Histoire du Carnet brun
Chef-d’œuvre d’artisanat, ce carnet brun relié de cuir, à l’origine, muni d’une serrure pour préserver le secret du contenu, mesure 17,5 sur 21,5 cm. et comporte 241 pages écrites de la main de Richard Wagner. La serrure fut par la suite retirée. Depuis le don qu’en fit Eva, le carnet est conservé aux archives du Musée Richard Wagner de Bayreuth en Allemagne (Haus Wahnfried).
L’histoire du Carnet brun est, par essence, étroitement liée à la relation qu’entretinrent le compositeur Richard Wagner et Cosima, fille de Franz Liszt et épouse de Hans von Bülow. Il fut offert par Cosima à Wagner au mois d’août 1865. Ceux-ci en effet entretiennent depuis deux ans une liaison secrète et interdite. L’affaire est vite révélée et donne lieu à un scandale politique et social relayé par les gazettes de l’époque sous la forme de pamphlets et de caricatures qui mettent en scène le trio mari-femme-amant. Plus que la relation extra-conjugale en elle-même, les munichois rejettent le train de vie au luxe tapageur affiché par Wagner, récemment nommé “protégé” du roi Louis II de Bavière, ainsi que les familiarités que celui-ci a pris avec la figure tutélaire royale. Devant le scandale, Liszt décide d’un voyage à Pest (Hongrie) où il va diriger la création de son oratorio La Légende de Sainte Elisabeth, avec pour but de ramener sa fille à la raison et de sauver son mariage. Alors que le père, la fille et son mari partent pour la Hongrie, Wagner, resté seul, souffrant et malheureux, accepte la proposition de son royal protecteur et part pour quelques jours, loin de la rumeur de la capitale bavaroise dans un châlet de montagne (le Hochkopf). Sachant qu’ils allaient être ainsi séparés, Cosima remet à Wagner un carnet afin qu’il puisse y consigner ses pensées durant cette période de séparation. Pensées qu’elle pourra lire plus tard dans de meilleures circonstances.
Wagner va tenir, à partir du 10 août 1865, et pendant près de trois années une sorte de journal de bord, un vrai journal intime, mais aussi il va consigner dans ce cahier toutes sortes de pensées (ébauches pour de futurs drames, essais divers, poèmes, esquisses musicales). Cosima ayant obtenu le divorce d’Hans von Bülow, le couple s’installe à Tribschen près de Lucerne en Suisse en novembre 1868. Le Carnet brun perd dès lors son caractère intime. Wagner, qui avait pris pour habitude de conserver celui-ci toujours à ses côtés et le considérait comme son objet le plus personnel, ne s’en séparera jamais ; il s’en servira désormais comme d’un carnet de notes.
Il rassemble des textes de natures extrêmement différentes, ce qui peut dérouter le lecteur mais offre un intérêt tout particulier.
On y découvre notamment :
– des esquisses en prose oeuvres futures qui virent ou non le jour ;
– des essais et préfaces ;
– toute une série de notes autobiographiques que Wagner a appelé “Annales” et destinées à la rédaction de son autobiographie ;
– des poèmes, la plupart adressés au Roi (il s’agit en effet du seul volume écrit de la main de Wagner à contenir à lui seul autant d’oeuvres poétiques) ;
– quelques esquisses de thèmes musicaux ;
– diverses pensées sur des questions relatives à son environnement politique, social et ayant trait à la religion, la culture, art…
Ce cahier précieux ne quittera jamais Wagner jusqu’à sa mort. Les toutes dernières notes, entre le 21 mars et le 9 avril de l’année 1882, sont une ébauche au Masculin et au Féminin dans la culture et l’art, un thème sur lequel Wagner travaillera encore pour son dernier essai. Ce sont là ses toutes dernières pensées.
Cosima conservera précieusement et dans le plus grand secret cet ouvrage au contenu particulièrement intime. Dans un premier temps, entre 1904 et 1905, très malade et redoutant de disparaître, elle fait don le 17 février 1905 des lettres de Wagner à Eva, sa fille, à qui elle accordait sa pleine confiance. Puis, consciente de la valeur inestimable du Carnet brun, Cosima en fait également don à Eva, le 25 décembre 1908, avant son mariage avec Houston Stewart Chamberlain.
L’objet lui appartenant désormais, Eva décide alors de faire disparaître définitivement 7 feuilles (soit 14 pages), arrachées, qui disparaissent du manuscrit et dont on ignore le contenu qu’elle détruit. Par ailleurs, pour rendre illisibles le contenu de 5 autres pages, elle colle des morceaux de feuillets par-dessus. Eva supposait sans doute que certains passages pouvaient porter préjudice à la mémoire de son père (en particulier ceux concernant ses relations avec Franz Liszt, des propos jugés irrespectueux envers le roi, ou d’autres, évoquant les relations possibles de son père avec Mathilde Maier ou Mathilde Wesendonck). Par ailleurs, des notes écrites sur des feuilles volantes et insérées dans le carnet brun ont été collées un peu au hasard sur des espaces vides.
Si toutes ces interventions peuvent paraître fort regrettables, il faut rendre justice à Eva des actions positives qu’elle entreprit sur le manuscrit. En effet, des textes écrits par son père au crayon et non à l’encre avaient tendance à s’effacer avec le temps ; Eva prit soin de les réécrire à l’encre, notamment le poème Am Abgrund (Au bord du gouffre) adressé au Roi, qu’elle recopia intégralement en toute fin du volume.
A son tour, Eva fait don du Carnet brun à la ville de Bayreuth en 1931 (Fondation Richard Wagner, Wahnfried).
Publication du Carnet brun
Quelques rares passages avaient déjà été publiés du vivant de Wagner. C’est ainsi que la première esquisse en prose du drame Parzival, destinée initalement à des lectures dans un cadre privé, ne fut jamais remaniée. En revanche, les Souvenirs sur Ludwig Schnorr, cet artiste à la destinée hors du commun vu le rôle qu’il joua dans l’évolution de l’interprétation scénique des artistes lyriques (il bénéficiait d’une immense popularité en raison des liens privilégiés qu’il avait entrenus avec Richard Wagner) firent l’objet d’une publication par une maison d’édition allemande. Puis, traduit plusieurs fois, ce texte connut un succès notoire auprès d’un très large public.
A la mort de l’auteur, d’autres courts passages du Carnet brun réapparurent ça et là, notamment au sein des Bayreuther Blätter (l’organe officiel de la direction du Festival de Bayreuth, sous la direction de Hans von Wolzogen), tout comme quelques poèmes (sélectionnés et publiés grâce au travail de Carl Friedrich Glasenapp).
En 1975, le Carnet brun est enfin publié aux Editions Atlantis, (Zurich) avec présentation et commentaires de Joachim Bergfeld (1906-1988). Pour ce faire, en 1974, le restaurateur et conservateur Hans Heiland de Stuttgart retire le papier collé par Eva sur les 5 pages. Il aura donc fallu attendre près d’un siècle avant que le contenu intégral ne soit dévoilé au public.
Depuis 1975, cette publication connut 16 éditions successives, dont deux traductions (texte original de Richard Wagner ainsi que commentaires de Joachim Bergfeld) : la première en anglais (Cambridge University Press, 1990), la deuxième, en italien (Passigli Editori, 1998).
Quelques parties éparses du Carnet brun ont été traduites en français par Jean-Gabriel Prod’homme (1871-1956) ; ces rares extraits du Carnet brun se trouvent dans les 13 volumes des Oeuvres complètes en prose de Richard Wagner.
La toute première version intégrale critique du Carnet brun traduite en français par Nicolas Crapanne, en collaboration avec Marie-Bernadette Fantin-Epstein, Eva Perrier et Solange Roubert voit le jour aux Editions Gallimard en 2023, avec une préface de Jean-François Candoni.