LA MORT DE WAGNER RACONTEE PAR LUIGI, L’INTENDANT DU PALAZZO VENDRAMIN
par Luc ROGER
Un extrait de Six mois en Italie : journal d’une ignorante, une oeuvre de Magdeleine Pidoux publiée en 1893 à Paris par Chamerot et Renouard. L’ouvrage s’est vu décerner le Prix Botta en 1894.
Un 21 juillet, Magdeleine Pidoux visite le Palais Vendramin et enregistre le témoignage de son intendant, qui fut autrefois au service de Richard Wagner et assiste à sa mort (pp. 302 à 306).
« 21 juillet
Dangereuse, disais-je en arrivant, dangereuse Venise ! Près de partir, je le répète encore, elle est à redouter à cause de l’anéantissement qu’elle apporte aux volontés. La lagune sans vagues, la gondole « qui conseille le sommeil », comme on dit joliment en italien, la tiédeur du scirocco triomphent des nerfs, des muscles, des pensées, et changent en peu de temps la nature la plus vivace. Bientôt, sous cette double influence somnolente du vent chaud et de la douceur de l’eau, on se sent étreindre par une torpeur infinie; on s’y laisse prendre, parce qu’on en rêve, parce qu’on en a besoin, brûlé que l’on est par la vie quadruplée des grandes villes, et bientôt on est subjugué tout entier. L’on ne songe qu’à s’asseoir au bord de l’eau, à regarder sans agir, dans une sorte de somnolence. Une odeur tiède monte aux narines, un amollissement envahit. A Venise, on dort les yeux ouverts, comme un fakir. L’atmosphère, qui entoure le cerveau de silence et d’isolement, vous est comme un appel à l’abandon de vous-même.
Il me restait à peine la force d’analyser ce matin ces sensations, que je me sentis comme réveillée par une influence invisible je me trouvais autre, et, lorsque je fus dans la rue. j’eus vite reconnu que le vent avait changé et venait du nord-ouest. Quelque chose de vivant me revint aux poumons; j’étais disposée à marcher allègrement, à respirer, je sentais petit à petit un souffle me rafraîchir le sang et l’esprit. Il me semblait vraiment que la brise de France me régalait d’une aubade à travers quelque harpe éolienne. Encouragée par ces forces actives qui me revenaient, je songeai à réaliser mon projet de visiter, avant de tenter le pèlerinage de Bayreuth, le palais où Wagner est mort le 13 février 1883.
Ce beau palais Vendramin-Calergi, presque au bout du Grand Canal, a autrefois appartenu au comte de Chambord, et a été conservé le mieux possible par ses propriétaires actuels, le duc et la duchesse della Grazia: tableaux, meubles, tapisseries, qui sont vraiment des chefs-d’œuvre, portraits d’ancêtres, portraits de doges, portraits de Catarina Cornaro, la belle reine de Chypre, sculptures anciennes, et, par-dessus tout, majesté des salons, balcons ouvragés, grandeur de la solitude, poésie de l’eau et du ciel, se découvrant de tous les côtés. Ce noble édifice est heureusement bâti à l’un des contours de cette S retournée qui forme le gracieux dessin du Grand Canal. Et ce qui m’a pourtant le plus émerveillée dans cette princière demeure, ce n’est rien d’autre que les larmes que j’ai vues couler des yeux d’un vieillard.
L’intendant charge de détailler aux visiteurs les oeuvres d’art du palais, a servi Wagner pendant les quelques hivers que le compositeur y a passés avec sa famille. Pendant la visite des hautes galeries, où, en serviteur fidèle, il racontait la gloire des Vendramin, je lui demandai s’il était là pendant l’hiver de 1883: il me dit alors : « Je ne le quittais pas, et je les servais tous: il est mort, Madame, sur ce bras-là. » Sa figure douce et endormie de vrai Vénitien prit une expression sérieuse; sentant sans doute en moi plus de véritable intérêt que de curiosité banale, et sans attendre des questions que je ne lui posais pas, il se mit à me parler du maître, de sa vie de famille ici, des visites de Liszt, etc. Il me dit les derniers moments de Wagner, et que, le jour de sa mort, « il était comme toujours, ajoutait le bonhomme, allegro e buono. La signorina lui porta la colazione, et le laissa seul avec moi. Il riait, causait gaîment et doucement, puis se leva après son déjeuner, me commanda de sortir avec lui en gondole, se mit à chantonner, à danser dans la chambre subitement, quelques paroles de délire, quelques exclamations chantantes; il s’affaissa sur mon bras, et puis mort! ». Ce récit-là, fait si simplement, dans le dialecte vénitien, sans nuances de voix, sans restes, terminé seulement par deux larmes, et cet éloge funèbre « Povero buon uomo!» ce n’est rien sur ce papier. Moi, je verrai toujours ce vieillard long et maigre, à regard étreint, à fine bouche italienne, reprendre, plus vacillante par l’émotion du souvenir, sa marche à travers les salons, en continuant de m’en énumérer les merveilles. Sentant vraiment l’affectueuse fidélité de ce serviteur, je lui dis que, dans quelques jours je serais à Bayreuth, et que j’irais à Wahnfried. Cette figure devint souriante, d’un sourire ému, me regarda avec des yeux suppliants et envieux, en me disant : « Ah ! Signora, vous irez là vous verrez Me Cosima et le signorine. dites-leur, le voulez-vous? que vous avez vu Luigi. » Mais il est impossible de rendre cet accent italien, si expressif dans les choses tendres; langue qui, dans sa richesse, est faite pour rendre sensibles tous les sentiments affectueux; comme il m’est impossible de rendre la reconnaissance de cet homme quand je lui assurai que son respect et ses souvenirs seraient strictement portés à Wahnfried. Ses remerciements m’accompagnèrent jusqu’à ma gondole, qui attendait à travers les majestueux piliers de la façade. Tout cela, mélangé à la pensée du génie qui mourut là, dans la retraite la mieux faite pour inspirer jusqu’à la vanité de la gloire, attendrit mon admiration pour l’artiste, et prolongea mon rêve, bercé par le mouvement égal de la rame.
En glissant sur l’eau qui, ce jour-là, était agitée des pluies de la nuit, sous un ciel encore tourmenté d’orages, passant au milieu de ces chefs-d’œuvre de pierre, imprégnée de tout ce que je venais de voir, j’entendais les violons chanter les Adieux du Cygne; je me représentais ce que durent être ici les funérailles de Wagner; je songeais à la foule d’Allemands, d’Italiens, groupés sur les ponts, dans les rami ou sur les rii les plus étroits; à cette masse de gondoles noires, couvertes du felze lugubre, toutes semblables, suivant les lois somptuaires du xve siècle, et se pressant les unes contre les antres je songeais à toutes les banalités humaines. Sans doute aussi, à côté de la famille en deuil, bien des sympathies, bien des admirations surtout, mais certes pas un regret ne dut être plus sincère, pas une larme ne dut sortir ce jour-là plus profondément d’une âme simple que les pleurs discrets du vieil intendant, qui après neuf ans une éternité pour un mort, une éternité pour des serviteurs répétait toujours : « Brav’uomo, Signora, brav’uomo ! » J’aime à le croire, tant on a besoin de penser que le génie, pour être vraiment digne de ce nom, doit s’unir a la bonté.
A travers le silence de Venise, sur le balcon du palais dominant le canal, qu’est-ce que la fine oreille musicale de Wagner entendait ? Les applaudissement de Bayreuth, ou quelque musique de l’au-delà ? Il l’entend aujourd’hui, et le bruit qui lui vient de l’Europe entière le laisse peut-être indifférent. »
Source: Gallica (BNF). A noter que l’oeuvre a été rééditée par Hachette, en collaboration avec la BNF.
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