Pendant son séjour viennois de 1861-1864, Richard Wagner fit la connaissance d´une couturière juive talentueuse, Bertha Goldwag, que l’on appelait « Fraülein Bertha ». Il lui commanda toute une série de vêtemenrs et d’accessoires: robes d’intérieur, robes de nuit, toques de velours, négligés rose pâle, couvertures et coussins luxueux en piqué, pantoufles brodées de roses, sous-vêtements de satin rose,… Par la suite, lorsque Wagner dut fuir Vienne et ses créanciers en 1864, il continua de lui passer des commandes pendant plusieurs années, jusqu’au moment où la jeune femme se maria et arrêta de travailler en 1868. Lorsque Wagner fut installé la même année par le Roi Louis II de Bavière dans sa villa de la Briennerstrasse à Munich, Wagner il l’avait fait venir avec une équipe de décorateurs à Munich pour qu’elle décorât sa villa avec des soies, des satins, des dentelles. Wagner exigea un niveau de confort digne d’un potentat oriental. Une des pièces principales y fut d’ailleurs baptisée la « pièce de satin »: les murs étaient tendus de satin jaune, du satin rose couvrait les alcôves à chaque coin de la pièce, le plafond était entouré de ruchés gris-perle et de roses artificielles. Le sol était couvert de coûteux tapis de Smyrne. La facture de Bertha Goldwag pour les travaux munichois s´éleva à 10000 guldens, que dut payer le roi Louis II de Bavière, dont Wagner était l’invité. Ces débauches de luxe firent jaser les Munichois, ulcérés de ces magnificences qu’il leur semblait payer. On surnomma Wagner le « Lolus » du Roi Louis II, allusion à la Lola du Roi Louis Ier, la fameuse danseuse Lola Montez que le grand-père de Louis II avait couverte de présents, publiquement entretenue et alla jusqu’à annoblir. Il y eut des émeutes, Louis Ier abdiqua. Louis II et ses conseillers craignant que la même situation se reproduisent préférèrent conduire le compositeur vers l’exil.
Dans ses lettres, Wagner donne à sa décoratrice des instructions extrêmement minutieuses. Il y discute très précisément le choix des étoffes et détaille très précisément les nuances de couleurs, commande des séries de vêtements dans des nuances différentes, il y précise aussi le type de fabrication qu’il souhaite.
Ces lettres ont été publiées en 1877 par le feuilletoniste juif Daniel Spitzer avec un commentaire des plus sarcastiques dans un journal viennois, la Neue freie Presse (16 et 17 juin, et 1er juillet), à la suite de quoi Der Floh publia sa caricature figurant Wagner piqué par la plume envenimée de Spitzer. Le journaliste anti-wagnérien Spitzer écrivait des articles mordants sur des aspects de la vie privée de Wagner dénonçant notamment ses goûts luxueux. Ces ragots firent le tour de l’Europe, nombreux furent les rieurs, ce qui n’était pas du goût des wagnériens.
Les lettres de Wagner à sa modiste (- on dirait aujourd’hui sa décoratrice d’intérieur -) agrémentées des commentaires de Daniel Spitzer (1835-1893) furent publiées en 1906. Elles auraient sans doute été remisés dans les oubliettes de l’histoire si Ludwig Kárpáth, un critique musical viennois juif et wagnérien, n’avait à son tour publié en 1906 Zu den Briefen Richard Wagners an eine Putzmacherin. Unterredung mit der Putzmacherin Bertha. Ein Beitrag zur Lebensgeschichte Richard Wagners. Harmonie, Berlin 1906. (A propos des lettres de Richard Wagner à sa modiste. Entretiens avec la modiste Bertha. Une contribution à la biographie de Richard Wagner). Ludwig Kárpáth était journaliste au Wiener Tagesblatt. Il fut en contact avec Ferdinand Goldwag, le frère de la modiste qui travaillait comme messager et apportait au journal les nouvelles de la bourse, et apprit de sa bouche que Bertha vivait encore et habitait Vienne. Il la recontra et recueillit son témoignage. Bertha lui raconta qu’elle avait réuni les lettres en un paquet et les avait placées dans son armoire à linge. Un jour elles avaient disparu. Bertha Goldwag, épouse Maretschek, était certaine qu’elles lui avaient été volées…* Elle raconta également que Wagner l’avait engagée pour la décoration et l’ameublement de sa pièce de travail à Penzing, près de Vienne, où Wagner résida de 1863 à 1864. Kárpáth, fervent wagnérien, voulait par sa publication, redorer le blason de son idole. C’est le contraire qui se produisit. On le voit également dans la caricature ci-dessous publiée par le Kikeriki peu de jours après la mort de Wagner: Wagner arrive au paradis en toge élégamment drapée et portant une sacoche de voyage tout aussi élégante. La toge devait être en satin rose, la couleur favorite de Wagner, celle, dit-on, qu’il portait au moment de mourir.
*Spitzer, journaliste à sensation, dut entendre parler de ces lettres qu’avaient acquises un marchand d’autographes et convainquit son éditeur de les lui acheter. Lorsque en 1877 Wagner entendit parler de la publication du feuilleton de Spitzer, il en fut profondément marri, et pensa même émigrer aux Etats-Unis, ce dont Cosima le dissuada. On raconte aussi que Brahms les aurait empruntées à son amie la chanteuse Bertha Porubsky, qui lui avait raconté que son mari l’industriel Arthur Faber qui les avait achetées à Spitzer. Brahms se délecta à les lire à un cercle d’amis, ce qui vint aux oreilles de Wagner, qui lui en garda rancune.L’adage le dit, le monde est petit. D’achats en reventes, les lettres de Wagner à Mademoiselle Bertha et leurs rubans d’échantillons ont abouti dans les collections de la Librairie du Congrès à Washington.
L’une des lettres originales de Richard Wagner à Mademoiselle Bertha :
… Die Schnitte zu meinen Hauskleidern haben Sie hoffentlich noch?
Ihrer Zuschrift entgegensehend verbleibe ich achtungsvoll Ihr ergebener
Richard Wagner.Wagner y parle de nuances de brun clair, de rose, de bleu clair, du type de qualité du tissu (la bonne qualité à 4 ou 5 florins. Il se demande si le marchand Szontag a encore un certain tissu d’un nouveau rouge, ou d’un ton cramoisi, en suffisance et si la modiste a encore quelques mètres du tissu jaune foncé dont elle lui a fait des tentures….