(soprano)
Le Vaisseau Fantôme (Der Fliegende Holländer)
Fille du capitaine norvégien Daland, Senta est (si l’on excepte la figure anecdotique de la nourrice Mary), le seul personnage féminin dans l’univers du Vaisseau Fantôme.
Senta incarne sans doute le mieux, parmi tous les opéras dits « de la maturité » de Richard Wagner, l’« idéal féminin » du compositeur et dramaturge tel qu’il a cherché à le définir à travers ses oeuvres, littéraires et musicales. Elle est également la première de ces héroïnes chères au compositeur allemand qui se sacrifient corps et âme au nom de la « rédemption par l’amour », et qui, ainsi, rachètent l’âme de l’être aimé (Elisabeth, Isolde), voire le monde (Brünnhilde).
Au premier acte de l’opéra, l’héroïne est absente. Nous ne la connaissons que via la description qu’en fait son père Daland. Il dépeint une « jolie jeune fille » tout juste « bonne à marier », voire « une belle marchandise » qu’il troque sans foi ni loi, avec cupidité, en échange de toutes les richesses que lui offre Le Hollandais. Lorsqu’il est donné à celle-ci de s’exprimer enfin (dans la célèbre Ballade du début du IIème acte : « Johohohoe ! Traft ihr das Schiff in Meere an ?»), le spectateur comprend toute la complexité et l’ambiguïté du personnage : une jeune fille de bonne famille certes, mais totalement étrangère au monde conventionnel et bourgeois dans lequel elle évolue. Un monde qui lui est par ailleurs si étranger qu’elle ne le comprend pas véritablement. Et qui, en retour, ne la comprend pas (voir la scène du chœur des fileuses de laquelle Senta, tout absorbée par son rêve, est absente).
Car Senta aspire à beaucoup plus que la douceur de l’univers marital auquel son père la prédestine, et que auquel le malheureux et désargenté Erik souhaite la conduire. Depuis qu’elle est enfant, en effet, Senta rêve devant le portrait du sombre Hollandais qui trône dans le salon familial comme plane l’ombre d’un spectre sur le monde des humains. Et depuis qu’elle s’est émue de la triste condition du malheureux condamné à errer sur les mers, elle s’est identifiée à celle, qui seule saura, par son amour et son sacrifice, délivrer l’âme du « Maudit des mers »
Au fur et à mesure de l’action, la jeune fille, vantée comme naïve et innocente par son père, rencontre l’amour-passion en la personne du Hollandais (duo de l’acte II : « Wie aus der Ferne… »). Elle devient ainsi femme et prend conscience du rôle capital qu’elle a à jouer dans la rédemption de celui auquel elle s’est irrémédiablement liée bien avant qu’elle ne le rencontre.
Avec Senta, Wagner a aussi poursuivi la tradition des héroïnes romantiques telles que la scène lyrique du début du XIXème siècle les a tout particulièrement affectionnées : elle est comme une « parente éloignée » d’une Lucia di Lammermoor, prisonnière elle aussi d’un environnement patriarcal, brutal, hostile, conventionnel, et elles sont acculées l’une comme l’autre à la « folie » et à la mort. Certains metteurs en scène (notamment Harry Kupfer dans sa mise en scène à Bayreuth en 1976) ont décrypté le personnage de Senta avec le prisme de la psychanalyse, ouvrant la voie à de nombreuses relectures psychologiques et psychanalytiques des plus passionnantes… aux plus délirantes.
Mais au-delà de cette tradition, première héroïne wagnérienne à prendre son destin en main envers et contre tous, Senta n’appartient ni à la « catégorie » des héroïnes « blondes » de Wagner (Elisabeth, Elsa, Eva) toute de candeur et d’innocence (caractéristique également des sopranos mozartiens), ni à la catégorie plus lourde des sopranos dramatiques (Isolde, Brünnhilde, Kundry). Et c’est bien ce trait d’humanité qui rend le personnage de Senta plus attachant ; car son bonheur (même s’il est épris d’un absolu un tant soit peu idéalisé) est quasi palpable, charnel, humain.
La tessiture requise pour le rôle se trouve de facto particulièrement éprouvante : les notes graves (jusqu’au Si bémol) sont particulièrement nombreuses dans la partition, mais la voix de la jeune fille doit également pouvoir faire briller d’éclat jusqu’au Si aigu et passer la fosse d’un orchestre romantique des plus tonitruants et déchaînés.
La créatrice du rôle fut Wilhelmine Schröder-Devrient. Certes, elle n’avait plus l’âge de la jeune fille que Wagner rêvait pour le rôle de Senta, mais elle possédait toute la palette vocale nécessaire pour affronter l’un des rôles les plus difficiles du répertoire wagnérien. Plus récemment, ce rôle particulièrement éprouvant fut interprété avec brio par Astrid Varnay, Leonie Rysanek, Lisbeth Balslev, Gwyneth Jones ou encore plus proche de nous, Nina Stemme.
NB : pour l’anecdote, dans la version française initiale de l’opéra de Wagner, elle a pour nom Minna (comme la femme de Wagner).
NC
Sources :
– Le Vaisseau fantôme, collection « L’Avant-Scène Opéra », n.30 (2010)
– Le Vaisseau fantôme, commentaire de Michel Debrocq, Guide des opéras de Richard Wagner (Fayard, Les Indispensables de la musique, 1988)
– Dictionnaire des personnages (collectif, Robert Laffont éditeurs, Bouquins, 1992)