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Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
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ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

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« D’UNE BACCHANALE, L’AUTRE … » ou « … DE VÉNUS À DAGON »

par Nicolas CRAPANNE

Éléments pour une étude comparée de la Bacchanale de Tannhäuser (Richard Wagner, version parisienne de 1861) et de celle de Samson et Dalila (Camille Saint-Saëns)

Introduction

Au XIXᵉ siècle, tout opéra destiné à être représenté sur la prestigieuse scène parisienne de l’Académie Impériale de Musique devait impérativement comporter une grande scène dansée, idéalement située au deuxième acte. Cette exigence, dictée moins par des impératifs artistiques que par les habitudes d’une élite mondaine — en particulier les membres du Jockey Club —, façonna profondément la structure des œuvres destinées à l’Opéra de Paris. Derrière ce qui pouvait sembler une convention frivole, voire décorative, s’est en réalité constituée une contrainte institutionnelle majeure, à laquelle les compositeurs durent répondre, parfois avec inventivité, parfois avec réticence. Ce contexte particulier a souvent conduit à l’intégration du ballet comme moment dramatique à part entière, porteur d’une densité symbolique insoupçonnée.

Deux œuvres, pourtant fort éloignées l’une de l’autre dans leur esthétique et leur conception dramatique, permettent de mesurer la richesse potentielle de ce dispositif imposé : Tannhäuser de Richard Wagner, dans sa version parisienne remaniée pour 1861, et Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, dont la première a eu lieu à Weimar en 1877. Dans les deux cas, la bacchanale, loin d’être un simple ornement, s’impose comme une clé de lecture décisive de l’œuvre, en en cristallisant les tensions souterraines.

En dépit de leur point de départ commun — répondre à une même contrainte scénique —, ces deux séquences chorégraphiques illustrent des conceptions profondément divergentes du théâtre musical. La bacchanale du Venusberg, chez Wagner, se donne comme une plongée dans l’univers du désir et de la perdition, mise en musique par une écriture orchestrale envoûtante, saturée de chromatismes, qui cherche à suspendre le temps dans une extase sensuelle proche du mythe. À l’inverse, la bacchanale du temple de Dagon, chez Saint-Saëns, s’inscrit dans une dramaturgie spectaculaire, construite, presque cérémonielle, où le débordement des corps est canalisé par un raffinement orchestral aux accents orientalisants, et où la frénésie collective annonce la chute morale d’un peuple idolâtre.

L’analyse de ces deux moments clés ne saurait se limiter à une juxtaposition stylistique. Elle invite à réfléchir sur le rôle de la musique et de l’orchestre dans le drame musical : vecteur d’émotion, moteur d’action ou reflet de la perte de soi ? Quelle place est donnée au plaisir des sens dans une structure dramatique ? Et surtout, dans quelle mesure les choix esthétiques opérés traduisent-ils des visions opposées — sinon antagonistes — de l’art lyrique lui-même ?

C’est dans cette perspective que s’inscrit la présente étude. Elle commencera par replacer chaque œuvre dans son contexte de création et d’adaptation, avant de proposer une analyse comparative des didascalies qui encadrent chacune des deux bacchanales. Elle s’attachera ensuite à mettre en lumière les différences de langage orchestral, pour conclure par un examen du rapport que Saint-Saëns entretient, explicitement ou en creux, avec l’héritage wagnérien.

I. Deux ouvrages, deux compositeurs, deux bacchanales : genèse et contexte de création

960px pierre petit richard wagner 1861Richard Wagner et Tannhäuser (version parisienne de 1861)

Lorsque Richard Wagner, au début des années 1860, se voit enfin offrir la possibilité de faire jouer l’un de ses ouvrages à l’Académie Impériale de Musique, il aborde cette occasion avec une ardeur teintée de prudence. Le compositeur, alors en quête d’une légitimation sur la scène internationale, n’a pas oublié les déconvenues de ses premiers essais à Paris, notamment l’échec cuisant de Rienzi et du Vaisseau fantôme dans les années 1840. Désireux de ne pas répéter les erreurs du passé, Wagner accepte de retravailler Tannhäuser, créé en 1845 à Dresde, pour répondre aux attentes spécifiques du public parisien — sans pour autant renier l’intégrité artistique de son œuvre.

La question du ballet, inévitable à l’Opéra de Paris, va très vite s’imposer comme un point de friction. La tradition voulait en effet que cette séquence dansée fût placée au deuxième acte, et conçue comme un interlude divertissant, destiné à satisfaire une partie influente de l’audience, en particulier les membres du Jockey Club. Wagner, fidèle à sa conception toute personnelle de l’art dramatique, refuse – malgré les nombreuses requêtes de ses amis pour lui éviter un drame inévitable – ce découpage artificiel. Plutôt que de céder à une insertion gratuite, il prend le parti audacieux de développer la scène du Venusberg au prologue, en y intégrant une grande bacchanale. Ce choix, aussi stratégique qu’artistique, vise à détourner la contrainte en moteur dramaturgique.

La didascalie du livret, dans la version révisée pour Paris, en donne le ton : « Un lac souterrain dans une caverne rose ; autour de Vénus, des nymphes, des bacchantes et des satyres se livrent à une ronde enivrante. La musique, douce d’abord, devient fougueuse. » Il ne s’agit donc pas d’un divertissement plaqué, mais bien d’une plongée inaugurale dans un monde dominé par la sensualité, la volupté et l’oubli de soi. Cette danse ne suspend pas l’action : elle en est le ferment, le seuil dramatique, le miroir inversé de l’idéal rédempteur vers lequel aspirera plus tard le héros.

L’écriture musicale de cette scène atteste de cette ambition. La partition déploie une matière sonore dense, saturée de chromatismes, où les lignes mélodiques semblent naître puis s’éteindre dans un flux ininterrompu. Les figures ascendantes, avortées avant leur résolution, les trémolos de cordes, les harpes démultipliées, les glissements harmoniques sans cesse retardés, contribuent à installer un climat d’indétermination envoûtante. L’orchestre tout entier devient le vecteur d’une expérience sensorielle troublante, où le temps se dilate et les repères s’effacent — à l’image de Tannhäuser, prisonnier du désir, égaré dans un présent sans issue.

Dans cette version parisienne, la bacchanale ne constitue donc nullement une digression. Elle est au contraire le socle symbolique du conflit intérieur du héros : tension entre la jouissance immédiate et la quête de rédemption, entre l’ivresse des sens et l’aspiration au salut. Elle manifeste l’essence même de l’univers wagnérien, où la musique ne se contente pas d’accompagner le drame, mais le porte, l’habite, l’engendre.

Camille Saint-Saëns et Samson et Dalila

1024px saintsaensÀ rebours de Wagner, Camille Saint-Saëns s’inscrit, dès les débuts de sa carrière, dans la tradition du grand opéra français, marquée par le goût de l’image forte, du tableau vivant et de la clarté dramatique. Lorsqu’il commence à travailler sur Samson et Dalila en 1867, c’est d’abord dans l’esprit d’un oratorio qu’il envisage son œuvre, inspiré par ses modèles préférés — Haendel, Mendelssohn, mais aussi Gounod. Ce n’est que sous l’impulsion de son librettiste, Ferdinand Lemaire, que le projet prend la forme d’un opéra à part entière, affrontant de front les réticences du milieu lyrique français, peu disposé à accueillir un sujet biblique sur la scène profane.

Refusé à Paris, l’ouvrage trouve un soutien décisif outre-Rhin grâce à Franz Liszt, directeur du théâtre de Weimar, qui en assure la création en 1877. Cette première allemande inscrit d’emblée Samson et Dalila dans un espace culturel européen, où les influences germaniques — et notamment wagnériennes — sont perceptibles, mais toujours réinterprétées avec une élégance typiquement française.

C’est au troisième acte que Saint-Saëns place sa grande scène de ballet, dans un contexte dramatique particulièrement fort : Samson, captif et humilié, assiste impuissant à la célébration triomphale du dieu païen Dagon par ses ennemis philistins. La didascalie situe l’action : « Sur la place devant le temple de Dagon, des jeunes filles philistines, voilées, accourent ; les prêtres rythment la danse par des battements de tambours et des chants idolâtres. » Ici, la bacchanale devient le point culminant d’une dramaturgie du renversement : la sensualité collective, idolâtre, annonce la catastrophe à venir.

Sur le plan musical, Saint-Saëns déploie une orchestration d’une richesse colorée exceptionnelle. Le thème principal, exposé par le hautbois dans un mode phrygien évocateur (Mi–Fa–Sol–La–Ré), instaure d’emblée un climat d’étrangeté sensuelle. Ce motif, d’apparence simple, est peu à peu repris, enrichi, ornementé, superposé à d’autres figures rythmiques. Le balancement chaloupé des cordes graves, les accents de tambourins, les éclats ponctuels des cymbales et du triangle, contribuent à construire un univers sonore d’une intensité hypnotique, tout en conservant une lisibilité formelle limpide.

La progression dramatique est menée avec une rigueur implacable : chaque reprise du thème apporte une tension nouvelle, chaque ajout instrumental élargit le spectre sensoriel, jusqu’à l’exaltation finale, où l’ensemble de l’orchestre converge dans une apothéose rituelle. Saint-Saëns transforme ainsi une séquence imposée en un sommet dramatique, à la fois somptueux et glaçant. Par la maîtrise du langage orchestral et la précision de l’écriture chorégraphique, il donne corps à une vision de la décadence philistine, à la fois fascinante et menaçante.

II. Analyse comparée des didascalies

Deux structures dramatiques et esthétiques divergentes

L’examen attentif des didascalies dans les livrets de Tannhäuser (version parisienne de 1861) et de Samson et Dalila (acte III, version définitive de 1877) révèle deux conceptions radicalement opposées de l’insertion chorégraphique au sein de la dramaturgie lyrique. Ces indications scéniques, souvent reléguées au rang d’accessoires techniques, s’avèrent en réalité porteuses d’une vision esthétique globale : elles fixent le tempo de la narration, organisent l’espace du jeu, assignent à la danse une fonction symbolique, et déterminent en profondeur la manière dont celle-ci s’articule au sens général de l’œuvre.

Le Venusberg chez Wagner : un climat d’abandon hédonique et de mythologie indifférenciée

Unknown 8Dans le prologue de la version remaniée de Tannhäuser pour l’Opéra de Paris, Wagner développe considérablement la scène du Venusberg, notamment en l’enrichissant de didascalies précises qui encadrent visuellement et musicalement l’action. Le décor se déploie dès l’ouverture dans un espace surnaturel : « Un lac souterrain dans une caverne rose ; autour de Vénus, des nymphes, des bacchantes et des satyres se livrent à une ronde enivrante. La musique, douce d’abord, devient de plus en plus ardente. »

Cette description met en place un univers sensoriel où l’action n’est pas tant dirigée qu’imprégnée d’un mouvement fluide et croissant. Les figures mythologiques, indifférenciées, se mêlent dans une danse sans hiérarchie ni logique narrative, évoquant une fusion des individualités au sein d’un collectif dionysiaque. Le temps semble suspendu : ni passé ni avenir ne viennent structurer la scène, seulement une expansion continue du présent. L’esthétique est ici celle d’une dilatation voluptueuse, où les corps deviennent flux, les gestes échos, les silhouettes reflets les unes des autres.

Plus loin dans le livret, Wagner précise : « Les bacchantes, les nymphes et les amours poursuivent leur ronde de plus en plus fiévreuse ; les satyres apparaissent, bondissants ; la lumière rosée devient pourpre ; la musique s’élève en une clameur orgiaque. » Cette montée en intensité ne relève pas d’un développement dramatique classique, mais d’une logique sensorielle : la scène se transforme en vortex, où les sensations s’intensifient jusqu’à saturation.

La didascalie, dans ce contexte, n’organise pas une action ; elle façonne une atmosphère, une immersion dans un climat de trouble. Le spectateur n’est pas convié à suivre une séquence narrative, mais à ressentir une lente montée vers une extase inquiétante, prélude à la désintégration morale du protagoniste. Le Venusberg devient ainsi le lieu d’une dissolution totale — dissolution du temps, des identités, de la volonté — où la danse ne célèbre rien d’autre que la perte de soi.

Le temple de Dagon chez Saint-Saëns : un rituel dramatique en trois temps

Samson et dalila tt width 1600 height 627 crop 1 bgcolor ffffff format singleLa bacchanale de Samson et Dalila, au contraire, s’inscrit dans une structure dramatique explicite, rigoureusement déployée. Le livret en donne une indication étonnamment topographique et hiérarchisée : « Place devant le temple de Dagon à Gaza. L’entrée du sanctuaire est encadrée de colonnes massives. Une foule nombreuse de Philistins, hommes et femmes, remplit la scène. Les prêtres de Dagon sont rassemblés sur les marches du temple. Musique. Une procession de jeunes filles voilées descend lentement les degrés. »

Cette ouverture établit d’emblée une progression scénique claire, découpée en trois temps. Le premier moment est celui d’un rituel d’ouverture, avec une procession solennelle des jeunes prêtresses. Vient ensuite un élargissement progressif de l’action : les danses gagnent en vigueur, la foule se joint au mouvement, les gestes deviennent plus désordonnés. Enfin, l’ensemble converge vers une apothéose spectaculaire, marquée par l’illumination de la statue de Dagon et l’explosion de ferveur idolâtre.

Cette structuration est confirmée par la suite des didascalies : « Les jeunes filles dansent avec des gestes de plus en plus rapides et lascifs ; des tambours résonnent ; la foule bat des mains, les prêtres agitent des palmes. La statue de Dagon s’illumine soudainement dans un éclair doré. » La logique est ici celle d’une montée en intensité parfaitement balisée, obéissant à une dramaturgie de la cause et de l’effet : l’excès chorégraphique traduit l’exaltation païenne d’un peuple en proie à la démesure, et annonce, par contraste, la revanche tragique de Samson.

Chez Saint-Saëns, la didascalie fonctionne comme une véritable partition visuelle. Chaque geste, chaque déplacement, chaque changement d’éclairage a sa place dans une suite de tableaux soigneusement articulés. L’esthétique n’est pas celle de la dilution, mais de la composition. La danse n’absorbe pas l’action : elle la soutient, la rythme, la dramatise. L’œil du spectateur est guidé, son attention dirigée vers des points de focalisation qui confèrent à la bacchanale toute sa charge théâtrale.

Une dramaturgie de l’extase face à une dramaturgie du spectacle

Ce double examen fait apparaître deux logiques esthétiques profondément distinctes. La bacchanale wagnérienne, fondée sur une dynamique continue, se déploie comme une dérive hypnotique. Elle épouse un mouvement intérieur, une esthétique du trouble, où le désir se répand comme un fluide dans l’espace et dans le son. Le spectateur n’est plus témoin d’une action, mais complice d’une immersion.

À l’opposé, la bacchanale chez Saint-Saëns s’apparente à une fresque spectaculaire, pensée pour le regard, découpée avec précision, mise au service d’une narration explicite. Chaque étape de la scène chorégraphique a une fonction précise dans le déroulement du drame : elle prépare, amplifie, souligne. La musique est encadrée par l’image, la chorégraphie par le dispositif scénique, et l’ensemble obéit à une logique de lisibilité.

On pourrait dire que, chez Wagner, la musique engendre l’image — elle la fait surgir comme une hallucination sensorielle — tandis que, chez Saint-Saëns, l’image commande la musique, en structure l’apparition, en détermine le relief. Le Venusberg est une allégorie de la perte intérieure ; le temple de Dagon, un théâtre codifié de la perversion collective. Ce sont là deux régimes dramatiques opposés : l’un tourné vers l’introspection, l’autre vers l’extériorisation ; l’un dissolutif, l’autre démonstratif. Deux visions du monde, et de l’opéra, que tout oppose — sauf, peut-être, l’intensité de leur efficacité expressive.

III. Analyse comparée de l’orchestration

L’examen de l’écriture orchestrale dans les deux bacchanales met en lumière des conceptions esthétiques fondamentalement distinctes de la musique de danse. Reflets de visions dramatiques opposées, ces pages orchestrales révèlent chez Wagner une volonté de fusion sonore et d’envoûtement progressif, tandis que Saint-Saëns s’appuie sur une architecture thématique claire, une pulsation rythmique lisible et une orchestration finement colorée. Ces choix, loin d’être anecdotiques, s’inscrivent dans une conception globale du théâtre musical, dont ils traduisent les lignes de force respectives.

Chez Wagner : alchimie des timbres et vertige des harmonies

Df 00463800 0Dès les premières mesures de la bacchanale du Venusberg — dans la version parisienne de Tannhäuser — l’orchestre est saisi comme un flux malléable, une matière sonore en perpétuelle transformation. La tonalité initiale de mi majeur est aussitôt travaillée par une tension chromatique constante. Les arpèges, les trémolos des cordes supérieures, les entrelacs de harpes et les nappes harmoniques instables instaurent un climat d’oscillation continue, où toute stabilité tonale semble suspendue. Les violons, divisés en plusieurs pupitres, dessinent des figures serpentines en trémolo, soulignées par des tierces parallèles descendantes, tandis que les harpes croisent des gammes inversées en mouvements contraires.

Un exemple frappant de ce procédé se trouve au centre de la scène : les violons amorcent un motif ascendant en doubles croches, chaque cellule étant enrichie d’un chromatisme serré, immédiatement imité par les bois — clarinettes et flûtes —, sur un fond de cors tenant des accords indécis. Cette texture crée un effet d’étirement temporel, une sorte de suspension où la forme semble se dissoudre dans une expansion continue.

Le refus délibéré de toute cadence affirmée, l’effacement de la ponctuation tonale et la superposition de timbres fondus entre eux produisent une sensation d’ivresse prolongée. Wagner ne cherche pas à développer un discours dramatique linéaire, mais à installer un état musical autonome, saturé, en tension constante. L’orchestre devient ici un milieu organique, dense, sensoriel, dans lequel le spectateur, à l’instar du héros, se trouve happé, immergé sans échappatoire.

Cette orchestration vise donc moins à illustrer la bacchanale qu’à la générer. Elle ne soutient pas l’action : elle est elle-même action. L’abandon de la ligne mélodique au profit de la transformation incessante de la texture traduit une esthétique de la perte de repères, où la conscience individuelle se dissout dans l’universalité d’un désir sans visage. La musique, plus que jamais, devient ici lieu d’expérience.

Chez Saint-Saëns : clarté thématique et éclat d’un orientalisme fantasmé

En contraste marqué, la bacchanale de Samson et Dalila repose sur une structure thématique immédiatement perceptible. Dès l’entrée du hautbois, qui expose le thème principal sur un mode phrygien (Mi–Fa–Sol–La–Ré), l’auditeur est saisi par une ligne mélodique à la fois souple, ornementée, et rigoureusement articulée. Ce motif, à l’empreinte orientalisante affirmée, revient à plusieurs reprises au fil de la pièce, chaque réapparition étant enrichie par une orchestration renouvelée.

Le rythme joue ici un rôle structurant essentiel. La cellule caractéristique du style pseudo-oriental (croche pointée – double croche – deux croches) impose un balancement chaloupé, entraînant, qui sous-tend toute la progression dramatique. À chaque itération, Saint-Saëns introduit de nouvelles nuances orchestrales : pizzicati des cordes graves, réponses dialoguées entre bois et cordes, superpositions rythmiques entre pupitres. Cette stratégie permet une montée en puissance continue, tout en conservant la clarté du discours musical.

Les percussions — tambourins, cymbales, triangle — interviennent non pas comme effets accessoires, mais comme acteurs de la dramaturgie : elles soulignent les relances, ponctuent les transitions, marquent les culminations. Dans la coda, les trompettes introduisent une fanfare syncopée, superposée à l’ostinato des cordes graves et à la reprise du thème initial, désormais transfiguré dans une orchestration éclatante. Ce moment d’exaltation collective, richement coloré, constitue le point culminant de la scène — une véritable apothéose.

L’orchestration de Saint-Saëns se distingue par sa rigueur architectonique. Chaque intervention instrumentale est soigneusement pensée, mesurée, intégrée à une trajectoire globale. Loin de rechercher la fusion des timbres, il en souligne au contraire les contrastes, en agence les reliefs, en exploite les complémentarités. Chaque famille instrumentale joue un rôle défini dans la construction de la montée dramatique, dans une logique qui s’inscrit pleinement dans l’héritage français du théâtre musical : lisibilité, équilibre, efficacité expressive.

Deux langages orchestraux, deux visions du drame

La comparaison des deux orchestrations révèle deux conceptions radicalement opposées de la musique scénique :

  • Chez Wagner, l’orchestre est un flux ininterrompu, une matière mouvante et indéfinie. Il ne se contente pas d’accompagner le mouvement : il est le mouvement. L’écriture efface les contours, fusionne les plans sonores, et plonge l’auditeur dans une extase sonore continue.

  • Chez Saint-Saëns, l’orchestre est une structure, un édifice clairement construit. Il articule le drame, hiérarchise les plans, souligne les effets. Chaque moment remplit une fonction précise, chaque timbre est orienté vers une progression dramatique maîtrisée.

Là où Wagner dissout la forme dans la sensation, Saint-Saëns construit la sensation à travers la forme. L’un cherche la fusion, l’autre, l’architecture. L’un envoûte, l’autre galvanise.

Ainsi, la bacchanale de Wagner s’apparente à un flux sonore continu, insaisissable, qui enveloppe l’auditeur dans une impression d’infini mouvant. Celle de Saint-Saëns, au contraire, suit un parcours structuré, clairement construit, avec des étapes bien définies. Cette différence ne tient pas seulement à une manière d’écrire la musique, mais révèle deux visions opposées de ce que doit être l’opéra : pour Wagner, il s’agit de faire vivre une expérience immersive, sensorielle, presque hypnotique ; pour Saint-Saëns, il s’agit de raconter, de mettre en scène, de guider le regard et l’écoute. Deux conceptions du drame lyrique, aussi éloignées qu’efficaces. Chacune à sa manière.

IV. Deux esthétiques du dionysiaque : convergence ou opposition ?

La comparaison des deux bacchanales met en évidence une opposition nette entre deux visions très différentes de ce que l’on appelle – dans la tradition directement issue de Nietzsche -, le dionysiaque : cet élan où les formes se brisent, où les limites s’effacent, où l’individu se fond dans une ivresse collective et sensorielle. Bien que les deux scènes répondent à une contrainte commune — celle d’intégrer un ballet à l’intérieur d’un opéra — elles proposent chacune une manière singulière d’aborder la sensualité, le débordement et la perte de repères. Chez Wagner, cette ivresse prend une forme intérieure et tragique ; chez Saint-Saëns, elle s’inscrit dans un cadre collectif, spectaculaire et codifié.

Pour Wagner : la volupté comme anéantissement de l’identité

Dans Tannhäuser, le Venusberg n’est pas simplement un lieu de plaisir : c’est un univers à part, dominé par des forces anciennes, archaïques, où la conscience individuelle s’abandonne à un monde de sensations pures. La bacchanale n’y est pas un épisode inséré dans le déroulement de l’action, mais une véritable expérience immersive, une plongée dans un état de vertige. Wagner y cherche la fusion : fusion des corps, des voix, des timbres, des temporalités. La musique ne suit pas une structure nette : elle glisse, se transforme, efface les contours, jusqu’à désorienter complètement l’auditeur, à l’image du héros lui-même, absorbé dans un tourbillon sensuel jusqu’à l’épuisement.

Cette conception n’est pas seulement esthétique : elle dit quelque chose de profond sur la vision du monde de Wagner. Le Venusberg devient un espace d’égarement spirituel, presque métaphysique, où la quête d’absolu se heurte à la répétition sans fin du désir. Tannhäuser ne maîtrise rien : il est emporté, possédé. Il ne mène pas la danse ; il est dansé. La bacchanale devient le symbole d’un vertige mystique, d’un plaisir si total qu’il en devient destructeur. La musique est à la fois ce qui fascine et ce qui engloutit.

Pour Saint-Saëns : la sensualité orchestrée, la démesure maîtrisée

Saint-Saëns, dans la bacchanale de Samson et Dalila, adopte une démarche très différente. Il ne cherche pas à faire perdre pied à l’auditeur, mais bien plutôt à le confronter à une scène d’excès de sensualité débridée, quoique parfaitement organisée. Le dionysiaque ici n’est pas fusionnel, mais spectaculaire. Il ne dissout pas la forme : il l’exploite. L’ivresse ne s’oppose pas à la construction dramatique, elle en devient l’un des ressorts. Ce que montre Saint-Saëns, c’est une extase mise en scène, structurée, ritualisée.

La bacchanale du temple de Dagon est avant tout un tableau collectif. Ce n’est pas une plongée dans l’intimité du désir, mais la représentation d’un peuple entier livré à l’adoration païenne. L’écriture orchestrale, précise, découpée, portée par un rythme très marqué, donne à voir et à entendre cette fête décadente. L’ivresse n’y est pas intérieure : elle est rendue visible. Le compositeur construit une scène d’exaltation contrôlée, presque chorégraphiée dans ses moindres détails, pour conduire le spectateur vers une forme de catharsis.

Cette différence de regard s’explique aussi par une divergence de culture musicale. Là où Wagner entend abolir les frontières entre les arts — musique, théâtre, image — dans le modèle de l’œuvre d’art totale, Saint-Saëns s’inscrit dans une tradition française fondée sur la clarté, l’efficacité dramatique, la mise en valeur du spectaculaire. Le dionysiaque, chez le compositeur français, est davantage un miroir qu’un abandon : il reflète la décadence d’un peuple, mais sans, à aucun moment, faire preuve de la moindre adhésion. Il se contente de montrer, mais en rien glorifier.

De ce point de vue, la bacchanale de Saint-Saëns n’est pas moins critique que celle de Wagner, mais elle agit par d’autres moyens. Elle fait ressentir l’absurdité du débordement en soulignant la mécanique de celle-ci. Elle ne cherche pas à troubler l’auditeur, mais à lui faire comprendre, par la puissance de la forme, ce que représente une société livrée à ses pulsions les plus sauvages. Un excès qui n’est pas destiné à perdre le spectateur, mais qui le saisit par la force même de sa construction.

Deux visions du vertige : intérieure ou spectaculaire

Ce qui sépare en profondeur ces deux bacchanales, ce n’est pas tant le thème — le désir, la perte, l’adoration — que la manière dont chacune est traitée sur le plan théâtral et musical. Wagner propose une bacchanale de l’immersion : la musique est fluide, enveloppante, presque hypnotique. Saint-Saëns conçoit une bacchanale de la démonstration : la musique est pulsation, architecture, mise en scène.

Wagner parle à l’inconscient du spectateur. Il cherche à altérer son rapport au temps, à suspendre ses repères, à l’entraîner dans le vertige. Saint-Saëns, lui, s’adresse à son regard et à sa lucidité : il l’invite à observer, à juger, à réfléchir devant un rituel collectif aussi fascinant que menaçant.

Dans les deux cas, la bacchanale devient une clef de lecture de l’opéra tout entier. Chez Wagner, elle exprime une vision romantique et allemande du théâtre musical, tournée vers le mythe et l’invisible. Chez Saint-Saëns, elle incarne un idéal français du spectacle, fondé sur l’ordre, la clarté, et la force de l’image. Deux conceptions qui ne se rejoignent pas, mais qui, chacune à sa manière, explorent ce que l’opéra peut dire du plaisir, du danger et de la perte.

 

Conclusion

La confrontation entre les deux bacchanales — celle du Venusberg chez Wagner et celle du temple de Dagon chez Saint-Saëns — met en lumière bien plus que deux manières de satisfaire à l’exigence d’un ballet imposé par la tradition de l’opéra parisien. Elle révèle deux conceptions opposées de l’art lyrique, deux façons d’articuler musique, sensualité et dramaturgie, mais surtout deux visions profondément distinctes de ce que peut être le drame musical.

Chez Wagner, la bacchanale est entièrement intégrée à son idéal d’œuvre d’art totale. Elle ne constitue pas un épisode ajouté pour répondre aux attentes du public, mais bien un moment structurant, presque mythologique, où le héros, dès l’ouverture, est précipité dans un univers de jouissance qui le submerge. L’orchestre, dense jusqu’à la saturation, devient l’instrument principal de cette perte de repères. L’entrelacement des timbres, l’instabilité constante de l’harmonie, l’effacement des repères formels créent une impression d’engloutissement sonore. Ce vertige musical, cette ivresse construite sur la dissolution du sujet, incarne le versant le plus extrême du romantisme dionysiaque : celui où l’identité s’efface dans la fusion du désir et du mythe.

Face à cette esthétique de la dissolution, Saint-Saëns propose une toute autre approche dramaturgique. Sa bacchanale, bien qu’elle soit également un sommet sensoriel et symbolique, demeure ancrée dans une structure claire, une architecture lisible, pleinement rattachée au théâtre. Il ne rejette pas l’influence wagnérienne, mais la recompose à sa manière : il emprunte certains éléments — usage du leitmotiv, continuité orchestrale, dramatisation de la danse — qu’il insère dans une esthétique résolument française, marquée par le goût de l’ornement, la clarté des formes, et l’efficacité dramatique. Cette proposition n’est pas une fusion extatique, mais une exaltation contrôlée, stylisée, parfaitement maîtrisée.

S’il faut parler d’influence, c’est donc moins d’un héritage stylistique que d’un cadre structurel que l’on peut parler : Saint-Saëns reprend certains outils du langage wagnérien pour mieux en détourner la logique profonde. Il ne s’abandonne pas au modèle allemand ; il le plie à ses propres exigences. Là où Wagner tend à dissoudre toute forme dans le flux sonore, Saint-Saëns affirme, avec une rigueur souveraine, la prééminence de la forme et la puissance structurante du théâtre.

De Vénus à Dagon, ce ne sont donc pas seulement deux figures mythologiques qui s’affrontent, mais deux régimes esthétiques. L’un recherche la fusion, l’autre la représentation. L’un transforme l’opéra en expérience sensorielle et immersive, l’autre en théâtre symbolique et réfléchi. C’est dans ce jeu d’oppositions — entre exaltation et contrôle, entre immersion sensorielle et construction dramatique — que se manifeste toute l’ambiguïté du positionnement de Saint-Saëns face à Wagner : moins une imitation qu’un dialogue critique, porteur d’une différenciation assumée.

NC

 

Bibliographie indicative

(Ouvrages ayant servi de références à la rédaction de cet article)

– BOUCOURECHLIEV, André. Wagner, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Solfèges », 1982.
– DÉTIENNE, Marcel. Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1977.
– LEBLANC, Cécile. Saint-Saëns et l’idée de musique française, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004.
– LEBLANC, Cécile. Wagnérisme et création en France : 1883-1889 (Thèse de Doctorat, Université Paris III). Paris, Honoré Champion, 2003.
– NIETZSCHE, Friedrich. La Naissance de la tragédie, trad. Henri Albert, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1977.
– PORTE, Joël-Marie. Figures du désir dans l’opéra romantique, Paris, Fayard, 1995.
– REYNAUD, Daniel. Le Ballet à l’Opéra de Paris au XIXe siècle, Paris, Klincksieck, 1995.
– SAINT-SAËNS, Camille. Samson et Dalila, Paris, L’Avant-Scène Opéra, no 15, avril 1978.
– SMITH, Marian E. Le Ballet romantique : Giselle et ses contemporains, trad. Daniel Henry, Paris, CNRS Éditions, 2003.
– WAGNER, Richard. Tannhäuser, Paris, L’Avant-Scène Opéra, no 63/64, mars 2004.
– ZIEGLER, Jean-Christophe. Camille Saint-Saëns, Arles, Actes Sud / Cité de la musique, 2005.

 

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