Bien que le lieu et l’époque où se passe l’action aient été précisés par l’auteur, Lohengrin n’est pas du tout un opéra historique, mais bien plutôt un conte merveilleux et allégorique pour lequel la recherche de décors naturels peut paraître superflue. En effet, l’atmosphère de rêve qui enveloppe cette légende nostalgique n’appelle pas particulièrement la rigueur historique et géographique, mais au contraire s’accommode fort bien d’une stylisation des décors poussée parfois jusqu’à l’abstraction. Pourtant, Wagner insista dans ses indications scéniques pour que les coutumes et les costumes de l’époque, c’est-à dire la première moitié du Xe siècle, soient restitués avec fidélité. En revanche, les indications qu’il donna en matière de décors sont assez éloignées de la réalité : situer le burg d’Anvers au sommet d’une montagne, c’est presque un gag ou une histoire belge. D’ailleurs le Maître lui-même s’en rendit compte quand, en mars 1860, il profita d’un séjour à Bruxelles où il était venu diriger des concerts pour faire une excursion à Anvers. Voilà ce qu’il raconte dans son autobiographie :
“Je me contentais de voir la ville qui n’a rien du cachet antique auquel je m’attendais. La célèbre citadelle me désappointa absolument. Pour les décors du premier acte de mon Lohengrin, je m’étais imaginé qu’elle avait l’aspect d’un vieux burg se dressant sur une colline quelconque de l’autre côté de l’Escaut : au lieu de cela, je n’aperçus que des fortifications à ras de terre, dans une plaine sans bornes. Quand plus tard j’assistais aux représentations de Lohengrin, je ne pouvais jamais m’empêcher de sourire du château fort que le décorateur place d’ordinaire sur une montagne au fond de la scène.”
Dans la dernière phrase de cette citation, Richard ne craint pas d’avouer qu’il se laissait parfois distraire par des idées vagabondes en assistant à une représentation d’un de ses drames. Voilà peut-être de quoi réconforter les wagnériens à l’attention parfois capricieuse. Pour moi, c’est en plus comme une justification de mes recherches de topographie. En effet quand vous êtes obligés de supporter une Elsa dont la voix est animée de vibrations aussi pénibles à entendre que sont à voir celles de son monstrueux abdomen, ou bien quand vous avez la certitude dès le début du Récit du Graal que le ténor, qui s’est déjà égosillé dans le duo, va coincer sur le premier la de la phrase finale et se planter sur le second ; dans ces circonstances difficiles dis-je, il est bien agréable de pouvoir brancher son esprit sur d’autres images : par exemple celles de l’époque et des lieux dans lesquels Wagner écrivit son ouvrage ou encore celles de paysages capables de nous mettre par la pensée en contact avec le monde légendaire de Lohengrin.
LA GENESE DE L’OEUVRE
C’est pendant l’hiver de 1842 que Wagner eut la révélation du sujet de Lohengrin en lisant dans les comptes rendus d’une société savante, les Mémoires de la Société allemande de Königsberg, l’article d’un certain Lucas parlant en détail du poème moyenâgeux du Tournoi de la Wartburg et de l’épopée qui lui fait suite racontant la légende de Lohengrin. Il s’agissait d’un récit du XIIe siècle à l’inspiration religieuse et cléricale très prononcée. Dans son autobiographie, Richard dit qu’il conserva de Lohengrin “une image ineffaçable”, ce qui signifie que la conception du sujet a mûri lentement dans son esprit au cours des trois années qui séparent cette première rencontre de la rédaction de l’esquisse en prose, écrite à Marienbad pendant l’été de 1845. C’est l’époque pendant laquelle, en même temps qu’il écrivait Tannhäuser, Wagner se plongeait dans l’étude de la mythologie et des coutumes allemandes en lisant les savants ouvrages de Jacob Grimm sur les traditions germaniques du haut moyen-âge.
Pendant sa cure à Marienbad, en juillet 1845, il lut le Parzival de Wolfram von Eschenbach et l’épopée anonyme de Lohengrin dans des adaptations d’auteurs contemporains. L’image du chevalier au cygne obsédait tellement son imagination qu’il résolut pour s’en défaire d’écrire le scénario de ses Maîtres Chanteurs conçu à la suite de la lecture d’une histoire de la littérature allemande. Mais le remède n’eut pas d’effet et dès que Hans Sachs eut prononcé sa harangue finale, la figure nostalgique et passionnée de Lohengrin parut à nouveau. Imaginons un instant notre jeune Kapellmeister qui se livre de bonne grâce aux bienfaits de l’hydrothérapie et qui tout à coup saute de sa baignoire, s’habille à la hâte et court comme un fou à son logis pour jeter sur le papier le plan scénique de son futur opéra. Il acheva ce texte en prose extrêmement détaillée le 3 août 1845 et quelques jours après, il regagna Dresde pour préparer la première représentation de Tannhäuser qui eut lieu le 19 octobre.
Quelques semaines plus tard, l’infatigable Richard, qui avait trouvé le temps de rédiger son poème versifié, en donna lecture à un cercle d’amis parmi lesquels figurait Robert Schumann. Le nébuleux Robert trouva le sujet à son goût mais il déclara se demander quelle forme musicale on pourrait bien lui donner. (Quand on connaît la forme qu’il donna à sa Genoveva qui le turlupinait à ce moment-là, on comprend le sens de son interrogation). Il faut savoir que même après avoir terminé son poème, Wagner n’avait qu’une idée assez floue du drame de Lohengrin. C’est en particulier le dénouement qui lui posait un problème ainsi qu’à plusieurs de ses amis qui trouvaient injuste que le départ de Lohengrin soit aussi une punition pour Elsa. Plus tard, il fut heureux de reconnaître la justesse de son intuition quand des éléments de sa vie-même lui donnèrent le véritable sens de son poème. En effet, Wagner connut alors une grave crise morale, ce qui explique qu’il ne commença la composition musicale de Lohengrin qu’à l’été suivant. L’hiver 1845–46 semble être un passage vide et pénible de sa vie où, après le succès très mitigé de Tannhäuser, il a l’impression d’être incompris tant du public que de l’élite intellectuelle et artistique, en même temps qu’il ressent l’inanité de sa carrière de chef d’orchestre. Cette difficile question de l’orientation de sa vie d’artiste se pose sur le fond de la morosité de sa vie conjugale, aggravée par de très vives inquiétudes concernant sa situation financière : il avait dû s’endetter fortement pour faire publier ses trois premiers opéras dont les ventes étaient restées à peu près nulles. Son désespoir put se changer en enthousiasme grâce à l’étude de la IXème Symphonie de Beethoven dont il put présenter pour le dimanche des Rameaux une exécution exemplaire qui connut un immense succès.
Pour se remettre définitivement de ses soucis, il demanda alors un congé de trois mois qu’il passa à la campagne, dans les environs de Dresde, à Gross-Graupa, où il séjourna dans une modeste maison du village du 15 mai au début du mois d’août 1846. C’est là qu’il écrivit l’esquisse de composition des trois actes de Lohengrin. A ce propos, il faut rappeler l’anecdote suivante : lorsqu’il voulut se mettre à la musique de Lohengrin, Richard fut troublé jusqu’au désespoir par les mélodies de Guillaume Tell de Rossini qu’il venait de diriger et qui le poursuivaient constamment. Tout à fait malheureux, il trouva un antidote à cette obsession en chantant énergiquement le premier thème de la Neuvième Symphonie. Il y a là peut-être un germe d’explication à la forme musicale de Lohengrin que l’on peut trouver parfois composite et hétérogène et à son style par endroit un tantinet rétrograde et pompier.
En septembre, Wagner reprit son travail de composition en commençant par le troisième acte qui ne fut terminé qu’au mois de mars de l’année suivante, à cause d’une interruption assez longue pendant l’hiver pour se consacrer à un important remaniement de l’Iphigénie en Aulide de Gluck. En mai et juin 47, il s’attaqua à la composition du premier acte, puis à celle du deuxième, avant de finir par le prélude du premier acte dans les derniers jours du mois d’août. Cet été là, Richard qui avait déménagé pour habiter un appartement de l’ancien palais Marcolini entouré d’un parc très agréable dans un quartier périphérique de Dresde, n’avait pas senti le besoin de partir en villégiature. Il lui restait à établir l’orchestration définitive et à mettre au net sa partition qui fut définitivement achevée le 28 avril 1848.
C’est alors que sa situation se dégrada gravement, tant à cause de l’agitation politique que de sa brouille avec l’intendance du théâtre royal. Les préparatifs pour faire jouer Lohengrin furent décommandés par suite de l’attitude rebelle du maître de chapelle, ce qui bien sûr ne fit qu’accroître l’amertume, le mépris et l’indifférence de ce dernier. L’exécution du final du premier acte, lors d’un concert de gala qui célébrait le tricentenaire de la Chapelle royale de Dresde au mois de septembre, n’avait été qu’une maigre consolation. L’année suivante, Wagner quitta sa patrie pour un exil qui devait durer onze ans. Et il lui fallut attendre une année de plus avant de pouvoir assister à une représentation de son Lohengrin à l’Opéra de Vienne en mai 1861. Mais dès 1850, il avait confié le sort de son ouvrage à Franz Liszt qui en présenta la première exécution à Weimar, le 28 août de la même année.
LES LIEUX OU LOHENGRIN APPARUT À WAGNER
* Le 14 de la rue Jacob à Paris, où Wagner s’intéressa aux légendes allemandes comme sujet de ses opéras à venir, et la maison « A la feuille de trèfle » à Marienbad, où Hans Sachs et Lohengrin se disputaient les faveurs du cerveau hyper actif du jeune maître, sont, ou du moins devraient être, des hauts lieux du pélerinage wagnérien ne serait-il qu’imaginaire. Ces deux maisons existent toujours et sont ornées de plaques rappelant les séjours qu’y fit Wagner. On a vu ou on reverra ces maisons en parlant du Hollandais, de Tannhäuser, des Maîtres Chanteurs et de Parsifal.
* A Dresde, la maison ayant vue sur le Zwinger au 6 Ostraallee, que Wagner habita jusqu’en avril 1847, a été détruite dans les bombardements de 1945. C’est là qu’il écrivit le poème et composa la musique du troisième acte. En revanche, on peut toujours voir le palais Marcolini, 41, Friedrichstrasse où il eut un appartement d’avril 1847 à mai 1849. C’est là qu’il composa les actes I et II ainsi que le prélude et qu’il mena à bonne fin le travail sur la partition définitive. Ce palais est aujourd’hui un hôpital de la ville de Dresde. Une plaque de pierre placée au-dessus d’un portail indique que Wagner a vécu ici en 1847–49 ; une deuxième plaque en bronze avec portrait du Maître en médaillon rappelle que Richard Wagner, compositeur et maître de chapelle au théâtre de la Cour de Dresde, travailla ici, entre autres, à la partition de Lohengrin. Il habitait au premier étage de ce qui est maintenant le service de radiologie ; en pénétrant dans l’hôpital, on peut repérer son logement dont l’entrée, donnant sur le parc, est décorée d’une lyre.
* Plus spécifiquement consacrée au souvenir de Wagner et de Lohengrin dans la région de Dresde, se trouve la maison où il passa l’été 1846 et où il écrivit l’esquisse de composition de son ouvrage dans le village de Gross-Graupa à une dizaine de kilomètres au sud-est de Dresde. C’est aujourd’hui un musée Richard Wagner, modeste mais sympathique et intéressant (Richard Wagner Strasse). Tout près de cette « maison Lohengrin », on a disposé dans un minuscule jardin public une belle tête de Wagner sur un socle et, comble de délicatesse, un couple de cygnes évolue dans un petit bassin.
Et puis cette région renferme un autre sanctuaire du culte wagnérien, c’est un énorme et extraordinaire monument, perdu comme abandonné en pleine forêt, adossé à une paroi rocheuse au bord d’un torrent. Il se trouve non loin de Graupa, sur la commune de Liebestal dans le hameau de Mühlsdorf au lieu-dit Lochmühle. Réalisé dans les années trente par le sculpteur Richard Guhr, ce monument étrange et impressionnant exhale ostensiblement les effluves délétères des chimères de l’Allemagne d’alors. Le Maître, statufié dans le bronze, revêtu d’une ample robe, paraît figé dans une sorte de majesté divine qui n’est pas du meilleur goût. Sur le socle de la statue est inscrit ce vers du Récit du Graal :
« Des Ritters drum sollt Zweifel ihr nicht hegen »
(Vous ne devez pas nourrir de doute envers le chevalier)
* Il nous reste à évoquer la création de l’ouvrage le 28 août 1850. Le théâtre de Weimar où Liszt dirigea la première représentation de Lohengrin a été remplacé par un édifice plus moderne. C’est aussi ce qui est arrivé à l’hôtel du Cygne à Lucerne, où Richard était descendu ce jour-là et d’où il suivit, en pensée, le déroulement de la première représentation. L’établissement actuel, qui est un restaurant, a conservé le souvenir de Wagner en donnant son nom à un salon de réception joliment décoré : on ne peut rêver de meilleur cadre pour un banquet de wagnériens en pèlerinage dans la région.
DES LIEUX OU LOHENGRIN PEUT APPARAITRE AUX WAGNERIENS
Bien sûr, je ne peux faire aucune proposition sérieuse de décor naturel pour le premier acte et le deuxième tableau du troisième acte : une prairie au bord de l’Escaut, avec à l’arrière-plan la citadelle d’Anvers sur une hauteur, ça n’existe pas, et Wagner lui-même l’avait constaté sur place. De plus, il serait illusoire de chercher dans la ville actuelle d’Anvers une quelconque réminiscence de la venue de Lohengrin, pas plus que la moindre babiole représentant le chevalier et son cygne dans les magasins de souvenirs. D’ailleurs, en raison de l’énorme trafic du port, la remontée du cours de l’Escaut est strictement interdite aux petites embarcations tirées par des cygnes.
La vieille citadelle d’Anvers, la forteresse du Steen, ne peut pas non plus prétendre valablement servir de décor pour le deuxième acte. L’édifice, dont les origines remontent au IXème siècle, a été plusieurs fois restauré et remanié, et de nos jours, il abrite un musée de Marine.
Avec ses dimensions modestes, sa minuscule cour intérieure ne saurait convenir aux évolutions de masses chorales, même dans un petit théâtre en proie à de gros problèmes budgétaires. En contrepartie, la cathédrale d’Anvers, la plus belle de Belgique, est majestueuse à souhait et on pourrait imaginer le cortège d’Elsa s’y rendant depuis le château qui n’est pas trop loin. Cependant, elle est du plus beau gothique du XIIIème siècle, soit de trois cent ans postérieure à l’époque où se situe Lohengrin.
(Je vous signale simplement, entre parenthèses, le Château du Cygne, ancienne résidence des comtes de Clèves. En effet, une autre version de la légende médiévale place l’action dans la région de Clèves qui se trouve en Allemagne non loin de Nimègue, à la frontière néerlandaise ; dans ce cas, Lohengrin et son cygne auraient donc voyagé sur le Rhin.)
Une image satisfaisante du décor du deuxième acte nous est offerte par la grande cour supérieure du château de Neuschwanstein que fit édifier le roi Louis II de Bavière. C’est presque du « sur mesure » puisque Louis II, qui, s’il a jamais été fou, était surtout fou de Wagner et de Lohengrin, fit édifier ce château d’après les esquisses d’un décorateur de théâtre. D’un côté, la demeure des femmes, la Kemenate ; au fond, la demeure des chevaliers, le Palas : c’est tout à fait ce qui convient. Il manque seulement l’église sur le côté droit, elle était pourtant prévue sur les plans, au pied du donjon, mais elle n’a pas été construite. Le style architectural de Neuschwanstein est du roman tardif bâtard plus ou moins byzantinisant et mâtiné de gothique, c’est-à-dire qu’il ne diffère pas tellement de celui de la basilique lyonnaise de Fourvière qui a d’ailleurs été construite à peu près à la même époque.
A l’intérieur du château, dans les appartements du roi, le grand salon est orné de plusieurs peintures murales consacrées à la légende de Lohengrin. Quant à la chambre à coucher de Louis II, elle ne peut en aucune façon être proposée comme décor pour la chambre nuptiale du troisième acte, pas tellement à cause de son style gothique qui serait anachronique, mais pour un motif absolument rédhibitoire : le lit est un lit à une place !
A proximité de Neuschwanstein, qui se trouve comme vous savez dans les Alpes bavaroises près de Füssen, un autre château où Louis II passa son enfance, Hohenschwangau, offre également de nombreuses évocations de Lohengrin, tant par les fresques de la salle du chevalier au cygne que par la représentation du gracieux palmipède qui décore tout le château. Il faut se rappeler que Wagner, répondant à l’invitation du roi, y séjourna pendant une semaine en novembre 1865. Et, pour faire plaisir à son souverain bien-aimé, il fit exécuter les fanfares de Lohengrin par la musique militaire locale postée en haut des tours du château. Près de Hohenschwangau se trouvent deux beaux lacs, l’Alpsee et le Schwansee. C’est sur le premier que Louis II s’était fait préparer une petite fête nocturne pour son vingtième anniversaire : un cygne mécanique tirait une nacelle sur laquelle se tenait un aide de camp costumé en Lohengrin et éclairé par une lumière électrique. Le modeste touriste wagnérien devra se contenter de suivre sur ces eaux calmes les évolutions de quelques gracieux palmipèdes.
C’est sur cette image noble et mystérieuse, fascinante et gracieuse de l’oiseau blanc, que nous pouvons clore cette évocation des décors naturels de Lohengrin : un cygne qui s’avance sur un lac, ou sur un étang ou même dans un modeste bassin, nous suffit à nous, pour nous transporter dans un autre monde : c’est un peu cela, être wagnérien.
H.P. @ CRW Lyon