(Ténor héroïque ou Heldentenor)
Siegfried et Le Crépuscule des Dieux (L’anneau du Nibelung)
Héros – sous les noms de Sigur ou Sigurd, voire Siguror en vieux norrois – de différentes légendes germaniques et scandinaves (les Eddas et Sagas islandaises puis la Chanson des Nibelungen allemande), Siegfried aurait eu des origines historiques attestant d’une existence ancrée dans la réalité. Ainsi le nomme-t-on parfois (dans la Chanson des Nibelungen, notamment) « Siegfried de Xanten », du nom d’une petite ville située au nord d’Essen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Mais les origines du personnages diffèrent d’une source à l’autre, et pour certains elle est mythique.
Selon certaines traditions, Siegfried serait de noble descendance (il serait le fils du vieux roi Siegmund de la Völsunga Saga) ; selon d’autres, il serait le fils abandonné de parents inconnus et aurait été allaité par une biche, reliant ainsi l’enfance mythologique du héros à celle de Remus et Romulus, les fondateurs de Rome, qui, également abandonnés dans une forêt, auraient, eux, été élevés par une louve. Des origines modestes, de grands exploits à venir !
Néanmoins, quelles que soient les épopées mettant en scène Siegfried, trois constantes demeurent dans les narrations de ce héros incarnant force, bravoure et innocence : la naissance et l’éducation du héros ; sa lutte avec le dragon et l’acquisition du trésor des Nibelungen ; le réveil de la belle endormie.
Éduqué selon les légendes soit par le forgeron Regin soit par le nain Mime, il apprend l’art de la forge, comment se rendre maître de l’épée, et s’en va tuer le dragon Fafner (ou Fafnir) qui veille jalousement sur son trésor. Dès la Chanson des Nibelungen apparaît l’épisode célèbre durant lequel, une fois son exploit accompli, le héros se baigne dans le sang encore chaud du dragon, ce qui le rend invulnérable et invincible sauf en un point de sa chair situé dans le dos. Ce qui causera naturellement sa perte…
Siegfried devient ainsi un héros tragique : Trompé par les Burgondes qui le manipulent, Siegfried n’est plus acteur de son destin, mais le subit comme un pantin. Et l’innocent jeune homme intrépide du troisième volet de la Tétralogie wagnérienne n’est pas à confondre avec la brute apparemment dénuée de sentiments tel qu’il apparaît, drogué par Hagen et Gunther, dans le Crépuscule des Dieux.
Au départ, Richard Wagner, justement touché par la métamorphose du héros mythique en personnage de tragédie, pensait, en opérant une synthèse des légendes scandinaves et de la Chanson des Nibelungen, en faire le héros central de son épopée (initialement, une bilogie : La Mort de Siegfried, puis Le Jeune Siegfried), recentrant ainsi l’action de la « Chanson des Nibelungen » sur le seul personnage de Siegfried.
Pourtant le héros wagnérien n’apparaît qu’à la deuxième des trois journées de la version définitive de La Tétralogie, celle qui porte son nom. Il a les qualités du héros de La Chanson des Nibelungen originale : il ne craint pas la peur, ne connaît pas ses origines, ne connaît pas l’identité de son père ni de sa mère (Siegmund et Sieglinde). Son éducation a été laissée au nain Mime qui l’a recueilli dans sa forêt, alors que sa mère mourrait en le mettant au monde ; il est élevé sans amour par un Mime qui n’a pour but que de l’utiliser en lui faisant forger l’épée de son père, Notung, la seule à pouvoir abattre le dragon, Fafner, pour s’emparer de facto du butin et régner à son tour, après son frère Alberich, sur le monde.
Siegfried est à la fois un pion sur l’échiquier, manipulé par Wotan, Alberich (à travers Mime) et paradoxalement un être de liberté qui, en réveillant Brünnhilde sous l’œil cette fois bienveillant de Wotan, se découvre lui-même …jusqu’à ce qu’il tombe sous la coupe de Hagen (pure volonté de son père Alberich) et que sa bravoure, sa loyauté et son héroïsme ne représentent un intérêt…. que pour ceux qui le contrôlent.
Manipulé par les uns et les autres le plus souvent à l’aide de philtres magiques (celui que concocte pour lui Mime au premier acte de Siegfried est sensé lui donner la mort, celui préparé par les Gibichungen et offert de la main de Gutrune lui apporte momentanément l’oubli), le héros est totalement inconscient des enjeux qui se trament derrière lui et dont il est finalement la victime.
S’il n’intervient que dans les deux derniers épisodes de La Tétralogie wagnérienne (bien qu’il soit annoncé grâce à son leitmotif dès le dernier acte de La Walkyrie lorsque Brünnhilde révèle à Sieglinde qu’elle porte celui-ci en son sein), c’est qu’il est attendu comme le sauveur. Pourtant, le salut du monde ne vient pas de lui. Et il faut la présence et la force d’une omnisciente telle que Brünnhilde pour achever ce qui doit être accompli.
Archétype du Heldentenor, le chant de la forge lorsqu’il dompte à sa volonté l’épée Notung au premier acte de Siegfried (« Hoho ! Hoho ! Hohei ! Schmiede, mein Hammer, ein hartes Schwert ! ») exige vaillance et bravoure avec des aigus projetés avec force et fierté par-delà une fosse lourdement orchestrée. Dans Siegfried, le héros doit tout autant faire preuve de lyrisme et de poésie – quasiment le chant d’un lied – lorsqu’il chante pendant les Murmures de la forêt au deuxième acte (« Nun erst geffält mir der frische Wald ») et retrouver toute sa vaillance lors du duo avec Brünnhilde qui clôt l’opéra (« Erwache, Brünnhilde ! Wache, du Maid ! ») Dans Le Crépuscule des Dieux, le rôle est puissamment héroïque dans le premier acte, dramatique au deuxième et lyrique au troisième, notamment au cours de la scène de sa mort (« Brünnhilde, heilige Braut ! »), bouleversante.
Créé par le ténor Georg Unger (1837-1887) lors de la toute Première de La Tétralogie à Bayreuth (avec de nombreuses défaillances selon ce que rapportèrent les critiques de l’époque), le rôle fut ensuite magnifié par des ténors vaillants tels que Lauritz Melchior, Max Lorenx ou l’inoubliable Wolfgang Windgassen qui détient sans doute le palmarès du nombre de représentations sur scène du jeune et fougueux héros wagnérien. Des artistes capables d’autant de prouesse vocale et de vaillance sont bien difficiles à trouver actuellement sur la scène internationale. Néanmoins un Manfred Jung ou bien un Siegfried Jerusalem il y a peu, ou encore un Lance Ryan, aujourd’hui, perpétuent l’art de chanter l’un des rôles les plus éprouvants de tout le répertoire lyrique avec talent.
NC
Sources :
– La Tétralogie, collection « L’Avant-Scène Opéra », n. 229 (Siegfried) et 230 (Le Crépuscule des Dieux) (2005)
– La Tétralogie, commentaire de Stéphane Goldet et profil vocal des personnages de Pierre Flinois, Guide des opéras de Richard Wagner (Fayard, Les Indispensables de la musique, 1988)
– Wagner, mode d’emploi, Christian Merlin, collection « L’Avant-Scène Opéra », hors-série (2011)
– Dictionnaire des personnages (collectif, Robert Laffont éditeurs, Bouquins, 1992)