Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER

L’IDÉE DE PROGRÈS ET LA RÉCEPTION DE WAGNER AU PORTUGAL (1883-1919)

par Luis Miguel Santos

Titre original anglais  : « The idea of progress and the reception of Wagner in Portugal 1883-1919 »
Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur
Traduction en français @ Le Musée Virtuel Richard Wagner
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici.

 

L’intérieur de la salle du Teatro Nacional de São Carlos à Lisbonne tel qu’actuellement.

L’impact de la réception de l’œuvre et de l’idéologie wagnériennes sur la culture occidentale est une réalité reconnue. Chaque mouvement wagnérien se trouve marqué par la personnalité et l’origine des disciples (ou amateurs) de Wagner : chacun en effet se l’approprie en fonction des buts recherchés. Ainsi, pour comprendre la montée des différentes formes de wagnérisme, il est indispensable de tenir compte du cadre idéologique les ayant façonnées. Au Portugal, Wagner est accueilli avec enthousiasme au tournant du XXe siècle par un groupe de musiciens et d’intellectuels marqués par une grande soif de progrès. Si l’on se concentre sur les écrits de Júlio Neuparth – l’une des figures les plus marquantes de ce groupe – on y verra les dimensions idéologiques du discours sur Wagner mises en avant, ce qui permet de comprendre le cadre qui a façonné sa réception.

C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que la société portugaise assiste à l’arrivée du progrès matériel. En fait, des changements fondamentaux sur le plan économique ont eu lieu, notamment avec le développement du commerce, de l’industrie, et du système de transport, et l’ouverture qui en a résulté a permis la circulation des personnes et des idées1. C’est ainsi qu’un groupe de musiciens et d’intellectuels nés dans les années 1830 et 1840, parmi lesquels se trouvaient des personnalités moins connues aujourd’hui, comme Joaquim José Marques (1836-1884) et José Ferreira Braga (1837-1924), ainsi que quelques-unes des figures les plus marquantes de la vie musicale portugaise, comme Augusto Neuparth (1830-1887) et Ernesto Vieira (1848-1915) fait surface. Non contents d’avoir profité du progrès matériel, ils se sont aussi montrés soucieux du progrès social. C’est en ce sens qu’ils considéraient que la musique tenait un rôle fondamental dans la régénération de la société. Cette croyance s’est matérialisée par la fondation d’un périodique, Amphion, désignation qui n’était certainement pas involontaire, compte tenu d’un lien entre l’idée de mission – souvent énoncée dans ses pages – et le sens du mythe. Dans la mythologie grecque, Amphion et Zethus étaient les fils jumeaux de Zeus et d’Antiope. Ils ont été abandonnés dans leur enfance et élevés par un berger. Amphion est devenu un grand chanteur et musicien, Zethus un chasseur et un berger. Après avoir rejoint leur mère, ils construisirent et fortifièrent Thèbes, d’énormes blocs de pierre se positionnant en murs au son de la lyre d’Amphion2. Ainsi, cette figure mythologique incarnait-elle l’éloquence (et la force) de la musique sur l’homme primitif et elle célébrait sa puissance constructive, considérée comme essentielle à la régénération de la société.

La publication du périodique débute en 1884 et sa foi dans la mission sociale de la musique s’affiche dès sa première page :

Notre mission est très hasardeuse, et nous prétendons donc avoir le droit de demander soutien et protection à tous les artistes et amateurs de l’art musical, ainsi qu’à ceux qui se soucient du progrès et de la prospérité du pays, car la musique est l’élément le plus grand et le plus puissant de l’éducation, et celui qui mérite le plus d’attention et d’investissement de la part des nations civilisées.3

La façade extérieure du Teatro Nacional de São Carlos à Lisbonne (vue extérieure, gravure), ici, en 1893.

Cette conviction se reflète dans un discours touchant plusieurs aspects de la vie musicale portugaise, et mettant l’accent sur l’importance de soutenir les établissements d’enseignement musical, de chant choral et de la musique dite « nationale » (réaffirmant le vieux rêve de l’opéra national). Cependant, l’idée que la musique a une qualité éducative inhérente a trouvé un écho dans leurs écrits sur la « musique symphonique ». Le rôle civilisateur devait être exprimé par l’Orquestra 24 de Junho, un orchestre constitué des membres d’une association fondée en 1834, l’Associação Música 24 de Junho, qui s’était engagée à défendre les intérêts professionnels des musiciens. Entre 1879 et 1888, l’association a elle-même promu plusieurs séries de concerts symphoniques, son orchestre étant dirigé par d’illustres maestros étrangers, tels Barbieri, Colonne, Dalmau, Bretón, Rudorff et Steck. Ils interprétaient des œuvres de Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn, Glinka et Saint-Saëns, entre autres, ainsi que des extraits symphoniques wagnériens. Le rôle de l’association est évident dans l’affirmation de Ferreira Braga selon laquelle elle devrait chercher à réaliser :

de grandes entreprises artistiques dont notre pays a besoin pour rivaliser avec les nations européennes les plus civilisées. Il appartient à l’Associação Música 24 de Junho de lutter contre l’indifférence qui se manifeste parmi nous à l’égard des beautés de l’art musical, cet art qui à la fois éclaire, éduque et civilise un peuple4.

Ensuite, il annonça quel genre de musique paraissait indispensable pour parvenir à cette fin : « C’est le genre symphonique, dont des pages brillantes ont été écrites par Mozart, Beethoven, Wagner, Berlioz, Schumann, Schubert, Mendelssohn, et actuellement par Massenet, Saint-Saëns , Max Bruch, etc. ».5

Dans un article datant de 1885, à propos d’un concert comprenant la Cinquième Symphonie de Beethoven et l’Ouverture de Tannhäuser de Wagner, Ferreira Braga tente de justifier la supériorité de la musique symphonique :

Il est temps d’honorer le style symphonique, si différent et si supérieur au style dramatique. […] La musique symphonique est à privilégier car elle comprend toutes les beautés sans s’appuyer sur la poésie, l’action dramatique, la peinture et la mimique. Seul, il est la reproduction de la beauté, et il n’est pas accompagné de tous les effets extérieurs qui pourraient affecter les sens.6

La page de couverture de l’un des numéros de la revue artistique portugaise « Amphion » (ici, en 1897)

À propos de l’ouverture de Tannhäuser, il considère que « les effets sont on ne peut plus nobles et élevés, et les procédés de conception sont autant que possible classiques et bien soutenus »7. Il convient de noter ici l’assimilation de Wagner au genre de la symphonie, ou « style symphonique », et par conséquent aux « classiques ». C’est en fait assez courant déjà dans les années 1880, même si le Wagner « absolu » n’était pas aussi popularisé qu’il le sera plus tard. L’accueil réservé à Wagner dans Amphion fut généralement enthousiaste, comme en témoignent les nombreux articles le concernant (essentiellement tirées du Ménestrel et de L’Art Musical) : représentations symphoniques en France sous la direction de Pasdeloup, Lamoureux et Colonne, productions d’opéras dans toute l’Europe, polémiques entre défenseurs et détracteurs, et même reportages sur sa famille. Le point culminant est atteint en 1887 avec la publication d’un extrait d’Oper und Drama, traduit en portugais du français.

Les aspects évoqués jusqu’ici sont symptomatiques de l’orientation idéologique du journal. Précisons d’abord qu’il s’agit d’une conception romantique du rôle de l’art et de l’artiste. En effet, le recours à la figure mythologique d’Amphion (autant que celle d’Orphée, dans le cas de la musique chorale) contribue à évoquer la dignité de la mission de la musique et du musicien dans l’actualité. Cette croyance exprime l’idée que l’artiste « génial » a un regard privilégié sur la réalité, donnant à l’humanité les moyens de se régénérer. D’autre part, l’idée de la prééminence de la musique instrumentale « pure » est également claire : la tentative timide d’élaborer une sorte de métaphysique de la musique instrumentale.

Outre l’idéologie romantique, il faut également signaler l’influence de l’idéalisme musical8. La conception idéaliste de la musique s’observe d’abord dans la vénération de la musique en soi, en opposition à la banalisation, au mercantilisme et à la frivolité. Cela conduit à la construction d’une éthique musicale, dans le sens où la musique est dotée d’un système de valeurs morales visant à contrôler la manière dont elle est jouée et reçue. En fait, la musique symphonique était considérée comme un art plus élevé que le simple divertissement, donc son interprétation pouvait  être « vraie » et respectueuse. On avait là aussi une tentative d’établir une nouvelle étiquette sociale, quasi religieuse, qui se traduisait par la désapprobation fréquente du comportement du public (y compris d’ailleurs concernant la toilette féminine) et des goûts jugés «inférieurs» (comme la corrida et le cirque). De plus, ces auteurs partageaient l’idée que la connaissance musicale était fondamentale pour l’appréciation de la musique, et c’est pourquoi ils ont complété les exécutions symphoniques par des annotations dans le programme qui ont également été publiées dans le journal. De cette manière, la croyance sous-jacente dans la mission civilisatrice de la musique s’est construite à travers une lutte contre la décadence de la culture. Résultat significatif de leur discours : la promotion des « maîtres classiques » à une époque où se produisait un changement fondamental dans le goût musical du public. En fait, la prédominance absolue de la tradition lyrique italienne devait être vaincue par un nouveau canon basé sur l’interprétation de la musique symphonique allemande, dont les caractéristiques seront explorées plus loin dans cet article.

Julius Cândido Neuparth (1863-1919), violoniste, puis chef d’orchestre

C’est dans ce contexte que Júlio Neuparth est apparu. Figure marquante de la vie musicale portugaise au tournant du siècle, il fut violoniste de l’orchestre S. Carlos, professeur d’harmonie au Conservatoire de Lisbonne (pour lequel il traduisit des œuvres didactiques de Bazin, Gevaert et Durand), directeur de la section musicale du quotidien Diário de Notícias, collaborateur de nombreux journaux, mais aussi amateur de musique de chambre, symphonique et théâtrale. Il a vécu entre 1863 et 1919 et était le fils d’Augusto Neuparth, ancien directeur et l’un des fondateurs d’Amphion. Júlio Neuparth hérite de la direction du journal en 1890, moment crucial pour le pays sur le plan politique et social en raison de l’affaire anglaise de l’Ultimatum. L’époque qu’il a vécue a vu l’émergence vigoureuse du républicanisme au Portugal, qui a culminé avec l’épisode du régicide en 1908 et l’implantation de la République en 1910. Laissons de côté les liens de Júlio Neuparth avec le milieu républicain qui n’ont pas encore été éclaircis, et l’on constate que son discours prolonge les aspects auxquels j’ai déjà fait référence : il apparaît clairement dans le journal qu’il partageait la même idée de cette mission éducatrice de la musique.

Les écrits abondants de Júlio Neuparth sont une mine d’informations concernant la réception de Wagner au Portugal au tournant du XXème siècle. L’introduction des drames wagnériens au Teatro de S. Carlos a commencé en 1883 avec la représentation de Lohengrin, suivie des premières de Der fliegende Holländer et Tannhäuser en 1893. Cette nouvelle vague à S. Carlos se poursuivit au début du XXème siècle avec les représentations de Die Meistersinger (1902) et Tristan und Isolde (1908), culminant avec la création de Der Ring des Nibelungen (1909), avant la fermeture du théâtre en 1912. Son activité reprit en 1919, et la première représentation de Parsifal ne sera donnée qu’en 1921. L’accueil de Wagner  par Neuparth fut très favorable, et son discours présentait le compositeur comme le modèle du progrès au théâtre lyrique. Dans un article de 1885, il affirmait que pour réussir la composition d’un opéra : « les compositeurs actuels ont toujours l’idée de suivre les traces du grand réformateur Richard Wagner. Il leur semble que c’est la vraie voie pour arriver à leur but, et ils ont raison ».9 Ainsi, son appréciation des opéras les plus récents se faisait toujours en tenant compte du modèle progressiste représenté par Wagner, « le grand réformateur ». Les œuvres qu’il plaçait en avant étaient celles qu’il considérait comme proches de ce modèle, et c’était le cas de Carmen de Bizet en 1885, La Gioconda de Ponchielli et Hérodiade de Massenet en 1886, ou encore Otello de Verdi en 1890, et Aida et Falstaff en 1911.

Les articles de Júlio Neuparth témoignaient également de l’engouement croissant pour la musique de Wagner du grand public. Ainsi, à propos de la reprise de Die Meistersinger en 1906, quatre ans après sa création à S. Carlos, il écrivit que : « la comédie lyrique de Wagner a été entendue hier par le public de S. Carlos avec une attention et un intérêt qui révèlent un progrès visible dans son éducation esthétique, qui est vraiment un motif d’allégresse ».10 Les drames wagnériens, synonymes pour lui d’un goût élevé, il chercha donc à les divulguer et à faciliter leur compréhension par le grand public. En 1909, la création de Der Ring des Nibelungen provoqua une animation sans précédent dans la vie culturelle portugaise. En effet, ces représentations furent précédées de deux séries de conférences visant à préparer le public. L’une d’elles était présentée par Jaime Batalha Reis (1847-1935), figure éminente parmi les intellectuels portugais, et s’adressait à un public restreint. António Arroio (1856-1934), également figure marquante de la vie culturelle portugaise, était l’orateur de l’autre série, ouverte au grand public. Son but était « d’élucider et de préparer le public à l’exécution de la magnifique œuvre wagnérienne »11. Les conférences suscitèrent un grand intérêt parmi le public. Outre ces deux séries de conférences, la presse intervint avec la publication de plusieurs études préparatoires. Neuparth y contribua avec une série de sept articles durant les semaines précédant la première. Il y présentait certaines des idées théoriques de Wagner ainsi que l’argument du cycle, l’accompagnant d’exemples de quelques leitmotive. Sa source était Le voyage artistique à Bayreuth (1897) d’Albert Lavignac. Avec ces articles, il entendait fournir « une petite étude préparatoire, indispensable à la compréhension de l’œuvre wagnérienne », dont la divulgation était  « indispensable à tous ceux qui entendaient se tenir au courant du progrès et de l’évolution ». Cependant, son discours n’attribuait pas un rôle civilisateur au « drame de Wagner ».

António José Arroio (1856–1934), mieux connu sous le nom d’ António Arroio ou António Arroyo , ingénieur, homme politique, critique d’art et professeur, également auteur d’ouvrages sur la littérature, la musique et les arts plastiques. Il s’est imposé comme promoteur au Portugal de l’enseignement technique et des arts appliqués.

Cette fonction était bien réservée à la musique symphonique. Les extraits symphoniques wagnériens ont commencé à être joués au Portugal dans les Concertos Populares donnés à Lisbonne entre 1860 et 1862. Après les concerts des années 1880 par l’Orquestra 24 de Junho déjà mentionné, il y eut aussi quelques représentations de l’orchestre S. Carlos autour de 1890. Au début du XXème siècle, Lisbonne a commencé à inviter certains des plus importants orchestres symphoniques européens : en 1901, l’Orchestre philharmonique de Berlin, dirigé par Arthur Nikisch ; en 1903, l’Orchestre Colonne, dirigé par Colonne lui-même ; en 1905, l’Orchestre Lamoureux, dirigé par Camille Chevillard ; en 1908, la Philharmonie de Berlin dirigée par Richard Strauss ; et enfin, en 1910, la Philharmonie de Munich dirigée par Joseph Lasalle. Les pièces marquantes de leurs programmes étaient les extraits les plus populaires des drames musicaux wagnériens, ainsi que le répertoire orchestral de Bach à Debussy.13 Júlio Neuparth a abondamment écrit sur ces représentations, insistant souvent sur la nécessité d’un orchestre capable d’éduquer le public portugais. Ses réflexions sur la musique symphonique révèlent le prolongement de traits idéologiques et romantiques communs au contexte dans lequel il débute son activité dans les années 1880. Le maintien de la croyance en la mission civilisatrice de la musique est constant, par exemple dans un article de 1905, à propos d’un concert dirigé par Lamoureux, où il considère que : « dans les grandes capitales, un orchestre est un élément indispensable au progrès et à la civilisation ».14 Dans la hiérarchie des arts, la première position était occupée par la musique symphonique, qu’il appréciait comme « la manifestation suprême de la musique pure ».15 En outre, il a affirmé plus d’une fois que la musique de chambre était la meilleure préparation à la compréhension des « grandes » œuvres symphoniques. La pensée de Neuparth incluait donc une métaphysique de la musique instrumentale, bien qu’il ne semble pas en avoir produit de justification théorique.

Son désir de mise en place de concerts réguliers devait se réaliser au cours des années suivantes. Après deux tentatives éphémères en 1906 et 1910, ce mouvement, inspiré d’exemples français et allemands, atteint son apogée lors de la fermeture de S. Carlos. En 1911, une série de concerts est initiée au Teatro da República par le violoniste et chef d’orchestre espagnol Pedro Blanch, issu du Conservatoire de Madrid, et en 1913 une autre débute au Teatro Politeama avec le violoncelliste et chef d’orchestre portugais David de Sousa, formé au Conservatoire de Leipzig. Les deux séries se sont poursuivies avec succès jusqu’aux années 1920. Júlio Neuparth a abondamment écrit sur ces concerts, et sa pensée manifestait toujours un prolongement de la conception idéaliste de la musique évoquée plus haut. En fait, l’adhésion à une éthique musicale avec la promotion d’une étiquette sociale quasi-religieuse, se manifeste dans sa focalisation récurrente sur la « justesse » de l’exécution et sur l’importance de l’attitude dévote du public. Outre les remarques sur le comportement, il convient de noter le contentement exprimé par Neuparth face au développement de cette attitude respectueuse du grand public. Ainsi, déjà en 1908, à propos d’un concert de l’Orchestre philharmonique de Berlin, il louait : « la manière respectueuse avec laquelle notre public prête attention et écoute, fait preuve de respect et s’efforce de comprendre les œuvres parfois très complexes des grands maîtres […] ».16 Quatre ans plus tard, à propos d’un concert symphonique avec de nombreuses œuvres de Wagner dirigées par Pedro Blanch, il disait que : « le concert d’hier constituait une autre preuve évidente que […] notre public a enfin compris la valeur des exécutions orchestrales pour son éducation esthétique […] ».17

Ceci témoigne qu’un changement fondamental dans le goût du public était en train de se produire. Ce type de discours eut des implications directes dans la promotion des «maîtres classiques», et c’est ainsi que dans les années 1910, on observe que la tradition lyrique italienne avait totalement perdu sa prédominance. En fait, progressivement s’est établi un nouveau canon d’interprétation de la musique symphonique, cela en faveur des œuvres allemandes, et Wagner y a assumé une position exceptionnelle. La presse a enregistré invariablement le succès des extraits symphoniques wagnériens, mode certainement influencée par l’exemple des orchestres étrangers dans la décennie précédente. La popularité que Wagner a acquise auprès du public apparait évidente lorsque la revue Eco Musical publie Mein Leben en 1913, dans une version abrégée traduite en portugais, cela après avoir été en rupture de stock durant plusieurs semaines. Voilà qui témoigne également de la popularité du répertoire wagnérien dans les concerts des orchestres philharmoniques et militaires de l’époque, puisque les musiciens militaires étaient les principaux lecteurs de cette revue. La musique de Wagner est alors une constante de tous les répertoires. Des références répétées à l’accueil enthousiaste du public sont mises en avant dans la presse. On identifie ainsi deux cultes individuels parallèles, outre celui de la Première école de Vienne ; deux séries de concerts comprenaient presque chaque année des festivals wagnériens et beethoveniens, annoncés comme « les festivals des grands maîtres ». C’est à cette occasion, lorsque Blanch organisa un festival pour célébrer la mort de Wagner en 1916, que Júlio Neuparth écrivit :

Sous prétexte de la commémoration de cette date, Pedro Blanch prépara un programme exclusivement wagnérien, dont la réussite est on ne peut plus complète. Pour notre public, Wagner n’est plus le redoutable musicien du futur, accessible seulement aux initiés de son système compliqué; il est devenu plutôt une puissance d’attraction dans les programmes symphoniques. […] La salle de la República était pleine à craquer de spectateurs désireux d’applaudir l’hommage dédié au glorieux musicien.18

Le renouvellement de ce succès la semaine suivante lui permet de déclarer : « Wagner a complètement conquis le public des concerts ».19

Jaime Batalha Reis (1847-1934), agronome et diplomate et auteur portugais.

Wagner se trouve ainsi considéré comme un « compositeur symphonique », en compagnie des « classiques », et en particulier de Beethoven. Cette tendance pouvait déjà être observée dans les années 1880, mais plus tard elle devint encore plus importante. On la retrouve chez d’autres auteurs, tels Jaime Batalha Reis et António Arroio, précisément les deux intellectuels qui avaient donné les conférences sur le Ring. Dans une lettre à Viana da Mota datée de 1904, Batalha Reis considère que les œuvres de Wagner sont des symphonies qui n’ont pas besoin de drame et peuvent être jouées dans les salles de concert20. En 1908, à propos de l’exécution des ouvertures de Der fliegende Holländer, Tannhäuser et Die Meistersinger par l’Orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Richard Strauss, António Arroio affirmait : « le public aura l’occasion d’apprécier [ces œuvres] d’une manière supérieure et différente de ce qu’il a pu habituellement écouter lors des représentations théâtrales »21, ce qui suggère que c’était une idée plus largement répandue parmi les intellectuels portugais de l’époque.

La réception de Wagner au Portugal s’est donc produite dans le contexte de l’établissement d’un nouveau modèle issu de la musique symphonique allemande, processus dans lequel le discours des intellectuels était un agent important. L’acceptation – et l’appropriation- de Wagner comme musique «absolue », semble avoir été conditionnée par un cadre idéologique associant l’idée de progrès et une conception romantique et idéaliste de la musique. L’idée de progrès implique la notion d’une histoire qui marche vers un monde parfait et utopique. Ainsi, la musique symphonique « pure » se voit assigner la mission de conduire l’humanité vers cette perfection utopique.

 

Notes :

1. Cf. Luís Reis Torgal and João Roque (ed.), O Liberalismo (1807-1890), in História de Portugal, vol. V,dir. José Mattoso (Lisboa: Editorial Estampa, 1993), 121-129.
2. Les différentes versions du mythe se reposent sur des points fondamentaux. Cf. P. Commelin, Mythologie  grecque et romaine (Paris: Garnier Frères, 1961), 248-251; Michael Grant and John Hazel, Who’s who in classical mythology (London: Routledge, 1996), 26-27; E. Hamilton, La mythologie: ses dieux, ses héros, ses légendes (Vervuers: Marabout, 1962), 292-295; H. Haubert, Dictionnaire de mythologie classique (Paris: Librairie Vuibert, 1947), 14-15; J. Schmidt, Dicionário de mitologia grega e romana, (Lisboa:Edições 70, 1995), 33-34.
3. A Redacção, “Ao público”, Amphion, I/1, April 1, 1884, 1.
4. Ferreira Braga, “A Associação Música Vinte e Quatro de Junho”, Amphion, I/16, November 16, 1884, 4.
5. Idem.
6. Ferreira Braga, “Concertos”, Amphion, II/8, July 16, 1885, 61.
7. Idem.
8. Expression inventée par William Weber. Cf. William Weber, “Wagner, Wagnerism, and Musical Idealism”, in Wagnerism in European Culture and Politics, ed. David C. Large and William Weber (Ithaca/London: Cornell University Press, 1984), 28-71. See also William Weber, The Great Tranformation of Musical Taste – Concert Programming from Haydn to Brahms (Cambridge: Cambridge University Press, 2008), especially Chapter 4, “Musical idealism and the crisis of the old order”, 85-121.
9. J. Neuparth, “Teatros – S. Carlos”, Amphion II/16, November 16, 1885, 124-125. Italiques ajoutés.
10. Id., “Teatros – Primeiras representaçãoes – S. Carlos – Os Mestres Cantores de Nuremberg”, Diário de Notícias, February 21, 1906, 2.
11. Id., “Teatros – S. Carlos”, Diário de Notícias, Março 15, 1909, 3.
12. Id., “Crónica Musical CXXXV – A Tetralogia de Wagner – Apontamentos (1.º artigo)”, Diário de Notícias, January 6, 1909, 1.
13. Cf. Rui Vieira Nery and Paulo Ferreira de Castro, História da Música (Lisboa: Comissariado para a Europália 91- Portugal / Imprensa Nacional-Casa da Moeda, 1991), 140, 150-151.
14. J. Neuparth, “D. Amélia – Concertos Lamoureux”, Diário de Notícias, April 13, 1905, 2.
15. Id., “Crónica Musical CXVIII”, Diário de Notícias, April 15, 1908, 1.150
16. Id., “Orquestra Filarmónica de Berlim – 4.º concerto”, Diário de Notícias, May 8, 1908, 2.
17. Id., “Teatro da República – Terceiro concerto sinfónico”, Diário de Notícias, January 8, 1912, 4.
18. Id., “Teatro República – Concertos Blanch – 11.º concerto”, Diário de Notícias, February 14, 1916, 2.
19. Id., “Teatro República – Concertos Blanch – 13.º concerto”, Diário de Notícias, February 28, 1916, 2.
20. Cf. Mário Vieira de Carvalho, «Pensar é morrer» ou o Teatro de S. Carlos na mudança de sistemas sociocomunicativos dsde fins do séc. XVIII aos nossos dias (Lisboa: Imprensa Nacional-Casa da Moeda, 1993), 175.
21. A. Arroyo, “A Orquestra Filarmónica de Berlim II”, Diário de Notícias, April 30, 1908, 3. Italiques ajoutés.

Cet article est protégé

En savoir plus Cet article est protégé par les droits d’auteur. Toute copie ou reproduction est strictement interdite.
LES ARTICLES SUIVANTS SONT SUSCEPTIBLES DE VOUS INTÉRESSER
BAYREUTH ET LES SYMBOLISTES FRANÇAIS : ART ET (OU) RELIGION
par Marie-Bernadette FANTIN-EPSTEIN

Littérature Comparée, Toulouse II. Actes publiés in : Littérature et Espaces, PULIM, Limoges, 2003, p.653-662. « On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. » (Albert Lavignac) 1   Créer… (Lire la suite)

Thérèse VOGL
par Luc ROGER

Therese Vogl, née Thoma, vit le jour le 12 novembre 1845 à Tutzing, une charmante localité située sur le bords du lac de Starnberg en Bavière, où elle passera également les dernières années de sa vie. Elle faisait partie d’une famille très nombreuse de seize enfants. C’est son père qui… (Lire la suite)

Sommaire
Comment s’appelle le cheval de Brünnhilde : Brangäne, Brange ou Grane ?

Réponse : Grane. Dans le prélude du Crépuscule des dieux, Brünnhilde reçoit l'anneau d'Alberich en guise d'adieu à Siegfried, après quoi elle confie son cheval Grane à Siegfried. Brangäne est un personnage de Tristan et Isolde ; quant à Brange, c’était le nom d’un chien de Wagner.

LIENS UTILES
Pas de liens utiles
TAGS
Partagez cette page avec vos amis !

Appeller le musée

16, Boulevard Saint-Germain 75005 Paris - France

Français / English / Deutsch