» Dans la voiture, ma mère nous raconta la terrible soirée. Elle était outrée de cette cabale, abasourdie encore du tumulte. Quant à la musique, elle n’en pouvait rien dire, pour la bonne raison qu’il avait été impossible d’en rien percevoir.
Théophile Gautier alors nous révéla un fait extraordinaire: c’est qu’il connaissait parfaitement le Tannhauser! Quelques années auparavant, assistant par hasard à une représentation au théâtre de Wiesbaden, et frappé par la grandeur de l’œuvre, il avait écrit sur elle un grand feuilleton, qui avait paru dans le Moniteur Universel.
– C’est moi qui en ai parlé le premier à Paris ! disait-il, non sans orgueil.
Et, quelque temps après, il nous montra cet article daté de 1857 :
« Richard Wagner est, pour ainsi dire, inconnu en France, quoique son nom ait été agité souvent dans des polémiques violentes mais sa musique n’a pas franchi le Rhin peut-être ne le franchira-t-elle pas de si tôt, car elle est trop allemande, même pour beaucoup d’Allemands.
Nous avions une grande curiosité de connaître ce compositeur, génie sublime pour les uns, maniaque délirant pour les autres,- un dieu,- un âne-, pas de milieu. D’après les appréciations opposées entre elles que nous avions lues, nous nous étions imaginé un Wagner tout différent de Wagner véritable. Sans le croire complètement dénué de mélodie, de rythme et de carrure, comme on le disait, nous pensions avoir affaire à un hardi novateur en musique, secouant les vieilles règles, inventant des combinaisons bizarres, essayant des effets inattendus; un paroxysme, pour nous permettre ce mot, poussant tout à l’extrême, outrant la violence, déchaînant à propos de rien l’ouragan de l’orchestre et passant comme une trombe musicale sur le parterre abasourdi. Nous nous figurions un génie compliqué et furieux, chaotique et fulgurant, mêlé de souffles, de ténèbres et de lueurs, et cédant au caprice d’une inspiration sauvage, un Kreissler à la Hoffmann près de qui Beethoven, Weber et même Berlioz eussent paru fades et classiques, et, vraiment, sur ce qu’on en racontait, il était difficile de penser autre chose.
L’auteur du Tannhâuser, loin de renchérir sur Weber ou Meyerbeer, a remonté délibérément dans le passé vers les sources de la musique, comme un peintre qui imiterait Van Eyck ou l’ange de Fiesole…
Le sujet de son opéra est symbolique et fait doublement allusion à cette idée. Et le poète analyse, dans un style d’un coloris délicieux, la légende du chevalier Tannhâuser. Puis il le montre, quand le rideau s’écarte, dans les grottes du Venusberg, accoudé sur les genoux de Vénus,
…l’air excédé d’ennui et parfaitement insensible aux groupes érotico-mythologiques que figurent derrière une gaze des Nymphes et des Amours en vain les Grâces font des poses, et les Sirènes chantent leurs chansons les plus perfidement enivrantes de leur voix la plus douce en vain la déesse déploie ses séductions auxquelles rien ne résiste que la satiété. Tannhauser, las de chants magiques, de fantasmagories grecques et de baisers olympiens, se ressouvient de sa vieille grand’mère, de sa jeune fiancée et du son de cloche de la petite chapelle, et, invoquant le nom immaculé de Marie, il se débarrasse des étreintes de la déesse, et se retrouve en pleine campagne. La lutte du principe spiritualiste et du principe matérialiste, qui se disputent l’âme deTannhâuser, est bien rendue parle compositeur. L’agitation sourde de l’orchestre, la déclamation hachée et haletante, les éclats de voix soudains peignent bien l’état d’esprit du chevalier.
Quand Tannhâuser se retrouve au milieu de la campagne, un petit pâtre joue une cantilène rustique dont la simplicité fait contraste avec les voix langoureusement perfides des Sirènes et autres mythologiques enchanteresses.
Bientôt passe une procession de pèlerins qui fait naître des idées de repentir et de religion dans l’âme du chevalier Tannhauser déjà rassérénée par la chanson naïve du pâtre. Cette marche, nécessairement rhythmée pour rendre la progression du cortège, est d’une grande beauté et produit un effet irrésistible: c’est un des meilleurs morceaux de l’ouvrage; le souvenir s’en découpe nettement du fond de récitatifs et de mélopées un peu vagues qui forment la teinte générale de l’œuvre. C’est là une musique pleine de grandeur, de caractère et de conviction, la musique d’un maître, enfin. Comme nous l’avons dit, le romantisme de Wagner est bien plutôt un retour aux anciennes formes qu’une innovation révolutionnaire; son orchestre est plein de fugues, de contre-points fleuris, de canons, exécutés avec beaucoup de science. Rien n’est moins échevelé l’air de désordre vient de l’absence du rhythme carré que de parti pris le maître évite, de même qu’il s’abstient de moduler. Wagner écrit lui-même les paroles de sa musique, pour que la cohésion de l’idée et de la note soit encore plus parfaite.
Il terminait l’article par ce souhait :
Nous voudrions que le Tannhauser fût exécuté à Paris, au Grand-Opéra. La partition mérite cette épreuve solennelle.
Hélas l’épreuve fut faite quatre ans après, et le résultat n’honorait guère la capitale du monde. Mais Théophile Gautier était très fier d’avoir, avant tout autre, salué ce maître et apprécié son œuvre.
A ce déchaînement de haine, à ces clameurs, à ces huées, il ne se trompait pas, il les avait entendues déjà en 1830, et savait bien que le génie seul est capable d’exaspérer à ce point la foule, comme si sa supériorité était, vraiment, la plus sanglante insulte faite à la médiocrité.
Moi, qui ne suis qu’un âne en musique, à ce que l’on prétend, disait-il, je n’avais pas fait tant de façons et j’avais trouvé le Tannhauser très beau, tout simplement.
Et encore n’avait-il pas écrit tout son sentiment pour ne pas trop empiéter sur le domaine de son collègue, de Rovray, critique musical au Moniteur, il s’était surtout attaché à l’analyse du poème et, en ce qui concerne la musique, il avait certainement subi une influence. Il y avait quelque musicien parmi ses compagnons de voyage, qui lui souffla les appréciations, assez singulières, que nous avons citées, comme par exemple « Le maître s’abstient de moduler », qu’il reproduisit respectueusement, croyant être très sûrement documenté, puisqu’il l’était par un homme du métier.
Baudelaire était très heureux que Théophile Gautier eût écrit cet article sur Wagner: ce document, disait-il, aiderait à la réhabilitation de Paris. Chauvin, à sa manière, Baudelaire souffrait extrêmement de la honte dont le scandale de l’Opéra éclaboussait la France.
– Qu’est-ce qu’on va penser de nous dans le monde ? Que dira-t-on de Paris en Allemagne?…Une poignée d’imbéciles et d’envieux nous ont déshonorés collectivement.
Il disait cela, et, heureusement, il l’a écrit, en d’admirables pages, lui, fanatisé dès la première heure, et il a ainsi sauvé l’honneur. Sa compréhension de Wagner fut vraiment sublime et elle lui vint de façon fulgurante :
– J’avais subi (du moins cela me paraissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse.
Cela me faisait penser à ces quelques pages de Weber, qui m’avaient si soudainement révélé la musique. Les phrases musicales de Wagner, entendues au piano, m’impressionnaient encore plus vivement. J’éprouvais, en les écoutant, une fascination, mêlée d’une sorte de peur. J’étais comme au bord d’un gouffre, dont il me faudrait, sans nul doute, toucher le fond c’était un vertige de l’esprit.
Il est bien évident que toujours, en même temps qu un homme de génie, il naît un petit groupe d’élus, appelés à le comprendre, à former autour de lui ce bataillon dévoué qui doit le défendre, le consoler de la haine univeraelle et le soutenir, dans sa montée au Golgotha, en lui afnrmant sa divinité.
J’avais déjà la prescience que ma destinée était de prendre rang, un jour, parmi cette milice sacrée, qui combattait pour le triomphe de Richard Wagner. »