Entre ces deux pays-continents, naguère les deux puissances de la “guerre froide », par lequel commencer ? Le plus européen des deux ? Mais chacun a une histoire très liée à, ou même, allais-je dire, dépendante de l’Europe : pour la Russie le fait est évident, au moins depuis le XVIIIème siècle avec l’ouverture de son pays provoquée par Pierre le Grand, et pour les Etats-Unis d’Amérique, c’est presque encore plus évident avec une population très majoritairement d’origine européenne, tout au moins au XIXème siècle. Deuxième possibilité, la date de la première représentation scénique du Ring intégral ? Mais, curieusement, c’est à quelques jours près, en mars 1889, qu’elles eurent lieu toutes deux. La présence de Wagner dans ces deux pays ? Si Wagner eut l’intention à plusieurs reprises de s’installer outre-Atlantique, mais ne la mit pas à exécution, il foula par contre le sol russe en 1863 pour une tournée de concerts. Enfin, dernier critère, celui de la qualité et du nombre des interprétations wagnériennes ? Là, il est évident que la Russie est devancée par les Etats-Unis : commençons donc par ceux-ci.
LE RING AUX ETATS-UNIS
Les pionniers du wagnérisme américain
Nous avons évoqué les intentions de Wagner au cours de sa vie de s’établir aux Etats-Unis d’Amérique et il reçut aussi des invitations à venir y diriger ses œuvres au cours de tournées plus ou moins longues, mais finalement il ne franchit jamais le grand pas de l’Atlantique… Par contre sa musique qui, sous forme de partitions – à une époque où il n’y avait ni enregistrement, ni radio, ni télévision, ni Internet – devait aussi naviguer physiquement pour y parvenir, sa musique fit la traversée très tôt. La première audition publique de musique wagnérienne eut lieu le 27 novembre 1852 à Boston, avec le finale de Tannhäuser : Carl Bergmann dirigeait l’orchestre de la Germania Society, composé comme le nom l’indique, exclusivement de musiciens allemands qui avaient fui leur pays en 1848 – 1849. Bergmann, vingt-neuf ans à l’époque, fut le premier pionnier wagnérien du continent. Il prit, à partir de 1855, la direction du New-York Philharmonic Orchestra qu’il garda vingt ans. En 1859, il dirigea la première représentation scénique de Wagner en Amérique, Tannhäuser, au Théâtre allemand de New-York. Theodor Thomas, un autre Allemand émigré, prit la suite de Bergmann à la tête du Philharmonique de New-York. Il lança les premiers concerts d’été à Central Park dont un consacré à Wagner en 1871 à l’issue duquel il annonça créer une Société Wagner afin de recueillir des fonds pour l’érection du théâtre de Bayreuth. A l’occasion des fêtes du Centenaire de l’indépendance des Etats-Unis à Philadelphie en 1876, ce fut lui aussi qui suggéra la commande d’une œuvre à Wagner et qui, pour ce faire, lui écrivit lui-même. Le 10 mai 1876 il dirigea, à côté d’œuvres diverses de compositeurs américains, ce nouvel opus, la Grande Marche du Centenaire, en présence du président Grant. Un troisième chef d’orchestre important pour la cause wagnérienne aux USA fut Leopold Damrosch qui, après avoir assisté à la création du Ring à Bayreuth en interpréta en concert en Amérique de nombreux extraits. Si La Walkyrie avait été représentée de façon médiocre, paraît-il, pour la première fois à l’Académie de musique de New-York en 1877 sous la direction d’un certain Neuendorff c’est Damrosch qui la créa au Metropolitan Opera en janvier 1885 avec Amalie Materna, dans le cadre d’une première saison allemande. Pour le Ring intégral, il fallut attendre un vrai disciple. .. Et ce disciple vint…
Anton Seidl
Il était né à Budapest en 1850. Au conservatoire de Leipzig, il fut élève et un proche de Hans Richter : il l’accompagna à Bayreuth pour la pose de la première pierre du Festspielhaus et devint rapidement un assistant, très proche, de Wagner, membre de la Nibelungen-Kanzlei qui prépara la création du Ring, et lui-même fut répétiteur au premier festival. Son intimité avec la famille Wagner fut à l’origine d’une amitié amoureuse avec Daniela von Bülow qui, semble-t-il, perdura tout au long de leur vie, même si l’un et l’autre contractèrent séparément un mariage. Seidl reviendra plus tard à Bayreuth diriger avec Felix Mottl les huit Parsifal du festival de 1897. Auparavant il avait dirigé les premiers Ring de Leipzig en 1878, de Berlin en 1881, et de Londres en 1882. Mais il eut une autre tâche wagnérienne très importante en étant le chef d’orchestre de la longue tournée à travers l`Europe organisée par Angelo Neumann, directeur de l’Opéra de Leipzig, le Wagner-Theater, avec cent trente-cinq représentations des journées de la Tétralogie et cinquante-cinq concerts en 1882 et 1883. Le 14 février 1883 en tournée à Aix-la-Chapelle, Neumann et Seidl apprendront le décès de Wagner. Seidl dirigera l’Or du Rhin prévu ce jour-là qu’il fera suivre par la musique funèbre du Crépuscule des dieux, puis il laissera la baguette pour la suite des représentations à un assistant, et, avec Neumann, se rendra à Bayreuth pour l’arrivée de la dépouille de Wagner : Seidl sera l’un des huit porteurs du cercueil. Quand la tournée arriva à Venise trois mois plus tard, il dirigera à nouveau son orchestre sur des gondoles face au Palais Vendramin pour la Marche funèbre.
Seidl, dont la direction d’orchestre était très marquée par Wagner lui-même, fut donc à partir de son arrivée en Amérique en 1885 son vrai et complet introducteur et défenseur. Il arrivait comme nouveau directeur musical du Met. Sa première saison comporta cinquante et une représentations de Wagner sur un total de quatre-vingt-quinze, sur place et en tournée dans cinq grandes villes américaines. Il assurera les premières américains entre 1886 et 1889 de successivement, Les Maîtres chanteurs, Tristan, Siegfried, le Crépuscule des dieux, l’Or du Rhin, le Hollandais volant. Son épouse, Augusta, y interpréta les rôles d’Eva, de l’Oiseau et de Gutrune.
Le premier Ring
Des journalistes américains de premier plan s’étaient rendus à Bayreuth pour la création de 1876 et en étaient revenus en général enthousiastes. On a vu que le chef d’orchestre Damrosch avait fait le voyage : il avait aussi envoyé des articles pour le New York Sun, dans lesquels il exprimait qu’ “il est impossible de décrire la hardiesse et l’élévation de son style, la vie dramatique impressionnante et l’intensité du tragique… La représentation du Ring dépasse tout ce que l’on a pu voir comme art dramatique ». Le célèbre écrivain Mark Twain ira aussi à Bayreuth en 1891, un festival sans l’Anneau, et en fera la relation dans un texte intitulé “Au temple de Saint Wagner ». On y trouve, comme à la même époque chez George Bernard Shaw, à la fois la fascination face à l’œuvre et l’ironie devant le pèlerinage et ses pèlerins. Extrait: : “Adorateurs de leur prophète dans sa Ka’aba à La Mecque” ; à propos de Parsifal “Sept heures pour cinq dollars, c’est presque trop pour l’argent” ; pour la salle de théâtre : “Vous croyez être avec la mort dans les ténèbres de la tombe” ; “Parfois, j’avais l’impression d’être le seul sain d’esprit dans un public de fous » ; mais il dit aussi : “Ce fut une des plus extraordinaires expériences de ma vie. .. Je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi grand, de beau et de vrai comme cette dévotion ». » La première représentation du cycle complet eut lieu au Metropolitan du 28 février au mars 1889, en langue originale bien sûr, sous la direction d’Anton Seidl avec les bayreuthiens Lilli Lehmann dans Brünnhilde, Niemann et Vogl dans Siegmund et Siegfried, Theodor Reichmann dans Wotan, Marianne Brandt dans Fricka et Erda, et des non bayreuthiens comme Emil Fischer, Max Alvary, Paul Kalisch. A noter une pause de vingt minutes entre les scènes deux et trois de l’Or du Rhin pour le changement de décors. Seidl fut, à contrecœur, contraint d’opérer des coupures, notamment si dans le Crépuscule des dieux (la scène des Nornes, la scène Hagen-Alberich) pour limiter le spectacle à une durée de quatre heures. Mais un grand critique de l’époque écrivait ceci : “Il vaut mieux atteindre le succès des représentations en adaptant le drame aux capacités du public que de sacrifier celui-ci sur l’autel de l’intégrité”. Cependant, la mise en scène, la décoration et l’éclairage furent semble-t-il pauvres et insuffisants. Laissons le mot de la fin à un jeune compositeur ; Sidney Homer : “Un nouveau monde est né, la vie ne sera plus la même, la banalité est bannie pour toujours ». Le Met présenta ensuite la Tétralogie en tournée à Philadelphie, Boston, Milwaukee, Chicago et Saint Louis (dans cette dernière ville, la publicité, déjà ! annonçait “la plus grande attraction opératique du monde »). Au Met, les saisons suivantes comprirent respectivement trois, trois, deux et cinq cycles.
Le Ring entre, comme ailleurs, au répertoire en Amérique.
Au-delà du spectacle dramatique et musical, il faut souligner que plusieurs critiques américains ont trouvé dans Siegfried et Brünnhilde des personnages emblématiques de la civilisation et de la population américaines… Leur énergie et leur franchise primitives, libres de toute convention, leur intelligence instinctive et leur proximité de la nature seraient représentatives de ce qui a fait la nation américaine. Les yankees pouvaient donc se considérer comme les fils et les héritiers de Wagner. .. : self made men, autodidactes, adversaires de l’aristocratie, destructeurs de tabous, athées susceptibles de sanctifier l’art. Plus tard aussi, on considérera que le culte wagnérien aux Etats-Unis avait influencé les aspirations des Américains à une identité culturelle spécifique.
Mais après ces saisons allemandes, il y eut pendant quelques années à New York un retour à la langue italienne, même pour le Hollandais, Lohengrin et les Maîtres… La langue originale revint en 1894 : Damrosch, sortit de l’ombre que lui faisait Seidl et dirigea la Walkyrie en 1895. Seidl dirigea un Siegfried en 1896 avec les deux frères de Reské, dans le rôle titre et le Wanderer, mais il y eut une contre-performance de la célèbre Nellie Melba dans Brünnhilde, rôle qu’elle ne reprit jamais… Par contre Seidl avait lancé une des premières sopranos wagnériennes américaines, Lilian Nordica, qui, grâce à lui, interpréta la première Elsa à Bayreuth en 1894. En dehors de Wagner, Seidl conduisit avec le Philharmonic (il étrenna la salle du Carnegie Hall) beaucoup de Beethoven, de Liszt, dirigea les créations de compositeurs américains, et aussi la première en présence de Dvorak, de la Symphonie du Nouveau monde avec, comme on peut le penser, un immense succès.
Nous sommes à cette place contraints par le sujet de faire l’impasse sur les divers problèmes autour de la création de Parsifal au Met fin 1903, et sous une forme théâtrale parlée puis cinématographique à Brooklyn en 1904.
Mais pour clore le chapitre Seidl, il y a encore certaines choses à dire. Une Seidl Society avait été fondée en 1889 par une certaine Laura Langford, dans le but de programmer des concerts d’été à Brighton Beach sur Corney Island, et l’hiver à Brooklyn, destinés prioritairement aux femmes ainsi qu’aux enfants orphelins. Il faut d’ailleurs noter qu’à cette époque et dans ce lieu la vague wagnériste s’amplifia grâce à un public majoritairement féminin et aussi féministe.
Wagner était le compositeur de loin le plus joué dans les concerts de Brighton Beach, d’où l’expression utilisée à l’époque de Wagner Nights, Soirées Wagner. Dans un tout autre registre, notons que Seidl et son épouse aimaient beaucoup les chiens, dont les deux préférés se nommaient Wotan et Mime… Les funérailles de Seidl, décédé à quarante-sept ans, ne passèrent pas inaperçues : cortège de son domicile jusqu’au Metropolitan Opera par la Ve avenue, avec une fanfare qui joua la marche funèbre de la sonate opus 26 de Beethoven, salle comble de quatre mille personnes dont beaucoup debout, une foule dehors, au-dessus du catafalque un portrait de Wagner avec la mention : « Unis pour toujours », et enfin la Trauermarsch du Crépuscule. Seidl, bien que non mondain et réservé, était très aimé par un large public. La ville de Brooklyn songea même à ériger un monument à Seidl. Les archives Seidl sont déposées à l’Université Columbia. Ce chef d’orchestre aura deux successeurs à New-York beaucoup plus connus : Gustav Mahler, parce que ce fut un immense compositeur, Toscanini, parce qu’il réalisa et bénéficia de multiples enregistrements.
A la différence des pays européens, la réception de Wagner aux Etats-Unis n’a pas été précédée ou accompagnée par des créateurs et auteurs littéraires très connus ; par contre l’existence d`une population germanique nombreuse, à New-York en particulier, facilita cette réception.
Quelques autres points saillants de cette histoire du Ring américain :
Sans examiner le détail des nombreuses reprises du Ring, voici quelques miscellanées :
– Deux chefs prestigieux débutèrent au cours de la même saison (1907-1908) au Met, Mahler avec Tristan, puis La Walkyrie et Siegfried, et Toscanini avec un Crépuscule des dieux.
– En 1903, Upton Sinclair publie un roman intitulé “Prince Hagen” qui replace les Gibichungen dans le monde des affaires à Wall Street.
– Griffith, en 1915, utilisa la Chevauchée des walkyries dans son célèbre film « Naissance d’une nation”
– Les distributions dans les années 1920 comptèrent Marjorie Lawrence, Lotte Lehmann, Frieda Leider, Kipnis, Melchior, List, Schott, Thorborg, et, dans les années 1930, Melchior encore et Flagstad qui débuta en 1935 dans Sieglinde, et quelques jours après seulement avec Isolde et Brünnhilde de La Walkyrie. Après le second conflit mondial, le Met n’utilisa que très peu les titulaires du Nouveau Bayreuth, pour la simple raison que son directeur de l’époque, Rudolf Bing, n’aimait pas vraiment Wagner. Quand il se résolut enfin de monter un Ring, vingt ans après le précédent, il fit appel à la production de Salzbourg de Karajan et Schneider-Siemssen. Puis, à partir de 1987 ce fut celle d’Otto Schenk.
– On pense aussi aux représentations annuelles et estivales de l’Opéra de Seattle. En effet, loin de l’Europe, dans une ville peu empreinte de culture, un nouveau directeur, Glynn Ross, passionné de Wagner, osa s’acclimater au Far-West cette œuvre hors normes et ce fut un succès. Chaque été de 1975 à 1984, il y eut deux Ring, l’un en allemand, l’autre en anglais. Le successeur de Ross étendit ces festivités aux autres œuvres de Wagner. Il y eut encore des Ring en 1986,1987, 1991, 2001 puis en 2005, tous donnés en allemand…
– Pour terminer le chapitre américain, rappelons qu’il y aura deux cycles à Los Angeles en mai-juin 2010 dirigés par Donald Runnicles et trois cycles à San Francisco en 2011 par James Conlon, avec la Brünnhilde de Nina Stemme…
LE RING EN RUSSIE
Moscou et Saint-Pétersbourg sont plus près que New-York de l’Europe occidentale, Richard Wagner lui-même a foulé le sol russe, mais la moisson du Ring est moins riche qu’en Amérique. A cela deux raisons : à la fin du XIXème siècle, il y avait une vraie culture nationale russe dominante et non pas européenne transplantée comme aux Etats-Unis, et d’autre part il y eut au XXème siècle un contexte historico-politique peu favorable, même si, comme nous le verrons les premiers responsables soviétiques n’ont pas tous été antiwagnériens, loin de là.
Les concerts de Richard Wagner en 1863
La société philharmonique de Saint-Pétersbourg l’invita fin 1862 pour deux concerts.
Le projet de Tristan à Vienne n’aboutissant pas, Wagner accepta la proposition. Son arrivée en Russie fut quelque peu perturbée à cause du zèle du prince Dolgoroukov, responsable de la police des étrangers, du fait que Wagner avait franchi illégalement la frontière de l’empire russe en quittant Riga en 1839. En fait, Dolgoroukov n’avait pas à s’inquiéter de l’ancien révolutionnaire, Wagner venant ici surtout pour gagner de l’argent. Il y eut trois concerts en février-mars 1863, où le public put entendre des extraits du Ring, encore peu connus à cette époque : la Chevauchée et la scène finale de La Walkyrie et les deux chants de la forge de Siegfried. Wagner eut aussi l’occasion de lire son poème du Ring dans le salon de la grande duchesse Elena Pavlovna.
Il alla ensuite à Moscou diriger trois concerts et revint à Saint-Pétersbourg pour trois autres. Le succès de participation, et donc financier, fut important ; la presse assura que les Russes étaient les étrangers qui comprenaient le mieux cette musique de l’avenir. ..
La première œuvre présentée sur scène en Russie fut Lohengrin en 1868. En 1876, près d’une centaine d’articles de presse parurent en Russie sur la création du Ring à Bayreuth. On sait que Tchaïkovski fut plutôt négatif, tout en étant conscient du génie de Wagner. En 1878, une section de la société Richard Wagner fut créée à Moscou par Karl Klindworth. À Bayreuth, deux artistes russes devinrent des intimes de Wagner : Paul Joukovski et Joseph Rubinstein. Par contre peu de compositeurs russes de cette époque et des années qui suivirent furent wagnériens, à part Serov, et, avec le temps, Borodine et Rimski-Korsakov ; mais il eut de farouches opposants : Balakirev, Stassov, et Cui.
Le premier Ring en Russie et le premier Ring russe
Après la longue tournée européenne en 1882-1883 du « Wagner Theater” évoqué plus haut, une dernière tournée s’effectua en Russie en février 1889. Il s’agissait, comme précédemment, de cycles du Ring et de quelques concerts, mais Anton Seidl avait été remplacé par le chef du Théâtre allemand de Prague, Karl Muck, qui sera un des piliers de Bayreuth en y dirigeant Parsifal de 1901 à…1930. Ce Ring fut un grand succès : nous n’avons pas pu trouver la distribution, à l’exception de Therese Malten qui en fut la reine. Le tzar Alexandre III et son épouse honorèrent de leur présence le premier cycle qui fut suivi de deux autres et de deux concerts. Un quatrième cycle, non prévu, fut à la demande expresse du tzar, représenté à Moscou. Il y eut ensuite immédiatement une demande de renouveler cette expérience en 1890 et 1891 mais ce projet n’aboutit pas. Ensuite le premier Siegfried russe fut donné à Moscou en 1894, sans grand succès, et repris cependant en 1896, en présence de Léon Tolstoï qui, comme on le sait, le descendra en flammes. La Walkyrie et Siegfried furent ensuite présentés, avec quatre autres ouvrages wagnériens, par la troupe du théâtre de Breslau à Petersburg en 1898, avec entre autres le chef Hans Richter et des interprètes comme Malten, Van Dyck, les frères Reszke, Reichmann, et Felia Litvinne qui était et sera une grande interprète wagnérienne dans le monde entier et notamment en France, mais pas à Bayreuth. La première russe de La Walkyrie eut lieu au Mariinsky en 1900, avec un bon succès et la présence à une séance du tzar Nicolas II. Siegfried suivit en 1902 avec, dans le rôle-titre un certain Ivan Ershov qui se fit rapidement une spécialité des rôles wagnériens de fort ténor : il reçut d’ailleurs l’invitation par Cosima de venir chanter à Bayreuth mais il refusa finalement n’étant pas assez familier de la langue allemande. Parallèlement, de grands chefs germaniques comme Nikisch, Richter, Weingatner firent des tournées de concerts comportant des pièces wagnériennes. Siegfried Wagner reçut l’invitation de diriger La Walkyrie à Moscou en 1902 mais il la déclina en faveur de son beau-Frère Franz Beidler. La Première russe de Götterdämmerung eut lieu début 1903 à Saint-Pétersbourg. En octobre de la même année, les compositeurs Glazounov, Taneiev et Rimski-Korsakov assistèrent au dévoilement du monument à Wagner du Tiergarten à Berlin. Par ailleurs, précisons que le célèbre Feodor Chaliapine n’interpréta de Wagner sur la scène que le Hollandais et en décembre 1905 Les adieux de Wotan en concert avec, semble-t-il, une forte dramatisation peu appropriée.
La première russe du cycle complet du Ring prit place dans la saison 1906-1907 du Mariinsky avec trois séries (le jeune Prokoviev, 16 ans, était dans la salle). Et le Ring sera donné les années suivantes sans discontinuer à Saint-Pétersbourg jusqu’à 1914 au moins en trois éditions chaque année. Après de nombreuses coupures à l’origine – le critique Sviridenko écrivait : “Ce n’est pas la tétralogie du Ring qui a été représentée, mais quatre-vingt deux extraits de cette tétralogie”- les choses s’améliorèrent avec le temps. Il faudra attendre fin 1913 pour que le Ring russe complet soit donné pour la première fois à Moscou.
Wagnérisme en Russie
De nombreux concerts wagnériens, la publication de plusieurs ouvrages de ou sur Wagner, par des auteurs russes ou en traduction, l’intérêt soutenu de la tzarine Alexandra : au début du XXème siècle, c’est l’apogée du wagnérisme en Russie, avec un décalage d’une dizaine d’années entre la capitale d’alors et Moscou. Et comme en France, mais plus tardivement, de nombreux écrivains et poètes russes symbolistes vont trouver en Wagner un modèle de création et d’inspiration. Ce sont Ivanov, influencé dans ses premiers drames où il utilise les mots monosyllabiques et l’importance des consonnes au début et à la fin des mots, Biély qui utilise les leitmotive dans des romans qu’il appelle symphonies, Medtner qui voyait le monde à travers le prisme du Ring, Ellis qui reprit de nouvelles traductions de Wagner ; et le plus célèbre, Alexandre Blok qui, ne connaissant pas la musique, regrettait, disait-il, de ne pouvoir que nager dans l’océan wagnérien. Il fut un lecteur passionné d’ “Art et Révolution« , l’image de la forge de Nothung lui inspira plusieurs poèmes, et son cycle intitulé “La belle dame” avait comme modèle Brünnhilde ; pour la petite histoire et pour la grande aussi, il appela sa maison de campagne “Walhalla”, ce qui fut prophétique puisque celle-ci brûla pendant la révolution de 1917. Plusieurs de ces auteurs furent marqués déjà par la révolution de 1905 qui avait révélé le fossé entre l’intelligentsia et les masses possédant seules, pensaient-ils, un sens instinctif pour le vrai art.
Plusieurs estimaient que les créations de Wagner pouvaient aider à régénérer le théâtre russe. En 1909, le grand metteur en scène d’avant-garde, Meyerhold, très ouvert à la musique et wagnérien, fit sa première expérience opératique avec Tristan au Mariinsky, basée sur un travail très sérieux mais qui ne manqua pas d’être critiquée. Et il y aura aussi la représentation privée pour la famille impériale de Parsifal dès la fin du copyright, le 21 décembre 1913, et non le 1er janvier 1914, grâce au calendrier julien… La nouvelle génération des compositeurs russes fut en général wagnérienne avec Prokofiev et surtout Scriabine, par contre l’enthousiasme de Stravinsky ne fut qu’un feu de paille. Mais, à son apogée l’âge d’or du wagnérisme en Russie se brise brusquement avec la déclaration de la première guerre mondiale et la révolution bolchevique qui va suivre.
Wagner chez les Soviets
Est-ce la courte expérience révolutionnaire de Wagner lui-même, ou ses innovations dans le domaine artistique, toujours est-il que les intellectuels et artistes bolcheviques, après la Révolution de 1917 et dans l’ambiance du renouvellement artistique et théâtral, étaient dans leur majorité favorables aux idées et aux œuvres de Richard Wagner. Un personnage-clé du constructivisme russe, Vladimir Tatlin, a dessiné entre 1915 et 1918 des décors pour le Hollandais volant, jamais utilisés au demeurant. Parsifal fut repris dès l’époque du traité de paix de Bust-Litovslt, et dès cette saison 1917-1918, les reprises de Wagner furent régulières au GATOB (l’ex-Mariinsky), et au Bolchoï jusqu’en 1934. La position de Lénine et de son commissaire à l’instruction, Lounatcharski, sur le théâtre, la musique et l’opéra était de ne pas faire table rase des grandes œuvres du passé bien que Lounatcharski trouvât dans Art et Révolution de Wagner une vision socialiste d’une nouvelle forme d’art destinée au peuple. Le poète Ivanov prononça une conférence avant une reprise de La Walkyrie dans laquelle il déclara: “Beethoven, Wagner et Scriabine sont particulièrement chers à nous, peuple d’une nouvelle ère ». Des extraits de Lohengrin furent joués à l’ouverture du deuxième congrès de l’Internationale communiste en juillet 1920. La marche funèbre du Crépuscule des dieux fut interprétée par une Fanfare de cinq cents cuivres à la cérémonie du dévoilement du monument aux victimes de la Révolution, et également au concert donné au Bolchoï après la mort de Lénine : il y a d’ailleurs des raisons de croire que c’était le vœu de Lénine lui-même dont la passion pour Beethoven était bien connue, mais qui fit aussi, d’après sa femme, un spectateur et un bon connaisseur de Wagner.
Des productions très rénovées, dans le style constructiviste, notamment pour Rienzi et Lohengrin au Bolchoï, furent présentés avec succès. On imagina aussi, avant de pouvoir trouver la recette d’opéras réellement révolutionnaires, mettre de nouveaux titres et sujets sur d’anciennes partitions, par exemple Les Huguenots qui devenaient “Les Décembristes”, Le Prophète, “La Commune de Paris” et Rienzi, “Babeuf”. ..
Une initiative originale est encore à noter : un groupe d`une trentaine de musiciens de Petrograd créa, avec, paraît-il, les encouragements de Cosima Wagner, une “Association d’art wagnérien” ayant pour but de faire connaître les trésors de l’héritage musical wagnérien aux masses laborieuses, par des concerts « de chambre », c’est-à-dire en version de concert : seuls L’Or du Rhin et La Walkyrie purent être ainsi présentés avec deux pianos et, en guise de décors, des projections colorées. Au cours des années qui suivirent, avec la prise de pouvoir par Staline, la collectivisation forcée et l’austérité de quasi-temps de guerre, les contraintes du “réalisme socialiste », la montée du nationalisme au plan culturel accompagnant les tensions politiques mondiales, tout ceci eut comme conséquence l’abandon du répertoire wagnérien sur les scènes soviétiques du milieu des années 1930 jusqu’aux années 1960 : des dates anniversaires de Wagner, 1933 et 1938, furent toutefois marquées par des concerts, des conférences et des publications.
L’oasis dans le désert
Cependant, il y eut pendant cette longue absence des sons wagnériens une expérience unique et historique en novembre 1940. C’est celle d’une production de La Walkyrie au Bolchoï.
Elle est historique et exceptionnelle parce qu’elle se situe dans le contexte de la signature du pacte germano-soviétique et s’explique par lui ; mais elle l’est surtout parce que Staline lui-même souhaita que le génial cinéaste du Cuirassé Potemkine, d’Octobre et d’Alexandre Nevski, Sergueï Eisenstein, en signe la mise en scène. Ce dernier fut également le créateur des décors et des costumes. Eisenstein voulut restituer les temps mythiques du Ring où l’homme et la nature étaient indissociables. Trouvant cette musique extrêmement visuelle, il chercha à trouver plastiquement un équivalent sur scène. Il introduisit ce que l’on pourrait appeler des chœurs pantomimiques dans des scènes autour de Hunding ou Fricka, et des guerrières supplémentaires aux huit Walkyries ; il fit monter ou descendre les décors de falaises pendant le combat de Siegmund et Hunding ; il créa un dispositif lumineux multicolore pour accompagner la magie finale du feu ; par contre il ne put réaliser, pour des raisons techniques, ni des plans cinématographiques pour illustrer le récit de Siegmund au premier acte, ni le relais par une batterie de haut-parleurs dans toute la salle de la musique de la chevauchée du troisième acte. Après six représentations de cette production il n’y eut plus, de Wagner, qu’une seule reprise de Lohengrin à Leningrad, en juin 1941, soit cinq jours avant l’attaque de l’URSS par Hitler…
Retour à la normale
Si de la musique wagnérienne fut entendue à nouveau en concert tout de suite après la mort de Staline, il fallut attendre encore quatre ans pour une première représentation scénique (Le Hollandais en 1957), et puis en trente ans (1 960/ 1990) il n’y eut que trois fois des spectacles wagnériens au Kirov et huit fois au Bolchoï, et, dans quasiment tous les cas, donnés par des troupes étrangères (Berlin-Est et Berlin-Ouest, Vienne, Hambourg) : à chaque fois avec une forte attente et un très grand succès. Quant au Ring complet, ce fut l’Opéra royal de Stockholm qui le donna en 1975 au Bolchoï, plus de soixante ans, donc, après les derniers Ring de l’avant-révolution…
Pour conclure, on peut dire que depuis les années 1990, Wagner n’est plus persona non grata, et la Russie se positionne à cet égard comme les autres pays occidentaux. Il est symptomatique que le Mariinsky avec Valery Gergiev et Alexandre Zeldine ait réalisé en 2004 avec ses moyens propres un nouveau Ring qui a fait sensation pour sa qualité et qui a tourné depuis cinq ans dans plusieurs pays du monde, dont, entre autres, au Festspielhaus de Baden-Baden : juste retour des choses…
in WAGNERIANA ACTA 2009 @ CRW Lyon
Bibliographie :
– BARTLETT (Rosamund) – Wagner and Russia, Cambridge University Press (Cambridge Studies in Russian Literature), 1995, 406 p.
– HOROWITZ (]oseph) – Wagner Nights – An American History, University of California Press, 1994, 390 p.
– LARGE (David C.) and WEBER (William) dir. – Wagnerim in European Culture and Politics, Cornell University Press, Ithaea and London, 1984, 364 p.