(mezzo-soprano)
Epouse de Friedrich von Telramund, Ortrud descend de la lignée noble des Radbod, princes de Frise (l’une des contrées les plus sauvages du Nord de Germanie). Alliée et complice de son époux dans la lutte que celui-ci mène auprès du roi Heinrich pour s’accaparer le trône de Brabant, magicienne mystérieuse, d’une beauté à glacer les sens, elle est adepte de la magie noire et des cultes aux dieux païens (la Frise, comme toute l’Allemagne du Nord, est, au Moyen-Âge, l’une des régions qui a voué le plus longtemps un culte au paganisme, et résisté le plus longtemps au christianisme peu à peu triomphant dans toute l’Europe). Son personnage, discret pendant tout le premier acte, se révèle de plus en plus complexe alors que le drame se noue jusqu’à éclater dans toute sa fureur à la fin de l’opéra. Et si certaines des héroïnes apparemment sombres de Wagner sont ambiguës et de facto difficilement classable dans une catégorie de « gentilles » ou de « méchantes » (Venus, Fricka, Kundry…), il en est une véritablement « méchante » de bout en bout de l’opéra de Wagner, et c’est bien Ortrud ! Avec Hagen du Crépuscule des Dieux, elle est l’un des personnages les plus noirs de toute la création wagnérienne, car seuls la haine, le désir de revanche, le meurtre et la destruction semblent motiver ces personnage résolument négatifs.
Et son géniteur, Richard Wagner, ne s’embarrasse d’ailleurs pas d’artifices pour tenter d’adoucir les traits de son personnage : « Ortrud est une femme qui ne connaît pas l’amour… le trait dominant de sa nature, c’est la politique. Un homme politique est repoussant, une femme politique est un monstre effroyable. C’est un pareil monstre que j’ai dû représenter. Il y a dans cette femme, une passion, la passion du passé, des générations disparues, la passion outrée jusqu’à la folie de l’orgueil de race, qui ne peut se manifester que sous la forme de la haine pour tout ce qui vit, tout ce qui existe réellement … Ainsi l’orgueil de race, l’amour du passé se transforment chez elle en fanatisme meurtrier. » (Richard Wagner, Lettre à Franz Liszt, Zurich, 30 janvier 1852). Et le compositeur d’aller plus loin encore dans la description de son personnage : Ortrud est « une réactionnaire, et cela dans l’acceptation la plus outrancière du terme ! »
Même si l’on connaît les « réserves » que le compositeur entretenait à l’égard des « bas-bleus », et, plus généralement, de toute femme se piquant de politique, quel tableau Wagner dresse-t-il là d’Ortrud ! Et pourtant, le compositeur qui, manifestement, n’aimait pas son personnage, réserve à celui-ci non seulement un rôle dramatique de premier plan, mais a composé pour elle l’une des musiques les plus abouties et les plus complexes de son répertoire.
Création relativement tardive dans le processus de composition du poème de Lohengrin (elle ne figurait pas dans les premières esquisses du poème de Wagner), Ortrud domine, à l’égal de Lohengrin (son antithèse absolue) tout l’opéra.
Si Ortrud reste muette au premier acte (mis à part les deux ensembles où elle mêle son chant au reste des protagonistes), comme si, en observatrice, elle préférait contempler le drame qui va se passer sous leurs yeux plutôt que d’agir (la réflexion avant l’action, preuve des « sages » s’il en est), le deuxième acte permet à la magicienne de dévoiler totalement sa personnalité ainsi que ses funestes ambitions.
Aussi, la scène avec Telramund qui ouvre le deuxième (acte II, scène I : « Ich kann nicht fort, hieher bin ich gebannt ») est l’une des plus intéressantes de la partition, tant elle ouvre la voie à d’autres systèmes de langages musicaux. Car, autant les noirs desseins de la magicienne sont intrinsèquement sinueux, autant son chant – auquel se mêle de la même manière le jeu des cordes en chromatisme – se révèle inquiétant, dérangeant (NB : tout comme, plus tard, la scène qui ouvre l’acte II du Crépuscule des Dieux et le dialogue entre Hagen et Alberich, d’aucuns ont vu dans ces pages une voie ouverte au post-chromatisme et à l’écriture qu’utiliseront les compositeurs de l’Ecole de Vienne, au début du XXème siècle).
Ses intentions, comme elle le dévoile dans cette scène à son pleutre mari, sont bien entendu funestes et maléfiques. Mais plus que le trône de Brabant (considération trop matérielle pour cette femme « de tête »), ce que souhaite surtout Ortrud c’est le retour en grâce de Telramund avec qui elle pourra obtenir le retour des dieux païens. C’est pour cela qu’elle a « organisé » la disparition de Gottfried (le frère d’Elsa) en le changeant en cygne. Alors la magicienne d’expliquer à son mari déchu ses véritables intentions concernant sa volonté de remettre les divinités païennes en Brabant à la place du Christianisme alors triomphant. A cet égard, Ortrud devient même le contrepoint de Lohengrin et Telramund n’est que son pion qu’elle avance sur l’échiquier alors qu’Elsa (dont elle manipule les faiblesses avec une habileté des plus perverses) est, pour le héros au cygne, le moyen de se révéler dans toute sa lumière. Les ténèbres contre la lumière, les dieux païens contre le culte chrétien.
Car, pour Ortrud, Lohengrin est une véritable atteinte, voire une insulte, à son paganisme tant il a réussi à vaincre au premier acte, et tant la magie de celle-ci s’est révélé inopérante contre le Chevalier de lumière. Alors la magicienne utilise tous les moyens dont elle dispose pour arriver à ses buts et fait appel à la force des dieux païens bien entendu : Ortrud réussirait presque à convaincre son auditoire qu’elle est superbe et légitime dans ses actes magistraux où elle en appelle aux Dieux païens (les imprécations à Wotan et à Freia à l’Acte II « Entweite Götter », ainsi que son implacable sentence de mort au Finale de l’Acte III).
En tout état de cause c’est sur son motif que se clôt l’opéra : s’il n’y avait l’accord final qui apporte un peu du brillant de Lohengrin, on serait tenté de croire … que c’est Ortrud qui a gagné la partie ! Ce qui tend à accréditer le fait que Lohengrin est indubitablement l’ouvrage le plus pessimiste de toute la création wagnérienne, le plus noir… Toute la lumière de Lohengrin n’aura pas su l’emporter.
Créée à la scène par Josephione Fastlinger sous la direction de Franz Liszt lors de la première donnée au Théâtre Grand-ducal de Weimar le 28 août 1850, Ortrud partage avec Venus et Kundry une ambiguïté de tessiture, qui se situe entre soprano et mezzo-soprano. D’ailleurs, nombreuses sont les interprètes qui après avoir incarné Elsa se sont tournés vers son pendant maléfique (Anja Silja, Régine Crespin, Leonie Rysanek).
Des interprètes « monstres de scène » telles que Margarete Klose, Rita Gorr, Christa Ludwig, Eva Randova ou bien encore Waltraud Meier (qui a fait de ce rôle l’une de ces incarnations fétiches) ont triomphé dans ce rôle aussi exigeant que terrifiant.
NC
Sources :
– Lohengrin, collection « L’Avant-Scène Opéra », n.143/144 (1992)
– Wagner, mode d’emploi, Christian Merlin, collection « L’Avant-Scène Opéra », hors série (2011)
– Lohengrin, commentaire de Pascale Saint André, Guide des opéras de Richard Wagner (Fayard, Les Indispensables de la musique, 1988)