Singulière aventure que celle de l’ère Bayreuth sous le règne de Winifred où la petite histoire se mêle à la grande, où les personnalités individuelles, leurs sympathies particulières et leurs idéologies dépassent de loin le cadre de l’Art pour l’Art et se confondent avec la politique et les compromissions les plus délirantes.
Dans son remarquable ouvrage Le Festival de Bayreuth (éditions Sand), Pierre Flinois met judicieusement en parallèle quelques aspects de la personnalité de Winifred avec celle de Cosima, l’autre “dame de Bayreuth” : étrangères toutes les deux, veuves et héritières de la direction du Festival, et survivant à leurs défunts époux plusieurs décennies durant. Des similitudes auxquelles on peut ajouter une très forte personnalité, un amour inconditionnel de l’oeuvre de Richard Wagner, tout comme – l’Histoire le démontra par la suite – un attachement sans concession à la tradition, à leur tradition, celle de leur conception immuable de l’oeuvre de Richard Wagner, tout à fait à l’opposé du legs spirituel du Maître.
I- Madame Winifred Wagner
Winifred Marjorie Williams, future Madame Siegfried Wagner, n’est pas totalement étrangère au sillon wagnérien. De nationalité anglaise, née le 23 juin 1897 à Hastings, elle est la fille de John Williams, un écrivain gallois et critique de théâtre, et de l’actrice et de la peintre Emily Florence (Karop) Williams. Orpheline à deux ans, elle passe de foyer en foyer avant d’être recueillie par une lointaine cousine allemande, épouse de Karl Klindworth, lui-même brillant pianiste, élève de Franz Liszt et compositeur célèbre pour ses réductions pour piano des opéras du Maître de Bayreuth.
Alors qu’elle a à peine dix-sept ans, la jeune Winifred qui se fait alors appeler Senta en référence au Vaisseau fantôme rencontre pour la première fois Siegfried (alors lui-même âgé de quarante-cinq ans) et l’épouse en 1915, en plein conflit mondial. Bien qu’homosexuel notoire, Siegfried entrevoit certainement grâce à la personnalité vive et fraîche de Winifred – à l’instar de Louis II de Bavière qui pensa un temps épouser Sophie, sœur de sa cousine Sissi – de briser le poids du silence et de la malédiction. Pour tout le clan Wagner, cette nouvelle sonne comme une délivrance, comme une solution au fardeau que personne n’osait évoquer publiquement !
Quelques mois à peine après le mariage, la “victoire” est à son comble puisque le 5 janvier 1917 naît Wieland : la lignée est désormais assurée. Après Wieland, naissent Friedlind (1918), puis Wolfgang (1919) et enfin Verena (1920). Et non seulement Winifred accomplit parfaitement ses devoirs de maîtresse de maison, mais elle devient aussi une assistante précieuse pour son époux Siegfried, tout en restant sagement dans l’ombre de ce dernier.
En hôtesse aussi sociale que son mari pouvait être effacé, elle reçoit avec une sympathie non dissimulée les membres du parti national-socialiste. Adolf Hitler est l’un d’eux : elle reçoit le futur chancelier à partir de 1923 à Wahnfried, puis le bras droit de celui-ci, Joseph Goebbels, et, comme elle partage les convictions affichées par le national-socialisme, elle prend sa carte du parti dès 1926. A cette époque, Hitler, qui voue un culte quasi-fanatique à l’œuvre de Richard Wagner, est reçu à Wahnfried en toute simplicité : il partage le quotidien de la famille Wagner, et devient un habitué puis un intime de la famille ; les enfants Wieland et Wolfgang appellent ce curieux étranger “oncle Wolf”.
Quant à Siegfried, il se montre le plus souvent absent de ses curieuses réunions présidées par Winifred, où l’art et la politique se mêlent déjà de façon inquiétante. La relation entre Winifred et Hitler devient même si forte, si complice qu’on a pu supposer une relation amoureuse entre eux. Mais nul témoin, nulle trace pour en attester. Lorsque Hitler est emprisonné en 1924 à la prison de Landsberg après sa tentative manquée du putsch de Munich (la condamnation pour haute trahison aurait dû lui valoir la prison à vie, mais il est condamné à 5 ans, le minimum, et ne purge en réalité que quelques mois, dans un environnement pour le moins confortable), il reçoit près de 300 visiteurs et rédige Mein Kampf sur le papier envoyé par …Winifred.