dans lequel le plaisir des sens est la source de l’attachement profond entre les êtres.
La Défense d’aimer c’est aussi une glorification de la joie de vivre, un hymne au soleil, un hommage au monde méditerranéen, avec une Sicile de rêve et son peuple bon enfant au cœur chaud. Ce peuple entièrement opposé à Friedrich, l’allemand froid comme le pays d’où il vient. Voilà un naïf et émouvant hommage du jeune Wagner à l’Italie qu’il ne connaît pas encore mais qu’il aime déjà et qu’il aimera toute sa vie au point d’y finir ses jours.
Il est également important de considérer le message de la Liebesverbot sur le plan social et politique.
C’est un hymne à la jeunesse, à son élan vital (un thème très fort dans l’œuvre de Wagner que l’on retrouvera dans Siegfried, les Maîtreset Parsifal). Wagner dit lui-même avoir été entraîné par les idées de son époque réclamant une libération des mœurs. Mais cette libération dépasse le cadre de la morale sexuelle et rejoint une doctrine libertaire très avancée. Dans cette œuvre, tout semble indiquer que la vie sociale idéale est possible: Le peuple est raisonnable et responsable. Il semble parfaitement apte à faire face à la tyrannie subite du gouverneur. En dehors de cela, il est pacifique et respectueux d’un certain ordre naturel. Il aime son prince qui est son représentant légitime. Il règne dans ce peuple un grand esprit de solidarité et de fraternité. La lutte des classes paraît absente. De même, les nobles sont courtois et aimables avec les gens du peuple. Ils exercent une autorité qui semble librement acceptée et même souhaitée.
Il faut reconnaître que Wagner est quelque peu utopique, pour ne pas dire naïvement démagogique. Ainsi les personnages aux mœurs dissolus sont rendus sympathiques parce qu’i1s font rire. Ainsi leurs défauts et leurs vices n’apparaissent plus que comme d’insouciantes plaisanteries. Il y a une forte dose d’optimisme à vouloir penser; ou faire penser: ils sont joyeux, ils profitent de la vie, ils aiment, donc ils sont bons. Cependant, ces idées de générosité, d’amour de l’humanité, de confiance dans le genre humain sont les mêmes qui feront de Wagner un insurgé en 1849. Puis viendront la désillusion, la douleur de vivre, la rencontre avec la philosophie de Schopenhauer.
Vingt ans après la Défense d’aimer, Wagner produira un autre ouvrage qui aurait pu avoir le même titre mais qu’il choisira d’appeler Tristan et Isolde. La facilité insouciante aura fait place à la beauté déchirante et à la grandeur tragique. Pourtant, ces deux œuvres si différentes n’ont qu’un seul et même auteur.