(Soprano)
La Walkyrie (L’anneau du Nibelung)
Fille terrestre de Wotan, née des amours volages du Maîtres des dieux avec une mortelle, elle est également la sœur de Siegmund (hasard ou pure gémellité, le livret de Wagner n’est pas très clair sur le sujet). Sieglinde incarne ce personnage de douleur, sans doute le plus meurtri de toute l’épopée de La Tétralogie : mariée par violence à un homme qu’elle n’aime pas, Hunding, elle subit son sort et tient du mieux qu’elle peut un foyer conjugal dans lequel règne le malheur. C’est ainsi que Sieglinde nous apparaît au premier acte de La Walkyrie, soumise, incarnation de la douleur la plus poignante et caractérisée par un motif plaintif incessant joué aux cordes, les instruments de l’orchestre qui évoquent justement le mieux les blessures de l’âme.
Dans un tel cadre si noir, que pourrait au juste risquer de plus la jeune femme que d’accueillir un étranger (Siegmund en l’occurrence) lorsque celui-ci, blessé et assoiffé, se présente à sa porte ? C’est ce qu’elle n’hésite d’ailleurs pas à faire, quitte à braver la fureur de son époux. Avec autant de dévouement vraisemblablement qu’elle en a auparavant montré en veillant sur les blessures de son mari guerrier revenant de chasses et de combats, Sieglinde lave les plaies de l’inconnu qui a frappé à la porte de son domicile sans pour autant lui révéler son nom.
Et déjà. Déjà dans le geste avec lequel Sieglinde tend la coupe d’hydromel réconfortante au héros blessé, il y a ce regard que les deux gens jeunes échangent (magnifié par le thème de l’amour naissant à l’orchestre, on pense irrémédiablement au motif du regard dans Tristan et Isolde). Brusquement interrompu par l’arrivée de Hunding, le veule et brutal maître de maison… et époux.
C’est Hunding le premier qui, ayant noté la curieuse ressemblance entre les traits de sa jeune épouse et ceux du mystérieux inconnu qui est venu frapper à sa porte, demande à ce dernier de lui raconter qui il est et d’où il vient. Aux questions lancées par Hunding, c’est Sieglinde qui, sans doute dans l’excitation d’un moment de prescience – car elle a compris que Siegmund était celui qui pourrait l’arracher à sa condition – et impatiente d’en savoir plus sur l’étranger, relance sans cesse les questions : « Gast, wer du bist, wüsst’ ich gern ! » ou bien encore « Doch weiter Künde, Fremder : wo weilt dein Vater jetzt ? » (acte I)
Et, une fois le mari endormi grâce à un précieux somnifère que Sieglinde a subrepticement glissé dans sa boisson, la jeune femme à son tour « révèle » ce qu’elle sait au héros (« Der Männer Sippe sass hier im Saal ») notamment quant à la visite que lui a rendu un vieil homme dans son foyer avant de planter une épée dans le tronc du frêne autour duquel est construite sa maison. D’épouse discrète, apeurée et soumise qu’elle était au début de l’acte, l’héroïne – qui incarne en cela le premier cri de révolte de La Tétralogie – se fait femme à part entière, volonté, et ardente amoureuse (« Du bist der Lenz ») lorsque Siegmund ayant conquis le glaive elle n’hésite pas à suivre celui en qui elle reconnaît son frère – à travers une folle cavale désespérée.
Du soprano lyrique tendre, aimant, voire exalté à la fin du premier acte, Sieglinde doit aussi montrer des accents plus inquiets et laisser éclater sa passion déchirante à l’annonce de la mort de Siegmund au combat, tout comme lorsqu’elle voit en un rêve hallucinatoire (acte II) les meutes conduites par Hunding à leur poursuite, laissant échapper des cris de douleur particulièrement poignants. Quant à sa dernière intervention – grandiose – Sieglinde laisse s’épanouir la joie revenue dans son âme lorsque la Walkyrie Brünnhilde lui apprend qu’elle porte en son sein l’enfant de Siegmund, le futur Siegfried.
C’est ainsi toute une palette de couleurs (presque de timbres) que l’artiste doit dévoiler sur scène au cours des trois actes de La Walkyrie, œuvre dans laquelle l’héroïne subit et vit l’une des évolutions les plus radicales et fantastiques de tous les personnages de La Tétralogie. Rôle particulièrement payant à la scène, elle fut magnifiée autrefois par des grands sopranos lyriques telles Marjorie Lawrence, Lotte Lehmann(notamment dans l’enregistrement dirigé par Bruno Walter en 1935) ou bien encore la blonde Maria Müller. Après-guerre, de jeunes artistes telles qu’Astrid Varnay, Martha Mödl, Leonie Rysanek (l’une des plus bouleversantes interprètes du rôle, notamment dans La Tétralogie de Karl Böhm en 1966-67 au Festival de Bayreuth) ou même Gundula Janowitz, chacune à leur manière, furent de très grandes interprètes de ce rôle, l’un des plus beaux, mais également l’un des plus touchants composés par Wagner pour un soprano. Plus proches de nous, Jessye Norman, Cheryl Studer ou bien encore Waltraud Meier (l’un des rôles dans lesquels elle excella alors que, pourtant, on ne l’y attendait pas) ont été des Sieglinde d’exception. Aujourd’hui, des artistes telles qu’Anja Kampe ou Camilla Nylund brillent – chacune à sa manière mais avec autant de succès – sur toutes les plus grandes scènes internationales, en incarnant ce rôle… peut-être l’un des plus émouvants (si ce n’est le plus beau) composé par Richard Wagner pour un soprano.
NC
Sources :
– La Tétralogie, collection « L’Avant-Scène Opéra », n. 228 (La Walkyrie) (parution septembre 2005)
– La Tétralogie, commentaire de Stéphane Goldet et profil vocal des personnages de Pierre Flinois, Guide des opéras de Richard Wagner (Fayard, Les Indispensables de la musique, 1988)
– Dictionnaire des personnages (collectif, Robert Laffont éditeurs, Bouquins, 1992)
NC
Pour approfondir, voir également :
– SIEGLINDE OU LE PRINTEMPS ET L’AMOUR, par Marie-Bernadette Fantin-Epstein
Richard Wagner n’aurait-il composé qu’une seule œuvre, La Walkyrie, il pourrait déjà être considéré comme l’un des peintres les plus subtils de la nature féminine, nuançant sa palette à l’infini et montrant parfois une intuition quasi-psychanalytique avant la lettre. En effet, ce sont trois personnages de femmes – toutes intéressantes, si ce n’est attachantes – qui conduisent l’action de La Walkyrie : Sieglinde, émerveillée par la découverte de l’amour, puis bouleversante dans sa détresse, Brünnhilde, évoluant de déesse altière vers une humanité compatissante, et même Fricka, maladroite et malheureuse dans son désir de reconquête de Wotan qu’elle perd définitivement par son intransigeance. Face à elles, la brute (Hunding), le héros romantique persécuté (Siegmund) et, teinté de « décadentisme », le dieu blessé qui aspire à la rédemption : Wotan. (lire la suite…)
– LES SOURCES LITTERAIRES DE L’ANNEAU DU NIBELUNG, par Marc Adenot
La Tétralogie constitue un ensemble cohérent, doté d’une structure propre, d’un réseau de symboles et de clés d’interprétation… ce qui lui vaut souvent d’être considérée comme une mythologie à part entière. C’est même bien souvent par le prisme de cette mythologie que le public moderne appréhende la mythologie nordique. Au point de trouver ici ou là des détails extraits de L’Anneau du Nibelung présentés comme provenant d’authentiques mythes germaniques ! Hormis pour les spécialistes avertis du monde scandinave, ce qu’un honnête homme sait aujourd’hui de la mythologie des anciens Germains est profondément conditionné par les images puissantes que Wagner a imposées dans l’inconscient collectif. Pourtant, nul ne pourra prétendre avoir compris la religion et la culture de la vieille Scandinavie en se basant sur la Tétralogie. (lire la suite…)