« Sie ist und bleibt meine erste und einzige Liebe. »
(Richard Wagner)
À lui seul, le nom de Mathilde Wesendonck évoque pour tout mélomane un ensemble de cinq mélodies, unique par son histoire ainsi que par sa composition, le célèbre cycle éminemment célèbre connu sous le titre de Wesendonck-lieder.
Ces mélodies, merveilles de délicatesse tant dans la poésie que dans leur mise en musique, devenues tout aussi célèbres dans l’œuvre wagnérienne que le prélude de Tristan et Isolde ou bien le duo des amants à l’acte II de ce même Tristan, ont été, chose rarissime dans l’œuvre wagnérienne, composées à quatre mains. A la composition et l’écriture des vers, la poétesse Mathilde Wesendonck ; à la mise en musique, le compositeur Richard Wagner.
Le travail en symbiose de deux êtres que l’art sut réunir l’espace de quelques années, le temps de compositions majeures. Ce fait est suffisamment unique dans l’histoire de la création wagnérienne pour être noté, car le Maître a presque exclusivement composé sur ses propres vers et œuvres littéraires…
Qui donc était cette Mathilde suffisamment exceptionnelle aux yeux du compositeur pour qu’il lui laissât les mots… qu’il se chargerait de mettre par la suite en musique ? Auteure des vers du cycle de ces cinq mélodies ; inspiratrice des amours passionnées (et contrariées) des amants malheureux dans La Walkyrie ainsi que dans Tristan et Isolde ; épouse dévouée et discrète évoluant dans l’ombre d’un riche mécène ; mère de famille attentionnée ; correspondante enflammée d’un compositeur dont elle était la Muse ; femme cultivée, poétesse et dramaturge à ses heures ; les visages de Mathilde Wesendonck sont aussi différents qu’ils sont surprenants tant ils sont inattendus. Portrait d’une Muse des plus célèbres de l’Histoire de la Musique et que Richard Wagner, même devant son épouse Cosima à qui il dictait son autobiographie, n’hésitait pas à qualifier … “d’unique amour de sa vie” !
Une enfance et une adolescence privilégiée
sous le regard bienveillant des Muses
La future « Mathilde Wesendonck » naît en fait sous le nom d’Agnes Luckemeyer, son véritable nom de baptême.
La famille Luckemeyer est d’une tradition de notables du Bergisches Land, l’une de ces régions riches et commerçantes de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Parmi les ancêtres de la jeune Agnes-Mathilde, l’on trouve ainsi un certain Johann Luckemeyer en son temps Burgmeister réputé de la petite ville de Breckerfeld.
Devenu par la suite province du Royaume de Prusse après le traité de Vienne de 1815, le Bergisches Land compte parmi ses villes principales quelques riches cités de tradition commerciale telles Elberfeld et Barmen, particulièrement importantes dans l’économie du Grand-Duché.
Et c’est précisément dans l’une de ces cités commerçantes, à Elberlfeld (aujourd’hui Wuppertal) que naît Agnes Luckemeyer le 23 décembre 1828 ; deux jours avant Noël (NDA : la coïncidence, si elle est purement fortuite, ne manque pas “d’humour” comme nous aurons l’occasion de le voir par la suite).
Le père de la jeune fille, riche industriel, mise tout son avenir – ainsi que celui de sa famille, la jeune Agnes ayant déjà de nombreux frères et sœurs lorsqu’elle vient au monde – sur la réussite de sa carrière professionnelle. En 1831, attiré par la perspective d’un poste à responsabilité encore supérieur, le père d’Agnes déménage avec toute sa famille à Dusseldorf.
Bien lui en a pris, car le pari se révèle vite gagnant : en 1835, le père d’Agnes s’illustre en tant que l’un des membres fondateurs de la Société des chemins de fer Düsseldorf-Elberfeld, société dont il prend par la suite direction en décembre 1837.
Dès sa prime enfance (1830-1840), Agnes reçoit une éducation soignée, la réussite professionnelle de son père lui permettant de suivre et étudier sur les bancs de l’école privée de jeunes filles « Töchterschule » du professeur Lieth (la « Liethsche Privatschule ») de Dusseldorf.
L’enfance et l’adolescence se passent sans ombrage et l’enfant se passionne dès son plus jeune âge pour la littérature qui, très vite, devient essentielle à sa vie quotidienne. Agnes possède une soif de culture inépuisable autant qu’elle semble s’intéresser à tout.
Lorsqu’elle atteint l’âge de dix-huit ans, afin de parfaire son éducation, ses parents l’envoient séjourner quelques mois en France (à Dunkerque, plus précisément) où elle a l’occasion d’approfondir sa maîtrise de la langue française tout comme sa connaissance de cette culture qu’elle apprécie tant ainsi que ses auteurs qui enflamment cette petite âme passionnée.
Naturellement douée pour l’apprentissage des langues étrangères, Agnes apprend ainsi les subtilités du français, de l’anglais puis de l’italien, langues qu’elle parvient à maîtriser très rapidement et dans lesquelles elle s’exprime même avec une rare aisance. Mais c’est également la culture des anciens, les langues « antiques », qui attirent la jeune fille : très vite, et tout aussi naturellement, Agnes, au terme de son éducation, maîtrise le grec ancien jusqu’à couramment lire les classiques dans le texte.
C’est indéniable, Agnes-future « Mathilde Wesendonck » a bien en elle ce don et ce goût pour les langues et la littérature qui deviennent non seulement essentielles à sa vie, mais aussi un moyen d’exister et parfois même de s’échapper…
Un mariage guidé par la raison.
Agnès devient « Mathilde ».
Premières épreuves de la vie conjugale.
Si les Muses, instigatrices des vocations littéraires et artistiques de la jeune fille, se sont tôt penchées sur son berceau, les fées, prodigatrices de la grâce et de la beauté, n’ont pas non plus été oubliées lors de son baptême. Agnes grandit en effet avec grâce et au fur et à mesure qu’elle évolue, les années lui consacrent la beauté. Une beauté indiscutable comme en attestent tous les témoins de l’époque. Et pour preuve, ce magnifique portrait peint par Karl Ferdinand Sohn en 1850 – Mathilde a alors tout juste vingt-deux ans – aujourd’hui exposé au StadtMuseum Bonn.
Agnes a à présent 20 ans. Au cours d’une réception de mariage où est réunie toute la bonne société de la ville, la toute jeune femme rencontre un homme d’affaires dont le père lui-même fut jadis lui-même au service de la famille Luckemeyer : Otto Wesendonck. L’homme est un richissime commerçant et négociant en soierie d’Elberfeld, la ville natale d’Agnes. C’est également alors un veuf éploré qui n’a pas alors à cette époque pour priorité absolue que de se remarier ; sa première épouse, Mathilde, est en effet décédée quelques mois à peine après que leur union fut scellée.
Mais au premier regard, ce malheureux homme que le Destin avait abattu il y a encore si peu de temps tombe immédiatement amoureux de la ravissante Agnes (de treize ans sa cadette). Et il ne faut guère plus de temps encore pour qu’il demande celle-ci en mariage. Seule « condition » pour le moins étrange, par “fidélité” envers sa première épouse, Otto demande à Agnes de renoncer à son prénom pour prendre celui de la défunte. La jeune femme, pour le moins arrangeante et ne prenant pas le moindre ombrage à ce “caprice”, accepte. Le mariage est célébré le 19 mai 1848. Ce même jour, Agnes Luckemeyer devient Mathilde Wesendonck.
Dès les premiers mois de cette union tant « originale » qu’inattendue, « Mathilde », décidément épouse parfaite et accomplie, offre à Otto son premier fils : Paul, qui naît le 27 novembre 1849. Mais le jeune garçon, de faible constitution, meurt quelques mois seulement après avoir vu le jour (21 mars 1850).
C’est un véritable traumatisme que ressent alors la jeune femme, qui, jusque là relativement protégée par l’existence, prend conscience, avec cette première confrontation avec la mort, de l’âpreté de la vie. Devant faire face à l’épreuve, Mathilde prend sur elle et entre brutalement dans le monde des adultes. Quant à Otto, qui voit dans ce décès la prolongation d’une malédiction qui fait mourir ses proches les uns après les autres, il n’est guère d’un grand secours pour la jeune mère si meurtrie.
Pour faire le deuil, autant que pour prendre « l’air du large », le couple décide d’un long voyage à New-York et traverse l’Atlantique.
Les années de Zurich
1) La « passion Wagner » à s’en brûler les ailes…
Lorsqu’ils décident de leur retour en Europe, au printemps de l’année 1851, Otto et Mathilde font le choix de Zurich pour poser leurs bagages et s’établir. Zurich est en effet à l’époque le centre du commerce européen en matière de soierie, et offre ainsi à Otto de belles perspectives pour ses affaires.
Dans l’attente de se fixer plus durablement – si la ville suisse, à l’usage, devait leur convenir -, les époux logent provisoirement à l’Hôtel Baur au Lac, le palace le plus célèbre de la ville, donnant directement sur les rives du lac, un cadre idéal et luxueux où par ailleurs toute la bonne société de la ville a l’habitude de se réunir, au cours de réceptions, de lectures publiques ou de concerts.
Et Zurich semble de bon augure pour le couple, car Mathilde donne peu après leur installation suisse naissance à leur fille Myrrha (née le 7 août 1851). C’est avec ce nouveau départ plein d’espérance, dans une atmosphère où le bonheur a désormais repris son cours tout comme la promesse d’une vie à nouveau heureuse et nouvelle qu’un événement se prépare : une rencontre qui va bouleverser à jamais leur vie.
Le 20 janvier 1852, le couple assiste à un concert de la « Allgemeine Musikgesellschaft » (la Société de concert de la ville) au Théâtre de Zurich ; ce soir-là, l’orchestre est dirigé par un certain Richard Wagner. Impressionnés par la présence charismatique du chef au pupitre, tout comme sa manière si nouvelle de diriger, les Wesendonck ne font pourtant officiellement la connaissance de l’artiste que le 17 février 1852 à l’issue d’un deuxième concert où Wagner dirige alors diverses œuvres de Beethoven ; parmi elles, l’ouverture de Coriolan ainsi que la 5ème Symphonie.
Mais le véritable choc se produit quelques jours plus tard, le 16 mars 1852. Lors de ce troisième concert, Wagner dirige encore mais cette fois-ci c’est également un extrait de sa propre musique (couplé avec la 6ème Symphonie de Beethoven) qu’il présente à un public zurichois ébahi. Au cours de cette soirée, Mathilde découvre l’œuvre du compositeur (en l’occurrence l’ouverture de Tannhäuser). La jeune femme est autant bouleversée à la découverte de cette nouvelle musique qu’elle est transportée d’enthousiasme… pour le compositeur.
Quant à Otto, qui voit là la perspective de se lancer dans le mécénat culturel – sans aucun doute afin d’acquérir la respectabilité et la notoriété nécessaire à se faire accepter dans les cercles mondains de sa nouvelle ville d’adoption -, il décide d’apporter son aide au génial compositeur. Financière, c’est bien d’ailleurs la seule aide qu’il soit en mesure de prodiguer à l’artiste. Cette manne inespérée permet ainsi à Wagner de mettre en place – les 18, 20 et 22 mai 1853 – au Théâtre de Zurich trois concerts exceptionnels – un tout premier “festival Wagner” – où l’orchestre ne jouera enfin que des extraits de ses propres œuvres. Une occasion inespérée pour le compositeur alors inconnu en Suisse de faire découvrir son oeuvre au public local. Pour l’occasion, Otto Wesendonck, qui ne lésine sur rien, a en effet pris à sa charge l’ensemble des cachets de tous les artistes.
Afin de remercier son généreux mécène, Richard Wagner compose une pièce pour piano qu’il dédie à son épouse (la Sonate pour l’album de Mme M. W., WWV 85). L’œuvre, en l’occurence une pièce pour piano de circonstance et il faut le reconnaître, assez peu inspirée, est remise à Mathilde le 20 juin 1853.
Si la composition offre un intérêt musical assez limité, le manuscrit, quant à lui, comporte une singulière épitaphe pour qui est étranger à la poétique wagnérienne… mais également aux inclinations respectives naissantes de l’artiste et de l’épouse de son mécène. Sur la dernière page de la Sonate, le compositeur d’écrire ces vers énigmatique extrait du Prologue du Crépuscule des Dieux : “Savez-vous ce qui advient ?” Pressentiment qu’un événement hors du commun était prêt à voir le jour, ou invitation de l’artiste à embarquer son admiratrice dans une aventure qui n’appartiendrait qu’à eux seuls d’écrire… et peut-être de vivre ?
Car, durant ces mois de 1853, puis de 1854, le compositeur qui, jusqu’alors avait cessé de composer une seule note de musique pour mieux se consacrer à la rédaction de ses écrits théoriques sur l’Art, renoue tout aussi brutalement avec la musique qu’il avait abandonné celle-ci. Et avec pour « somme » de travail une véritable épopée, la Légende des Nibelungen, qu’il s’apprête à mettre en musique au cours de quatre opéras, constitutifs de la future Tétralogie.
Si le propos – l’épopée originelle de la civilisation germanique sur plus de seize heures d’opéras – est plus qu’ambitieux, la tournure et la forme que prend cette aventure artistique totalement inédite, sans précédent et hors du commun est tout aussi novatrice qu’elle peut sembler déconcertante. Seules des « âmes éclairées » et anticonformistes ou prônant tout simplement la nouveauté sous toutes ses formes et faisant table rase du passé et des formes « figées » d’expression artistique, sont à même de comprendre cette terrifiante expression de l’œuvre d’art de l’avenir.
Et dans cette petite société bourgeoise – un brin étriquée – de Zurich, qui d’autre que Richard et Mathilde pourrait mieux, l’une inspirant, l’autre transcrivant par l’art, appréhender et comprendre cette nouvelle forme d’art qui est en train de naître sous leurs yeux ?Mathilde l’Elue, Mathilde la solitaire, Mathilde privilégiée devient ainsi Mathilde la Muse. Et la Muse d’inspirer au compositeur, par ses lettres – innombrables et ce, dès la rencontre du couple avec l’artiste en 1852 – une œuvre des plus passionné
es. C’est ainsi que sous l’égide de Mathilde naît le premier acte de La Walkyrie, tout de feu et de passion, allégorie de la passion de Richard pour Mathilde qui, soudain, par la grâce de la musique, confine au sublime.
Et car ils sont tous deux uniques à comprendre ce qu’ils créent, et peu à peu, les échanges deviennent secrets (Wagner truffant le manuscrit autographe du premier acte de La Walkyrie de messages codés à destination de sa Muse – cf. Lieux de vie, lieux d’inspiration : Zurich). Le manuscrit lui-même que remet le compositeur en mains propres à son”amie” comporte en guise d’hommage trois lettres apparemment anodines “G.S.M.” (“Gesegnet sei Mathilde !” pour “Bénie soit Mathilde”). Seuls les protagonistes comprendront la teneur exacte de cette citation. A ce jeu où l’on se sent élus car seuls au monde, Richard et Mathilde risquent se perdre eux mêmes.
A partir du début de l’année 1855, une nouvelle page de cette folle aventure s’apprête à être écrite. En effet, le couple Wesendonck décide de faire construire une magnifique villa à Enge, alors dans les alentours proches de Zurich, sur la rive nord-ouest du Lac, la « Colline Verte » ; un superbe « palais » néo-classique. Mais avant de pouvoir prendre possession des lieux – la construction de la bâtisse aura été fort longue tant Otto se montre exigeant quant à la réalisation de « son » Œuvre – Mathilde met au monde deux nouveaux enfants : Guido le 13 septembre 1855, puis Charles le 18 avril 1857.
Ayant également fait l’acquisition du terrain avoisinant celui de la future Villa et après avoir aménagé la maison à colombages (une sorte de chalet) qu’Otto propose au couple Wagner qui réside alors sur le Zeltweg d’emménager dans « L’Asyl », tout proche de leur future demeure.
Les Wagner, Richard et Minna, emménagent dans ce refuge le 28 avril 1857, avant même les propriétaires du lieu, qui eux ne s’installent que quelques mois plus tard, le 22 août 1857 exactement.
Sitôt habitée, la Villa Wesendonck devient le rendez-vous des personnalités amateurs d’art de cette époque, à savoir Gottfried Semper, Gottfried Keller, François et Eliza Wille, Wilhelm Baumgartner, Vischer, Wendelin Weissheimer ainsi que de nombreux autres….
Otto doit réussir son pari : briller lui-même grâce à sa demeure qui devient rapidement elle-même le lieu à la mode où l’on croise les artistes en vogue et où l’on respire constamment les fragrances du raffinement et de la modernité culturelle.
Depuis l’ « Asyl », Wagner se met à la composition d’une esquisse en prose d’un futur drame dont le sujet n’est autre que le drame de… Tristan et Isolde ! Et dès la proximité de Richard et Mathilde établie dans le domaine de la propriété Wesendonck, le compositeur abandonne provisoirement son épopée fantastique des Nibelungen pour se consacrer totalement à Tristan.
Mathilde, pour la première fois, enhardie par les affres de la passion des amants malheureux que lui conte son compositeur, prend véritablement elle-même la plume à son tour. Elle est vivement encouragée par Wagner lui-même qui ne saurait désapprouver une initiative de la belle Mathilde. Pour la toute première œuvre littéraire émanant de sa plume, celle-ci compose un cycle de cinq poèmes – Der Engel (L’Ange), Stehe still ! (Arrête-toi !), Im Treibhaus – Studie zu Tristan und Isolde (Dans la serre), Schmerzen (Douleurs), Träume – Studie zu Tristan und Isolde (Rêves), futurs Wesendonck-Lieder mis en musique par Richard Wagner.
Le 23 décembre 1857 (alors qu’Otto est absent du domaine), Richard Wagner organise un petit concert surprise pour la belle Mathilde à l’occasion de son anniversaire dans le vestibule de la Villa Wesendonck : il s’agit du Lied Träume orchestré pour l’occasion pour un petit orchestre de dix instruments, la voix de la mélodie étant interprétée par un violon solo.
(NDA : on ne peut s’empêcher à l’évocation de cette « surprise musicale wagnérienne » de penser à une autre ode musicale « surprise », en « Siegfried Idyll »…., donné, quelques années plus tard, presque jour pour jour, dans des conditions similaires cette fois à l’occasion de l’anniversaire… de Cosima… les femmes de la vie de Richard Wagner ayant la curieuse coutume d’être généralement nées à quelques jours de Noël, si ce n’est le jour même !)
Le début de l’année 1858 est marqué par la composition de Tristan, d’un Wagner enflammé qui envoie, après chaque page de musique composée, une lettre des plus enflammées à la « Dame du domaine ». Et c’est bientôt un jeu incessant, un ballet de domestiques qui vont de « L’Asyl », où l’art se crée, à la Villa Wesendonck, où il est reçu par son inspiratrice même. Un ballet pour le moins « trop visible » pour les « autres » protagonistes de ce drame qui se joue tant à huis-clos qu’à couteaux tirés !
Minna, l’épouse délaissée, fait tout à coup éclater le scandale : le 7 avril 1858 elle intercepte une lettre que Richard destine à sa muse. Bafouée, elle montre cette lettre à Otto. Il est désormais impossible pour le couple Wagner de rester dans le voisinage des Wesendonck.
Wagner quitte le domaine des Wesendonck le 17 août 1858.
Mathilde, digne, d’autant plus que son époux semble-t-il ne lui adresse aucun reproche, reste désormais seule. « L’Ami » n’est plus là.
2) Après Wagner….
Quant à Mathilde, révélée à elle-même sur son talent littéraire, elle va désormais rédiger – d’abord pour elle-même- un certain nombre de poèmes et de livres. Elle traduit également Dante et Leopardi qui, cependant, restent inédits. Mais le malheur frappe une nouvelle fois à la porte du couple Wesendonck : son fils Guido, âgé de 3 ans, décède le 13 octobre 1858 à Zurich.
Parallèlement à sa vie de femme et de mère – elle va d’ailleurs mettre au monde à Zurich un nouvel enfant, Hans, le 16 juin 1862 – Mathilde mène une vie d’auteure et commence à faire publier son premier recueil intitulé Poèmes, chansons folkloriques, légendes, et mythes.
Si à quelques reprises Mathilde a l’occasion de revoir son compositeur adulé, d’abord en novembre 1861 au cours d’un séjour à Venise, puis en novembre 1863 au retour de Russie du compositeur où il a dirigé une série de concerts, ainsi qu’à Prague et à Budapest, il n’est désormais plus question pour les deux âmes de se commettre à nouveau dans une quelconque « aventure ».
D’ailleurs, le temps et l’éloignement géographique ont eu raison des sentiments des deux héros de cette passion contrariée.
Et Wagner, en cette fin du même mois de novembre 1863, dans l’espace calfeutré d’une calèche, au cours d’une promenade, avoue des sentiments amoureux à une autre femme, mariée également – comme si la difficulté de l’impossible rendait ses aventures plus romanesques encore – et de plus fille de son meilleur ami, Franz Liszt, et épouse de son plus fervent admirateur, Hans von Bülow : Cosima.
Quelques mois à peine après, un peu plus d’une année, un événement sans précédent a lieu à la cour royale de Bavière : le 10 juin 1865, l’opéra de tous les drames, Tristan et Isolde, est créé au Théâtre National de Munich. Avec cette création, c’est une page dans la vie de Wagner qui se tourne, c’est également la fin de l’histoire « Richard et Mathilde ». Désormais, le sort de Tristan est scellé, même si l’œuvre si étonnante, révolutionnaire, dérangeante tant par son livret jugé « scandaleux » que par sa musique bien en avance sur son temps. Composée dans la fièvre et les affres de la passion, terriblement novatrice, elle devra encore affronter beaucoup de critiques avant de se faire accepter sur les théâtres d’Europe. L’aventure elle, la folle passion de Richard pour Mathilde, a pris fin … avec pour apothéose la création d’une œuvre unique en son genre. Désormais Wagner a un nouveau mécène en la personne du roi Louis II de Bavière. Sa musique est enfin reconnue, et les élans du cœur de Richard s’élancent vers Cosima, inspiratrice en son genre d’une nouvelle période de sa vie.
Que devient Mathilde ?
Après le ravage de la passion wagnérienne, son rôle de Muse s’efface, mais la vie de Mathilde est-elle pour autant terminée ?
Wagner eut sans aucun doute pour Mathilde le rôle d’un élément détonateur. Il fit prendre conscience à la jeune femme, par ailleurs si réservée et si soucieuse de tenir au mieux son rôle d’épouse, de mère et de maîtresse de maison, de ses capacités créatrices et lui donna confiance en elle.
Une confiance que, confinée au seul rôle de Madame Wesendonck, elle n’aurait pu acquérir seule. C’est désormais une Mathilde plus mûre, plus sûre d’elle, qui va prendre son rôle d’auteure (dont on aurait pu se gausser dans les salons) au sérieux.
Après les Contes pour enfants, Mathilde se lance dans l’aventure de la composition dramatique et certains de ses drames historiques seront même créés sur scène de son vivant.
Otto ne semble pas avoir pris ombrage de la carrière de son épouse. Il ne semble pas avoir non plus à proprement parler encouragé le talent de son épouse pour l’écriture.
En 1866, après les Légendes et les Contes pour enfants, c’est une tragédie, Genoveva qui voit le jour sous la plume de Mathilde. Une tragédie qui aurait très bien pu être un livret d’opéra, si un compositeur digne de ce nom l’avait mis en musique. De même, en 1868, un autre drame, Gudrun, voit également le jour. Un drame lui aussi resté sans musique, car « L’Ami » , n’était plus là….
Et quant à la musique justement ?
En 1876, un autre compositeur s’intéresse aux œuvres de Mathilde. Otto Lessmann compose en effet ses trois chansons pour voix et accompagnement de piano (Op. 22) d’après des poèmes de Mathilde Wesendonck. Soulignons juste qu’Otto Lessmann fut l’élève … d’Hans von Bülow !
Ironie du sort ? A partir de la fin de l’année 1865 et à plusieurs reprises en 1866, un autre compositeur séjourne à Zurich, à la Villa Wesendonck où il est invité par le couple. Son nom : Johannes Brahms. L’autre ennemi juré de Wagner (après Meyerbeer). Trahison (si tant est que l’on puisse attribuer à Otto la connaissance de la rivalité qui s’exerçait entre entre les deux compositeurs) ? Le riche mécène propose même d’héberger ce nouveau « protégé » … à « L’Asyl » ! Mais le compositeur poliment décline l’invitation.
Mathilde toutefois est sous le charme de la musique de Brahms, cet autre « Géant de l’Avenir » qui brouille autant les codes de la symphonie classique que ceux de la tonalité. Est-ce, comme ce fut le cas pour la musique de Wagner, l’attrait de la nouveauté, voire d’un certain anti-conformisme ? Et la belle, innocemment, entame une correspondance avec l’«autre» compositeur. Naïveté ? Dans une lettre datée du 25 août 1869, au risque de se compromettre à nouveau, Mathilde déclare à Brahms que celle-ci « mourrait » quasiment s’il acceptait – à son tour – de mettre l’un de ses poèmes en musique. Plus cruel – et sévère quant à l’appréciation de la qualité des vers de la jeune femme – ce dernier répondra par lettre interposée (au chirurgien Billroth) par la moquerie. Avait-il eu vent que les vers de Mathilde pouvaient mener un compositeur à … sa perte ?
Fin de l’affaire Brahms.
Pour autant, même si l’inspiratrice de Tristan – quoique ce statut généralement admis soit sujet à caution, cf. notre article de la semaine prochaine – fut absente des représentations de l’œuvre la plus enflammée de la création wagnérienne, elle est présente lors de la création des Maîtres Chanteurs de Nuremberg à Munich en juin 1868, tout comme lors de la création « interdite » de L’Or du Rhin en 1869 ordonnée par le Roi Louis II de Bavière pour le Théâtre de la Cour de Munich.
Si longtemps la ville de Zurich fut synonyme de quiétude et de sérénité, l’orage gronde désormais de ce côté des Alpes. Un sentiment anti-germanique se fait ressentir faisant suite à la guerre franco-allemande de 1870. Lorsqu’après une célébration de la victoire à la Tonhalle de violentes émeutes contre les Wesendonck se font ressentir et mettent presque en feu leur villa, le couple décide de partir. Ils vendent leur villa de la colline verte (aujourd’hui Musée Rietberg).
C’est ainsi que se termine, de manière précipitée et involontaire, la période zurichoise du couple Wesendonck, sans doute celle qui marqua le plus profondément, et chacun à sa manière, le couple. Les transformant irrémédiablement. Plus rien, après Zurich, ne sera comme avant, ni pour Otto, ni bien entendu pour Mathilde.
Les années de Dresde
Mécènes du Festival de Bayreuth de Richard Wagner
A partir de 1872, le couple Wesendonck élit domicile à Dresde et alors qu’Otto se refait une place dans le monde des affaires, Mathilde quant à elle poursuit sa vocation littéraire.
Mais en ces années 1875-76, un “ancien ami de la famille” fait beaucoup parler de lui dans la région de Haute-Franconie ; Wagner pour ne pas le nommer. Celui qui avait fait la connaissance du couple à Zurich au début des années 1850 et qui n’en était alors qu’aux balbutiements d’un art (la fameuse “Musique de L’Avenir” – cf notre article de la semaine dernière – dont les préceptes ont été détaillés dans les ouvrages théoriques “L’Oeuvre d’art de l’Avenir” et “Opéra et drame”) a fait bien du chemin.
Grâce au soutien de son royal mécène, le compositeur s’est fait bâtir un théâtre, son propre théâtre, le Festspielhaus de Bayreuth. Et grâce à une offre de souscription unique dans l’Histoire de la Musique, les partisans de cette aventure incroyable s’organisent sous la forme de Patronatsverein afin de permettre à l’aventure conjointe de La Tétralogie et du Festival de Bayreuth de voir le jour. Comment les mécènes de la première heure – le couple Wesendonck en l’occurrence – auraient-ils pu ne pas prendre part également à cette aventure ?
C’est ainsi qu’Otto et Mathilde participent à la première édition du Festival de Bayreuth en août 1876. Si les retrouvailles entre Mathilde, la Muse des heures zurichoises, et Wagner sont nécessairement teintées d’une certaine forme de nostalgie, elles sont quelque peu “étouffées” par la présence d’autres femmes, d’autres amantes, d’autres Muses, et une autre épouse. Celles-ci ont pour noms Mathilde Maier, Judith Gautier… et Cosima Wagner.
Spectateur du second Festival de Bayreuth pour la création de Parsifal en 1882, le couple Wesendonck témoigne, par sa présence assidue, de son inlassable fidélité à Richard Wagner et à son œuvre. Et lorsque la nouvelle du décès du Maître parvient depuis Venise à Mathilde, le 13 février 1883, c’est un coup fatal qui lui est porté. Alors qu’elle avait contenu en elle si longtemps ses larmes, son malheur et ses douleurs, elle laisse échapper un cri qu’elle voudrait faire résonner sur toute la Terre. Ce cri prend la forme d’une ode, un cri plaintif composé pour l’enterrement de l’« Ami » le 17 février 1883 à Bayreuth :
“ Ein Schmerzensruf geht durch die Welt,
Eine düstere Trauerkunde
Geht mitten durch der Menschheit Herz
Und klaget von Mund zu Munde !”
Wagner s’était éteint, emportant avec lui sans doute une part de l’âme de Mathilde.
Les dernières années : Berlin et l’Autriche
En l’automne 1882, le couple Wesendonck décide de quitter Dresde et de s’installer à Berlin.
Mathilde, auprès de son mari Otto, définitivement retiré des affaires cette fois-ci, va se confronter à l’élite de la vie culturelle berlinoise, où, parmi écrivains, auteurs, historiens et artistes, elle s’épanouit enfin pleinement.
Membres de la Société Goethe dès 1886 où ils se montrent particulièrement actifs, membres aussi de la Société littérature allemande, les Wesendonck n’oublient pas non plus de pourvoir au testament artistique de Richard Wagner en adhérant au Patronatsverein de Berlin, destiné à pérenniser le Festival de Bayreuth, même après la disparition de son génial créateur.
Au début des années 1890, Madame Wesendonck qui, grâce à son esprit éclairé ainsi qu’à son indéniable culture, s’est fait une place et une réputation dans ce qu’il y a de plus culturel à Berlin, tient désormais salon. Lorsqu’elle ne se rend pas, avec assiduité et cette frénésie de connaissance et cette soif d’apprendre, aux salons de ses condisciples.
Loin de la petite vie culturelle de Zurich qui, en petite ville de province suisse, ne pouvait s’empêcher de cancaner et de jaser sur les relations équivoques entre les Wesendonck et le couple Wagner, Mathilde est enfin libre du carcan social dont elle s’est elle-même affranchie, elle rayonne … et vit pleinement.
Otto, qui était de treize ans son ainé, disparait le 18 novembre 1896, des suites d’une longue maladie.
Ne reste plus à Mathilde qu’à se retirer également loin de la foule, loin des salons mondains et culturels. Ce sera en Autriche, dans le cadre idyllique et apaisant de la région du Salzkammergut, plus précisément à Traunsee den Landsitz, où le couple avait fait l’acquisition d’une propriété dans les années 1876-77, que Mathilde élit domicile pour y écouler ses derniers jours.
Elle décède subitement le 31 août 1902, au terme d’une vie particulièrement, si elle ne fut comblée, remplie.
Mathilde Wesenonck, dont tous les portraits s’accordent à refléter, à travers le regard, une certaine énigme qu’il nous sera à jamais impossible d’élucider, et dont le nom restera à jamais irrémédiablement associé à celui de Richard Wagner, Muse, égérie, inspiratrice, n’en fut pas moins une artiste à part entière. Passionnée, volontaire (même si dans le silence et dans la lumière sombre de son bureau où elle travaillait et correspondait), anticonformiste voire moderne.
Et comble de l’ironie, il aura fallu que le Géant Wagner à qui elle aurait inspiré drames et musiques passionnés (bien que l’influence de la personnalité de Mathilde Wesendonck sur la création artistique de Richard Wagner porte à caution. cf article 3, la semaine prochaine : « L’affaire Wesendonck et les Wesendonck-lieder ») ,s’éteignit pour que la belle Mathilde puisse rayonner pleinement , si ce n’est par son œuvre – certes, intéressante mais au demeurant assez conventionnelle -, par sa personnalité vive et curieuse de tout, et notamment au sein des cercles littéraires et artistiques berlinois des années 1880-90.
Mathilde Wesendonck aura, dans toute l’histoire wagnérienne, eut au moins ce privilège : elle fut la seule de l’entourage de Richard Wagner à être encouragée à s’exprimer par son art, à exister pleinement… et à ne pas être absorbée par un Génie qui avait une tendance légère à s’imposer en écrasant ses congénères.
« G.S.M. » Gesegnet sei Mathilde !
Pour l’anecdote :
– Mathilde Wesendonck et la ville de Bonn
et la Mathilde-Wesendonck-Verband (MWV) – “Association” Mathilde Wesendonck.
Curieusement, alors qu’elle n’y vécut jamais, la ville de Bonn, en Allemagne, perpétue plus que n’importe où ailleurs le souvenir de Mathilde Wesendonck.
Certes, la petite ville de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a toujours été liée avec la famille Wesendonck, où certains sont même nés, mais Mathilde Wesendonck, la Muse de Wagner, l’inspiratrice des sentiments passionnés et déchirants retranscrits par le compositeur dans La Walkyrie et Tristan et Isolde n’y a jamais vécu. C’est là pourtant qu’elle connaît le repos éternel ; les enfants du couple, résidant eux-mêmes à Bonn, ont préféré faire rapatrier leur dépouille au sein du caveau familial où toute la famille repose dans une allée paisible de l’Alten Friedhof.
Les héritiers du couple avaient en effet concédé pour 99 ans à la ville de Bonn la prestigieuse collection de peintures réunie par Otto Wesendonck et qui ornait les murs de la Villa ; une partie – les portraits de famille notamment – fut confiée au musée municipal et le reste au Musée provincial (aujourd’hui LVR Rheinisches Landesmuseum Bonn). La ville de Bonn a finalement racheté la collection en 1925, et la majorité des tableaux – une collection inestimable – a pu demeurer dans les musées respectifs où ceux-ci étaient exposés.
Le Musée de la ville de Bonn a justement organisé au cours de la saison 2013/2014 une exposition consacrée à la dynastie Wesendonck à Bonn. Exposition d’envergure puisque celle-ci a réuni la contribution de plus de 1000 bienfaiteurs.
De plus, chaque année est désormais commémorée la mort de Mathilde le 31 août, à l’Alten Friedhof ainsi que dans plusieurs endroits de la ville. Ces événements commémoratifs sont organisés par l’association Mathilde-Wesendonck-Verband, fondée par Klaus Bitter, Bonn, et Thomas Seidel, Berlin en 2013.
Plus d’informations sur le site de l’association http://mathilde-wesendonck-verband.blogspot.fr
– Liste non exhaustive des œuvres de Mathilde Wesendonck
– Gedichte, Volkslieder, Legenden, Sagen (ca. 1864)
(« Poèmes, chansons folkloriques, légendes, mythes »)
– Märchen u. Märchen Spiele (1864)
(« Contes de fées et féeries »)
– Natur-Mythen (mai 1865)
(« Mythes de la Nature »)
– Genoveva : Trauerspiel in 3 Aufzügen (1866)
(Genoveva: tragédie en 3 actes)
– Gudrun. Schauspiel in 5 Akten (1868)
(Gudrun. Pièce en 5 actes)
– Deutsches Kinderbuch in Wort und Bild (1869)
(Livre allemand d’enfants en mots et en images)
– Friedrich der Grosse : dramatische Bilder nach Franz Kugler (1871)
(Frédéric le Grand, scènes dramatiques d’après Franz Kugler)
– Edith, oder, Die Schlacht bei Hastings : ein Trauerspiel (1872)
(Edith, ou, La bataille de Hastings : une tragédie)
– Gedichte, Volksweisen, Legenden und Sagen (1874)
(Poèmes, chansons folkloriques, légendes et mythes)
– Der Baldur-Mythos (1875)
(Le mythe de Baldur)
– Odysseus: ein dramatisches Gedicht in zwei Theilen und einem Vorspiel (1878)
(Ulysse : un poème dramatique en deux parties et un prologue)
– Alte und neue Kinder-Lieder und Reime (1890)
(Chants anciens et nouveaux pour enfants et comptines)
– Alkestis: Schauspiel in vier Aufzügen. (1891)
(Alceste : drame en quatre actes)