Houston Stewart CHAMBERLAIN

Cette section présente une série de portraits biographiques de ceux qui ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à l’édification de l’œuvre wagnérienne. Des amitiés ou des inimitiés parfois surprenantes ou inattendues, des histoires d’amour passionnées avec les femmes de sa vie, parfois muses et inspiratrices de son œuvre, mais également des portraits d’artistes (chanteurs, metteurs en scène, chefs d’orchestre…) qui, de nos jours, se sont “appropriés” l’œuvre du compositeur et la font vivre différemment sur scène.

CHAMBERLAIN Houston Stewart

(né le 15 novembre 1774 – décédé le 1er août 1835)

Auteur (essayiste) allemand d’origine anglaise
Époux d’Eva Wagner von Bülow (gendre de Richard Wagner)

Il est celui par qui le scandale est arrivé. Bien avant que Winifred (l’épouse de Siegfried Wagner) n’ouvre les portes du Festival de Bayreuth au culte délirant du nazisme, un autre anglais fut adopté par le clan Wagner, Houston Stewart Chamberlain, celui qui épousa Eva (second fille adultérine de Richard Wagner et Cosima), en décembre 1908… soit quelque vingt-cinq années après la mort du Maître.

Ce fils d’Albion joua de quelques-uns des écrits les plus discutables du compositeur pour faire triompher ses propres idées sur une prétendue inégalité raciale dans le cercle des intimes de la villa Wahnfried de Bayreuth… Aussi, si le nom de Wagner fut idéalisé par le IIIème Reich d’Adolf Hitler (en effet le dictateur y voyait une confortable «justification» artistique de ses thèses politiques), c’est essentiellement le fait du propre gendre du compositeur qui fut l’une des références du mouvement pangermaniste triomphante en ce début de siècle dans certains milieux artistiques et intellectuels « choisis ». Son ouvrage en deux volumes, Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts, (Les Fondements – ou La Genèse – du dix-neuvième siècle) (1899) fut en effet une des sources auxquelles le régime nazi n’hésita pas à se référer pour justifier ses thèses notamment en matière d’antisémitisme.

Houston Stewart Chamberlain voit le jour à Southsea, dans le comté du Hampshire en Angleterre. Fils de militaire (l’amiral William Charles Chamberlain), orphelin de mère dès sa première année, le jeune garçon est élevé par sa grand-mère en France. De faible constitution, on l’envoie pour améliorer sa santé tantôt en Italie, tantôt en Espagne, faisant naître en lui le sentiment de n’avoir aucune racine propre à laquelle se rattacher, fait important dans la construction psychologique de ce garçon rêveur, attiré dès son plus jeune âge par le monde artistique et totalement étranger à la rigueur militaire à laquelle l’autorité de son père aurait voulu qu’il se pliât.

Chamberlain effectue ses premières études sur le continent, au lycée français de Versailles, avant de rejoindre à l’âge de onze ans les bancs du collège de Cheltenham, alors institution destinée à produire des officiers pour l’armée et la marine britanniques. Dans cette Angleterre victorienne qui se vante de vivre un âge d’or hérité de la prospérité industrielle faisant naître chez les Britanniques le sentiment d’appartenir à une nation particulièrement en avance sur son temps en matière technique et sociale, le jeune homme se construit dans une atmosphère propre à renforcer sa propre estime personnelle.

Mais si Chamberlain évolue dans une société purement libérale et partage sa foi dans le progrès propre au 19ème siècle, il reste beaucoup plus attiré par les arts que par l’ambiance militaire du collège de Cheltenham et il développe une vision romantique de la société corrompue par les conséquences de la révolution industrielle et l’émergence des classes moyennes. Les seules matières qui inspirent son âme rêveuse sont les sciences naturelles, et en particulier l’astronomie. En revanche, sans doute par rejet de l’autorité paternelle, il exècre tout ce qui a trait de près ou de loin aux sciences militaires. L’idée même de servir comme officier de l’armée britannique dans une colonie de l’empire n’exerce sur lui aucun attrait.

La faible santé du jeune homme incite sa famille à le retirer du collège de Cheltenham à l’âge de quatorze ans. Pour le faire voyager. Encore et toujours. Renforçant en lui l’idée même que vivre en Angleterre ne pourrait rien lui apporter de positif.

C’est ainsi qu’on le mène de sanatoriums en maisons de repos à travers toute la France et l’Allemagne, sous l’autorité de son précepteur prussien, Otto Kuntze, qui lui apprend l’allemand et éveille son intérêt pour la culture et l’histoire germaniques. Fasciné par la Renaissance et l’architecture, Chamberlain apprend l’italien et envisage un temps de s’établir à Florence. Mais il ne va pas aussi loin : sur la route qui doit le mener en Italie, le jeune homme fait une halte à Genève où il étudie auprès de professeurs dont Carl Vogt (qui s’est illustré plus tard à l’Université de Genève dans l’exposé public de ses thèses raciales), Graebe, Müller Argoviensis, Thury ou bien encore Plantamour. Il y étudie toujours l’astronomie, à laquelle viennent se greffer l’étude de la botanique, de la géologie, et plus tard de l’anatomie. Libéral dans l’âme, Chamberlain rejette paradoxalement les thèses avancées par Darwin et le «darwinisme social» qui font de plus en plus autorité dans les vingt dernières années du 19ème siècle: toujours hanté par ses théories romantiques qui l’accompagnent depuis l’enfance, il se montre plus sensible à la théorie de la «Gestalt» allemande, héritée selon lui de Goethe, qu’au spencérisme.

MVRW Chamberlain 1878

Le jeune Houston Stewart CHAMBERLAIN vers 1878

Tiraillé entre les différentes cultures qui ont bercé son enfance nomade, Chamberlain rejette sa langue maternelle, l’anglais, pour lui préférer le français. Il a vingt-trois ans, lorsqu’en novembre 1878 il découvre pour la première fois la musique de Richard Wagner, provoquant chez lui la force d’une révélation quasi-mystique. De fin francophile, Chamberlain devient d’un coup ardent wagnérien et germanophile convaincu ainsi que francophobe affirmé. Il en vient à traiter de «dégénérée» la culture française qu’il a pourtant adorée par-dessus tout pour lui préférer celle, germanique, qui a donné naissance à l’art du Maître de Bayreuth. C’est à cette époque qu’il épouse sa première femme, une allemande du nom d’Anna Horst, scellant ainsi son sentiment pro-germanique. L’hostilité de la famille décidément conformiste du jeune homme à l’égard de ce mariage avec une femme issue de la petite bourgeoisie (et de plus allemande), ne fait que renforcer l’attachement profond de Chamberlain pour l’Allemagne et son éloignement progressif de la culture britannique.

Dans les années 1883-1884, Houston Stewart Chamberlain s’installe à Paris et exerce les fonction de courtier en bourse. Ou, comme nous dirions plutôt aujourd’hui, «boursicoteur»: comme il n’y connaît rien, ce début de carrière avorte rapidement. Mais à Paris, l’idéaliste qu’est Chamberlain continue de promouvoir l’œuvre du Maître. A plusieurs reprises, il intervient comme auteur auprès de la Revue wagnérienne, la première édition d’articles consacrés à l’art de Richard Wagner, en collaboration étroite avec son ami Edouard Dujardin. Habité d’une sorte de «mission» intérieure, Chamberlain fait tout pour convaincre un Paris résolument hostile à l’art de Richard Wagner (ou qui connaît peu celui-ci). Avec une certaine réussite dont il pourra s’enorgueillir auprès de la villa Wahnfried !

Car Chamberlain veut vivre personnellement l’art wagnérien si représentatif de cette vision romantique de la Germanie qu’il a en lui. Installé à Dresde, il se rend à la villa Wahnfried qui a perdu son Maître depuis cinq ans déjà, pour la première fois en juin 1888, et y rencontre Cosima «veuve» Wagner (NB : Chamberlain connaissait déjà Bayreuth et son Festival pour avoir assisté à la première de Parsifal, mais n’avait pas été présenté à la famille Wagner). Surprise ? Les deux caractères s’entendent à merveille!

Sous l’influence de Cosima, Chamberlain abandonne progressivement l’idée selon laquelle l’art est une entité qui doit être considérée à part de l’unité des questions raciales, politiques et nationalistes. Et il n’est pas indifférent à l’antisémitisme virulent de la «vieille dame de Bayreuth» tant il est lui-même «sympathisant», jusqu’à écrire que l’empereur Frédéric III est « pro-sémite ». Plus ses visites deviennent fréquentes à Wahnfried, plus Chamberlain se sent inspiré pour écrire ses premières Notes sur Lohengrin (1892), une Analyse du drame wagnérien (1892) ainsi qu’une Biographie du compositeur (1895), longtemps considérée comme étant seule à faire autorité (NB : on a heureusement réussi à démontrer par la suite que la biographie de Chamberlain était outrageusement partisane, notamment en ce qui concernait les aspects de la vie privée du compositeur, et en particulier avec les femmes de sa vie).


MVRW Chamberlain vers 1895

Houston Stewart CHAMBERLAIN dans son cabinet d’études en 1895

Durant cette période particulièrement féconde pour l’essayiste britannique, ce dernier, depuis Dresde et entre deux voyages à Bayreuth, entreprend l’apprentissage du Sanskrit afin d’être capable de lire dans leur langue originale les textes épiques des Vedas et des Upanishads, car il se montre fasciné par la mythologie hindoue et les légendes des héros indo-européens. Pour la première fois, l’Allemagne entend résonner le nom d’aryens (les «purs»), héros de ces récits légendaires dont le nom avait déjà été galvaudé par Arthur de Gobineau en France dans son Essai sur l’inégalité des races. En Allemagne, les idéalistes – qui s’organisent autour d’un premier mouvement sous le nom de «völkisch» (populaire) – épris de cette société hindoue écartée de toute notion de matérialisme et revue à la sauce du romantisme cher à l’Europe ont déjà emprunté à la culture hindou la swastika qui deviendra par la suite leur emblème.

En 1899, Chamberlain quitte l’Allemagne pour s’installer à Vienne où ses idées se radicalisent encore plus. Wagner n’est plus là pour défendre ses propres idées. Quant à Gobineau, il écrit en France pour rappeler au français leurs nobles origines héritées des Celtes. Et Chamberlain est là pour opérer des rapprochements «faciles» entre la grandeur perdue d’une Germanie rêvée par Wagner et les idées raciales nouvelles communément exposées en ce début de siècle par les théoriciens, y compris les plus «fantaisistes».

La plume de Chamberlain se veut également plus théoricienne. En février 1896, un éditeur de Munich, Hugo Bruckmann, ardent partisan du mouvement völkisch lui-même et qui «s’illustrera» par la suite en éditant Mein Kampf d’Adolf Hitler –propose à l’auteur d’écrire ce qui deviendra La Genèse du XIXème siècle. L’ouvrage – deux tomes particulièrement conséquents – verra le jour en 1899. Dans celui-ci, Chamberlain soutient que la race supérieure décrite par Gobineau (une race «indo-européenne» que Chamberlain, instruit par son étude du sanskrit et les récits des légendes hindoues, appelle «race aryenne») est l’ancêtre de toutes les classes dirigeantes d’Europe et d’Asie, qu’elle n’a par ailleurs jamais cessé d’exister et qu’elle subsiste à l’état «pur» en Allemagne. L’œuvre reçoit un accueil particulièrement chaleureux de la part de nombreux cercles d’intellectuels allemands et vaut à son auteur d’être personnellement reçu à la cour de l’empereur Guillaume II (dont l’antisémitisme et la sympathie à l’égard du mouvement pangermaniste sont particulièrement notoires) en novembre 1901. Mais plus encore que dans ces cercles intimes allemands, l’ouvrage est un succès mondial. Ce qui renforce non seulement la notoriété de l’auteur, mais également sa confiance en lui. D’un coup, il s’autoproclame – au summum de son délire- «Evangéliste de la race». Comprendre la «race pure», naturellement !

Et, en tant que couronnement suprême pour le wagnérien enflammé qui défend la musique du Maître de Bayreuth dans les salons viennois, il reçoit la main d’Eva, la fille de Cosima (et qui bien que portant le nom du premier époux de sa mère, von Bülow, n’est autre que la fille de Richard Wagner lui-même), qu’il épouse (après qu’il a divorcé de sa première femme) en 1908, soit vingt-cinq ans après la mort du compositeur.

Dès qu’il revient s’installer en Allemagne, avant et pendant le premier conflit mondial, Chamberlain s’improvise auteur de textes à dimension de propagande contre sa propre nation d’origine. Ces pamphlets renforcent sa notoriété en Allemagne.

Peu à peu paralysé et condamné à rester confiné dans sa chaise roulante à Bayreuth (NB : lui et son épouse habitent une maison non loin de Wahnfried, aujourd’hui Musée Jean-Paul), Chamberlain passe pour un “sage” que l’on vient consulter, avec qui l’on s’entretient (l’empereur Guillaume II déchu, notamment) et qui donne un avis plus que péremptoire sur tout. Il est cet Amfortas de Parsifal, roi blessé, qui geint depuis sa chaire et … que l’on vient entendre gémir ! Le jeune Adolf Hitler est naturellement l’un deux, lui qui a trouvé une «voix d’expression» avec les Fondements du XIXème siècle. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois à Bayreuth en septembre 1923. Chamberlain exhorte de son côté les allemands à se rallier au putsch (manqué) de Munich, car il a trouvé en Hitler l’«homme providentiel» qui seul pourra sauver l’Allemagne. Lorsqu’après le putsch manqué à Munich le Festival de Bayreuth ouvre ses portes en 1924, ce ne sont (déjà) plus que swastikas, parades pro-völkisch et chants nationalistes : Bayreuth est tombé entre les mains des guerriers de Klingsor.

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Houston Stewart CHAMBERLAIN à la fin de sa vie aux côtés de son épouse Eva. Paralysé, alité, il est un « sage » que les fidèles viennent consulter. Parmi eux, Adolf Hitler….

L’amitié que porte Chamberlain à Hitler perdure, tant le philosophe est persuadé du potentiel du futur dictateur de sa Germanie idéalisée dont il rêvait depuis son enfance.

Il est naturellement l’un de ceux qui favorisent le rapprochement entre Winifred, l’épouse de Siegfried, malheureuse en son ménage, et le futur chancelier Hitler. Avec les conséquences pour l’avenir du Festival que l’on connaît (voir nos articles sur le Festival de Bayreuth). Lorsqu’il meurt le 9 janvier 1927 à Bayreuth, ses funérailles – auxquelles assiste Hitler – sont démesurées et empreintes de ce christianisme mêlé de paganisme prôné par l’essayiste : les membres de la section locale des S.A. portent la dépouille du défunt jusqu’à sa dernière demeure, précédés d’une gigantesque gerbe reproduisant la croix gammée dont il a été l’un des instigateurs. Un peu plus de cinquante années après la mort de Richard Wagner, Bayreuth a déjà largement changé de visage.

 

NC

 

Pour aller plus loin, voir également :
– RICHARD WAGNER, SA VIE, SES OEUVRES, par Houston Stewart CHAMBERLAIN (texte intégral en français – première partie : la vie)

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