Au XIXème siècle, l’Espagne était un pays en pleine décadence.
Il était passé du statut de puissance dominant la moitié du monde connu,
à celui, particulièrement critique, d’un Etat en guerre permanente
avec ses territoires d’outre-mer.
C’est l’histoire que connurent toutes les grandes civilisations,
si nous songeons à la Grèce antique ou à Rome, mais aussi, par la suite,
aux autres empires européens : à la période de splendeur
succède une décadence extrême sans possibilité de retour au passé.
Romantisme allemand et Siècle d’Or espagnol
Dans cette Espagne en décadence, on rencontre cependant toute une série d’artistes romantiques s’efforçant d’introduire dans notre pays les grands courants artistiques européens de l’époque. Au premier rang de ces artistes, nous citerons Juan Eugenio Hartzenbusch, d’origine allemande comme son nom l’indique, célèbre auteur de théâtre, auteur d’une oeuvre bien connue consacrée aux Amants de Teruel – en quelque sorte la version espagnole, basée sur des faits réels, de Roméo et Juliette. Hartzenbusch, né à Madrid en 1806, était le fils d’un menuisier allemand né dans un village près de Cologne.
Un autre auteur représentatif de cette époque était Fernán Caballero, dont le vrai nom était Cecilia Böhl von Faber, née en Suisse en 1796, alors que son père était originaire de Hambourg, et décédée à Séville en 1877. Le romaniste Heinrich Morf écrivit à son sujet : “Elle fut attirée par la vie des classes humbles, des opprimés et, chose extraordinaire au pays des courses de taureaux, elle fut attirée aussi par la vie des animaux.”
Juan Eugenio Hartzenbusch aussi bien que Cecilia Böhl von Faber ou le père de celle-ci ont consacré une part importante de leur œuvre littéraire à la découverte et à la défense des auteurs classiques espagnols dont la conception du monde convenait parfaitement à leur point de vue romantique.
Le romantisme est un phénomène qui se développa en Allemagne d’une façon bien plus intense que dans d’autres pays et nous ne devons donc pas être surpris de constater que ce sont des Allemands qui furent en grande partie les responsables de son élan chez nous, en Espagne. De même, nous ne devons pas non plus être surpris de constater que la littérature classique espagnole influença puissamment le romantisme allemand. Si nous ajoutons que l’Espagne et l’Allemagne ne partagent pas de frontières communes et échappent donc aux litiges permanents provoqués par les délimitations de territoires, cause habituelle de la plupart des guerres, nous comprendrons mieux que la relation entre l’Espagne et l’Allemagne fut très intense à cette époque. Et si nous réfléchissons davantage encore, nous arriverons à la conclusion que cette relation singulière ne s’est pas développée entre ces deux nations à une époque déterminée, mais qu’il s’est agi plutôt d’une relation traversant le temps et réunissant ce que nous pourrions nommer le “Siècle d’Or” allemand —le XIXe siècle et le “Siècle d’Or espagnol”, principalement représenté par Don Pedro Calderón de la Barca (1600-1681), Tirso de Molina (1571-1648), Lope de Vega (1562-1635) et Miguel de Cervantes (1547-1616), c’est-à-dire un espace de temps compris entre 1547 -date de naissance de Cervantes, et 1681 – date du décès de Calderón.
Tous ces auteurs peuvent être considérés comme des personnalités absolument uniques, qui ne se retrouveront plus par la suite. A la différence des peintres ou des compositeurs espagnols de ces mêmes années qui, eux, plus ou moins célèbres, ne peuvent rivaliser avec leurs confrères des autres pays européens, les grands auteurs du théâtre classique espagnol vivent une situation tout à fait différente car leurs oeuvres dégagent une personnalité et une conception de la vie qui ont passionné les artistes romantiques de toute l’Europe, et ce, tout particulièrement en Allemagne.
Le développement extraordinaire de l’art théâtral espagnol constitue un phénomène réellement unique. Tenant à la fois à la coïncidence dans le temps de l’apparition des grands noms de notre littérature, de l’apparente prédisposition de la langue castillane pour la versification et de l’apogée du genre théâtral à cette époque, l’apport du théâtre classique espagnol au patrimoine culturel européen doit s’évaluer aussi bien en quantité qu’en qualité. En ce qui concerne ce dernier point, nous dirons simplement que Lope de Vega a écrit environ un millier de pièces de théâtre, raison pour laquelle il jouit sans doute d’une notoriété supérieure à celle de ses contemporains. En ce qui concerne la qualité, nous y reviendrons tout au long de cette conférence.
Un des grands découvreurs des auteurs espagnols fut Arthur Schopenhauer, même si la personnalité qui intéressa le plus l’illustre philosophe allemand fut Baltasar Gracián (1601-1658), moraliste et essayiste aragonais dont Schopenhauer traduisit le livre d’aphorismes El Oráculo Manual (“L’Oracle Manuel” ou “Art et Figures du succès” dans la version française). Dans sa préface, le philosophe allemand écrivait: “Ce livre montre l’art recherché par tout le monde et, à cause de cela, il s’agit d’un livre pour tout le monde”: heureuse définition que celle de Schopenhauer, comme les faits l’ont montré. En 1992, plus de cent mille exemplaires de L’Oracle Manuel ont été vendus aux Etats-Unis, prouvant que Schopenhauer avait bien raison d’écrire qu’il s’agit “d’un livre pour tout le monde”. Chose curieuse, le succès commercial de L’Oracle Manuel aux Etats-Unis a eu pour conséquence la réédition en Espagne de cette œuvre singulière qui connut également un beau succès commercial, même s’il ne fut pas comparable à celui des Etats-Unis.
Un autre fait illustrant l’importance du théâtre classique espagnol en Allemagne est la passion qu’éveilla Calderón chez Goethe. Un jour qu’il lisait à haute voix El Príncipe Constante (“Le Prince Constant”), il se laissa tellement submerger par l’émotion qu’il ne put continuer sa lecture et que le livre lui tomba des mains. Dans une lettre à Schiller, Goethe écrit à propos du Prince Constant: “J’ose affirmer qu’au cas où toute la poésie du monde serait perdue, elle pourrait se reconstruire à nouveau sur la seule base de ce drame”. Manifestement, la noble attitude des protagonistes, les uns Arabes, les autres Chrétiens, s’affrontant au point de vue aussi bien de la religion que de la politique, réussit à impressionner profondément Goethe. C’est également lui qui s’enthousiasme auprès de Heinrich von Kleist: “J’oserais représenter les oeuvres de Calderón dans n’importe quelle foire, sur des tréteaux installés sur des tonneaux, et j’offrirais un suprême plaisir aussi bien aux gens cultivés qu’à la foule inculte.” Cette affirmation péremptoire de Goethe nous permet de vérifier que le théâtre classique espagnol a bien toujours été un théâtre populaire.
A ce propos, nous citerons ici un article écrit par un wagnérien allemand bien connu, Dieter Borchmeyer, publié dans la Neue Zürcher Zeitung, le 1er mars 2003, et qui traitait le même sujet que notre conférence d’aujourd’hui.
Le caractère populaire du théâtre classique espagnol
Il s’agit d’une courte citation qui confirme la popularité du théâtre classique espagnol : “Une thèse importante de Wagner prétend que ‘la tragédie moderne sortit de l’esprit populaire même, chez les Espagnols et les Anglais, après que l’orientation des poètes savants vers l’antique se fut révélée incapable d’exercer une influence vive sur la nation« . Cette phrase appartient à l’essai tardif Über die Bestimmung der Oper (“De la Destination de l’Opéra”, cité d’après Oeuvres en prose de Richard Wagner, traduit de l’Allemand par J.-G. Prod’homme et L. Van Vassenhove, Paris, Delagrave, 1922). Wagner poursuit : « Ce n’est qu’en partant de cette sphère réaliste dans laquelle Lope de Vega s’était montré si exagérément productif que Calderón, chez les Espagnols, orienta le théâtre vers cette tendance idéalisante par laquelle il se rapprochait tellement des Italiens, que nous sommes déjà obligés de reconnaître à un grand nombre de ses pièces quelque chose qui tient du caractère de l’opéra. » En étudiant cette tendance correspondant à une idéalisation de la musique tout en affirmant la transcendance du drame par rapport à l’opéra, Wagner croit s’apercevoir que tout ce qui concerne Calderón coïncide avec le drame allemand, et particulièrement avec Schiller.”
Voici un autre exemple du caractère éminemment populaire du théâtre classique espagnol que nous trouvons dans un article d’Angela Vallvey publié dans le quotidien El País du 21 août 2002, à propos de la salle de spectacle “Corral de Comedias” d’Almagro, un des théâtres les plus anciens d’Europe : “Le théâtre y connut longtemps de véritables triomphes: il était alors aussi populaire que la télévision l’est de nos jours.” A la différence cependant, – mais cela, c’est nous qui l’ajoutons- , à la différence notable de la qualité !
Le théâtre de Calderón a en effet triomphé dans toutes les classes sociales, mais le message qu’il véhiculait s’appuyait toujours sur des principes spirituels très élevés. Il est d’ailleurs remarquable que Goethe sut immédiatement comprendre la nature de nos auteurs espagnols classiques, capables de toucher le cœur des gens simples aussi bien que celui de la classe instruite. Lui aussi, comme nos auteurs de théâtre, désirait toucher les couches sociales les plus diverses et ne pouvait qu’être doublement impressionné, à la fois par le message éthique et par la nature même de l’œuvre, accessible à tout le monde.
Schiller à son tour déclara un jour: “Avec Calderón, c’est tout un monde nouveau qui s’est ouvert à mes yeux”. Et Schillings, le philosophe du romantisme, écrivit à Friedrich Schlegel, après avoir lu La Devoción de la Cruz (“La Dévotion à la Croix”) : “Cette pièce de Calderón a éveillé en moi les sentiments d’admiration les plus profonds. Elle est d’une conception entièrement nouvelle et elle nous montre, bien mieux que ce que je pourrais faire, les perspectives de grandeur dont la poésie romantique est capable… Même Shakespeare me semble sombre en comparaison de Calderón !”
Quant à Grillparzer, il s’est spécialement enthousiasmé pour Lope de Vega qu’il compare à Goethe tandis qu’il identifie Calderón à Schiller.
Vous voyez que nombreux furent les poètes romantiques allemands qui ont admiré et diffusé, dans la mesure de leurs possibilités, l’œuvre des classiques espagnols.
Nous avons pensé qu’il était nécessaire de vous imposer ce long préambule pour que vous puissiez situer Calderón dans l’Allemagne où Richard Wagner a vécu sa jeunesse et où les auteurs espagnols constituaient une référence obligée pour les esprits romantiques.
Eternelle actualité des auteurs «classiques»
A toutes les époques, il a existé un nombre très limité d’auteurs sur lesquels la mode n’exerce aucune prise: il s’agit des “auteurs classiques”, dénomination qui, bien qu’elle désigne normalement une époque bien déterminée, s’applique à des artistes d’époques et de pays divers sur lesquels le temps n’a eu aucune prise.
Nous pouvons lire dans le n° 31 du bulletin publié en Espagne par la “Compañía Nacional de Teatro Clásico”, sous la plume de Luis Alberto de Cuenca : “A quelle époque appartiennent les auteurs classiques ? Eschyle, Euripide, Ménandre, Plaute et Lope de Vega, Cervantès , Shakespeare ou Molière ? Quand ont-ils vécu ? Les uns à la suite des autres, logiquement… et tous, naturellement, dans un passé abominable, à une époque sombre et terrible où l’esclavage n’était pas interdit et où la télévision n’existait pas… C’est une sottise d’affirmer que les œuvres classiques retournent plus ou moins rapidement dans la tombe où gisent leurs créateurs, parce qu’en fait, elles n’ont jamais vécu avec eux. Elles sont autant vivantes que vous, que vous ronfliez doucement dans votre fauteuil ou que vous applaudissiez dans le vôtre. Et elles ne peuvent retourner nulle part car elles ne sont jamais parties. Leur temps est celui de la fiction, celui de la magie du théâtre.”
Voilà un commentaire particulièrement réussi de l’art classique, car ces œuvres sont toujours interprétées, même si chaque génération doit en faire la redécouverte et en subir l’irrésistible attrait. C’est ainsi qu’en 1981, fut représenté à Londres El Alcalde de Zalamea (“Le Maire de Zalamea”), de Calderón. C’était dans une toute petite salle, qui dut rapidement laisser la place à un plus vaste auditoire, tant le succès, inattendu, se maintint, comptant un temps parmi les trois plus grands succès de la scène londonienne.
Bien entendu, c’est sans susciter la moindre surprise que je vous dirai que les œuvres de Calderón et de tous les auteurs classiques européens continuent à être représentées régulièrement partout en Europe. Ou dans les pays de culture européenne puisque tout récemment encore fut mis en scène en Australie une œuvre de Lope de Vega. Que ce soit ici ou là, avec un auteur ou un autre, nous avons la démonstration permanente de la vitalité et de l’immortalité des “classiques”.
Rôle de Mathilde Wesendonck dans la redécouverte de Calderón par Wagner
Richard Wagner aussi, bien entendu, fit très jeune la connaissance de Calderón.
Dans sa bibliothèque de Dresde, qu’on croyait perdue et que le critique wagnérien Curt von Westernhagen a réussi à retrouver, il y avait 8 volumes d’œuvres de Calderón, c’est-à-dire un total de plus de trois mille pages. Il y avait également quatre autres volumes d’œuvres de théâtre espagnol traduites par Schlegel et Schack. Il n’y a donc aucun doute que Wagner a connu et fréquenté dès sa jeunesse les œuvres classiques espagnoles les plus fameuses.
Néanmoins, ce n’est qu’au moment où il fait la connaissance de Mathilde Wesendonck qu’on peut déceler leur influence, résultat de la lecture systématique et constante de Calderón, l’auteur préféré de Mathilde. Nous pouvons donc préciser dans le temps l’éveil de l’intérêt particulier de Wagner pour l’œuvre de Calderón au moment de sa relation avec Mathilde. Mme Judith Cabaud est l’auteur d’une étude très intéressante sur Mathilde Wesendonck qui nous éclaire à ce sujet (Mathilde Wesendonck ou le rêve d’Isolde, Arles, Actes Sud, 1990). Le 9 juillet 1857, le compositeur écrit à Mathilde : “Pour votre satisfaction personnelle, je vous avertis que je n’ai pu travailler depuis ce dernier soir, mais Calderón a cependant été à la retraite.” C’est-à-dire, d’abord Calderón, puis le travail !
Parmi d’autres exemples qui nous montrent l’importance de Mathilde dans la (re)découverte de Calderón, nous pouvons soupçonner que, pendant le mois de novembre 1857, Mathilde et Richard lisent probablement La Vida es Sueño (“La Vie est un Songe”). Mathilde écrit à cette époque plusieurs poèmes, parmi lesquels cinq seront mis en musique par Wagner. L’un d’entre eux s’intitule précisément “Rêves” (Träume). Le lied, composé entre le 4 et le 5 décembre sera considéré comme une étude pour le duo d’amour du deuxième acte de Tristan et Isolde.
Comme dans l’œuvre de Calderón, la vie se confond avec le rêve pour Richard Wagner. Obligé de quitter l’Asile, le compositeur se refugiera à Venise. Après une longue séparation, Richard Wagner retrouvera Mathilde à Lucerne. Le 4 avril 1859, le compositeur écrit : “Le rêve de se revoir a été réalisé ! Donc nous nous sommes revus. Etait-ce vraiment autre chose qu’un rêve ? Ce que j’ai éprouvé pendant ces heures dans ta maison, en quoi cela diffère-t-il de cet autre rêve délicieux, qui me hantait, de mon retour ? Il m’est pour ainsi dire plus réel que l’autre, ce rêve mélancolique et grave, que ma mémoire veut à peine évoquer. Il me semble que je ne t’ai point du tout vue clairement ; des brumes épaisses nous séparaient, à travers lesquelles nous entendions à peine le son de nos voix. De même, il me semble que tu ne m’as pas vu, qu’un fantôme est entré à ma place dans ta demeure. M’as-tu reconnu ? Ciel ! Je m’en rends compte: ceci est la voie vers la sainteté ! La vie, la réalité assument de plus en plus la forme du rêve, les sens sont émoussés; l’œil grand ouvert ne voit plus; l’oreille qui la voudrait entendre, ne perçoit plus la voix du présent. Où nous sommes, nous ne voyons pas; seulement où nous ne sommes point, notre regard se fixe. Ainsi le présent n’existe pas; le futur est néant”. A propos de pareil texte, on ne peut qu’évoquer l’extase suprême de Tristan et Isolde mais aussi, certainement, La Vie est un Songe de Calderón.
Un autre exemple de l’importance de Calderón dans les relations entre Richard et Mathilde est la lettre que le compositeur lui adresse le 19 décembre 1857 : “Après une bonne nuit réconfortante, ma première pensée fut cette conclusion, corrigée; nous verrons si elle plaît à Mme Calderón quand je la jouerai aujourd’hui à la basse.” Le fait d’appeler Mathilde “Madame Calderón” est suffisamment éloquent…
Malheureusement, la correspondance adressée par Mathilde à Richard n’a pu être conservée, et dans les 14 seules lettres qu’on a réussi à localiser, on n’a trouvé aucune référence à Calderón. Mais il est plus que probable que Mathilde a dû faire mention de Calderón dans sa correspondance.
Le 1er janvier 1858, Wagner écrit à Liszt : “En ce moment, je ne lis que Calderón.” Nous pouvons donc bien affirmer sans crainte de nous tromper que les années 1857-1858 furent pour Wagner les “années Calderón”. Dans une autre lettre qu’il écrit à Liszt un peu plus tard, il reconnaît combien il lui fut réconfortant de faire la connaissance, en pleine maturité, d’un poète tel que Calderón. Durant le mois de février, les soirs, entouré d’amis, on lit toujours à haute voix les œuvres de Calderón, Lope de Vega et Cervantès. Nous en déduisons que même si ses lectures de jeunesse ont pu lui faire connaître les classiques espagnols, ces lectures ne revêtirent pas l’importance décisive de celles que Richard put faire, à l’époque de sa maturité et de manière plus systématique, grâce à Mathilde.
En 1858 toujours, le 18 octobre, – mais le compositeur est alors à Venise depuis le 29 août-, il note dans le Journal qu’il tient à l’intention de Mathilde depuis sa fuite de l’Asile zurichois (Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, Journal et lettres 1853–1871, Traduction originale par G. Khnopff complétée par Stanislas Mazur, Paris, Parution, 1986): “En revenant de la promenade vers les hauteurs, ton mari offrit le bras à Madame Wille. Je pouvais donc t’offrir le mien. Nous parlâmes de Calderón. Comme il vint à propos !”
Nous pouvons parfaitement nous imaginer la conversation… Aussi marquerons-nous notre accord avec Judith Cabaud quand elle écrit : “Dans les rudes contraintes de la condition féminine, Mathilde veut concilier les contradictions en honorant par-dessus tout la fidélité, quitte à accepter toutes les souffrances pour l’atteindre. Elle se souvint bien des leçons de Calderón…”
Richard Wagner, lui, déclare dans une lettre adressée à Mathilde, le 1er janvier 1860 : “Quand je me trouve dans cet état d’inquiétude intérieure, aucune image, aucune œuvre d’art plastique ne peuvent me faire impression; cela manque son effet comme un vain joujou. C’est seulement le regard jeté au-delà qui trouve pour moi l’apaisement. C’est aussi le seul regard qui me rend sympathiques mes semblables, ce regard par-dessus le monde; c’est le seul aussi qui comprenne le monde. Ainsi regardait Calderón. Et qui a plus magnifiquement que lui rendu la vie, la beauté, toute floraison ?”
Il suffit de jeter un coup d’œil sur les volumes des œuvres des classiques espagnols dans la bibliothèque de Wahnfried, pour s’apercevoir, à leur dos bien usés, qu’ils comptaient parmi les ouvrages les plus consultés. Ce faisant, ne confondez pas avec une autre collection d’oeuvres de Calderón, Lope de Vega, etc. dans des éditions en espagnol et qui sont encore mieux exposées dans les mêmes rayonnages de Bayreuth : ces volumes-là sont dans un état parfait car ils ne furent -et pour cause- jamais utilisés.
Le 26 septembre 1878, Wagner écrivait à son ami catalan Joaquin Marsillach, l’auteur d’une biographie sur Wagner publiée cette même année 1878 : “Je n’ai pas encore trouvé des moments de loisir pour travailler de près l’espagnol, spécialement Calderón, Lope de Vega et Cervantes dans la langue originelle. Je les ai dans ma modeste bibliothèque, en attendant l’occasion que j’espère toujours, où je me sentirai assez libre pour satisfaire mon ardent désir de faire la connaissance, dans leur propre forme d’expression, des œuvres de ces génies sublimes qui nous ont toujours enthousiasmés dans leur traduction allemande. Bien que ceci n’ait pas été possible jusqu’à présent, je puis néanmoins vous dire que ces traductions allemandes, même si elles défigurent l’original, n’ont pas laissé de m’offrir – en me donnant à connaître le caractère espagnol- une source inestimable de très profonde sagesse. Je crois même pouvoir vous assurer que j’ai pénétré dans l’esprit des grands poètes espagnols peut-être encore plus profondément que tant d’autres qui ont le bonheur d’avoir pu les étudier dans leur propre langue.”
Et comme Wagner disait vrai ! C’est précisément lui-même qui éveilla chez Rogelio de Egusquiza, peintre d’origine espagnole résidant à Paris, l’intérêt pour les auteurs classiques espagnols. Ce n’est que par ce biais qu’il parvint à connaître notre théâtre classique de manière bien plus intime que bon nombre d’Espagnols de souche.
Témoignages de l’intérêt de Wagner pour les classiques espagnols
Comment pouvons-nous connaître l’opinion de Wagner sur Calderón et les autres auteurs classiques espagnols ?
Très simplement, en constatant l’influence que nous pouvons percevoir dans ses opéras, en analysant les références qu’il y fait dans sa correspondance ou en recueillant les témoignages de tiers, tels Cosima dans son Journal où elle confirme que Wagner continua à lire tout spécialement Calderón et Cervantès jusqu’à la fin de sa vie. Ce Journal a heureusement été traduit en français (4 volumes, Paris, Gallimard, 1979), mais l’index n’est hélas pas toujours rigoureux.
Citons aussi, à titre d’exemple, une lettre de Cosima à Nietzsche, datée de Triebschen, 30 novembre 1869, l’invitant à venir passer chez eux les Fêtes de Noël: elle l’encourage en lui promettant qu’ils liront Don Quichotte pendant les réunions entre amis.
A ce propos, lorsque nous étudions les références de tiers, nous ne pouvons pas être complètement assurés de la justesse des commentaires car, – et cela est très logique et humain -, la personne relatant les avis de Wagner, – tel est également le cas de Cosima -, n’exposera que les idées ou opinions qui lui ont fait la plus forte impression ou avec lesquelles elle se sent le plus en accord. Si donc nous pouvons accepter comme authentiques tous les commentaires du Journal de Cosima, nous devons aussi savoir qu’il manque nombre de faits, d’opinions, d’entretiens qui avaient sans doute moins d’importance pour Cosima ou auxquels elle a prêté une moindre attention. Dans son état, il nous permet néanmoins de savoir que dans les conversations de Richard et Cosima, il fut 14 fois question de Lope de Vega, 52 fois de Calderón et 95 fois de Cervantès…
C’est également un fait incontestable que Cosima a continué à lire Calderón après la disparition du Maître de Bayreuth. De l’infatigable correspondance qu’elle a maintenue jusqu’à la fin de sa vie avec bien des personnalités pleines d’esprit, nous pouvons citer plusieurs exemples.
Deux d’entre eux nous ont plus particulièrement touchés. Il s’agit de deux lettres de Cosima au Prince Ernst zu Hohenlohe Langenburg (1863-1950), homme politique et diplomate allemand important. Dans la première, datée de Wahnfried, le 25 juin 1893, nous pouvons lire : “Mon travail sur Lohengrin m’a transportée encore une fois aux usages et pratiques de l’Antiquité et je trouve difficile d’exprimer jusqu’à quel point la réflexion sur ces singulières personnalités élève mon coeur. Jusqu’à présent, je n’avais rien lu de si bon. Seulement un soir, avec mes enfants, El Médico de su Honra (“Le Médecin de son honneur”) de Calderón. Je croyais bien connaître l’oeuvre à travers les différentes lectures que j’avais faites auparavant, mais cette fois-ci, j’ai dû reconnaître que le sujet, si cruel, avait eu une influence spéciale sur mon interprétation et qu’il s’en fallait de beaucoup pour que j’aie suffisamment perçu la sensibilité et la profondeur de l’énigme poétiquement exprimée. L’amour, absolument instinctif d’une femme pure devient sa destinée et cette destinée expose la vérité de l’affaire. Et tout devient innocent et cruel, car même Don Gutierre est la victime d’un sentiment supérieur développé jusqu’à l’absurde. Personne n’arrive à connaître qu’on n’a pas présenté aucun reproche et que seule, l’inexorable réalité vainc tragiquement. Il s’agit, sans doute, d’un des plus importants poèmes de l’esprit latin. Germanique est Othello, donc moins inquiétant, moins accablé par les apparences, bien plus grandiloquent. Mais grand est le poète du Médico de su Honra.”
La deuxième, du 4 mars 1915, évoque le poète en ces termes : “Nous lisons à présent un des Autos Sacramentales de Calderón, une de ces pièces qu’on représentait pour les gens du peuple dans les cours de Madrid. Il s’intitule « Ferdinand le Saint » et traite de l’expulsion des Arabes par le Roi héroïque. Nous y trouvons beaucoup d’allégories, le judaïsme, l’apostasie, le coran, etc… Nous ne pouvons qu’être frappés par le génie du poète qui domine l’âpreté de ce genre de poésie, en nous offrant des faits fascinants”.
Il y a trois textes fondamentaux pour nous permettre de nous faire une idée de l’importance que Richard Wagner accordait au théâtre classique espagnol: la lettre écrite par Wagner à Liszt en date du 24 janvier 1858, la réponse de Liszt à cette lettre et la nouvelle réponse de Wagner à Liszt.
Ces trois lettres sont un peu longues, mais, à notre avis, leur lecture intégrale est essentielle si nous voulons connaître l’opinion de Wagner sur ce sujet (cité d’après Correspondance de Richard Wagner et de Franz Liszt, traduction de L. Schmidt et J. Lacant, Paris, Gallimard, 1943).
24 janvier 1858.
“Très cher Franz,
Ma bonne étoile m’a fait trouver un ami de plus. Il m’a été donné d’éprouver combien il est réconfortant de faire dans toute la maturité de l’âge la connaissance d’un poète comme Calderón.Il m’a accompagné même ici; je viens d’achever la lecture d’Apollon et Clymène et de la suite, Phaéton. Calderón t’a-t-il déjà été bien familier ? Vu mon peu d’aptitude pour les langues (comme pour la musique !), il n’est malheureusement abordable pour moi que dans une traduction. Mais Schlegel, Griesz (par l’étude des morceaux les plus remarquables), von der Malsburg et aussi Martin (chez Brockhaus) ont beaucoup fait pour nous révéler l’esprit, et souvent même l’incroyable finesse du poète. Je ne suis pas loin de placer Calderón au-dessus de tous ses pareils. C’est lui aussi qui m’a fait voir ce qu’est réellement l’Espagne: le produit d’une floraison extraordinaire, incomparable, qui se développe avec une rapidité telle que, la matière périssant, elle devait arriver fatalement à la négation du monde. Le caractère de la nation, mélange de délicatesse et de passions profondes, trouve dans l’idée de l’honneur’ une expression dans laquelle les sentiments les plus nobles et en même temps les plus terribles deviennent une seconde religion, dans laquelle l’égoïsme le plus effroyable et l’abnégation la plus sublime cherchent également leur satisfaction. Jamais la nature du ‘monde’ proprement dit ne pouvait nous apparaître sous des traits plus nets, plus éclatants, plus imposants, mais en même temps plus négatifs et plus épouvantables. Les peintures les plus saisissantes du poète ont pour objet le conflit entre cet ‘honneur’ et la sympathie, ce sentiment profondément humain; c’est l’honneur qui détermine les actions que le monde approuve et exalte; la sympathie blessée se réfugie dans une mélancolie presque inexprimée, mais d’autant plus profonde, une mélancolie généreuse qui nous fait reconnaître ce qu’il y a de terrifiant et de futile dans la nature du monde. C’est cette conviction pour ainsi dire tragique qui, dans Calderón, se traduit par une merveilleuse puissance créatrice, et sous ce rapport aucun poète au monde ne l’égale. Or la religion catholique intervient pour rapprocher ces deux extrêmes, et nulle part elle n’a pu prendre l’importance qu’elle a ici, où le contraste entre l’égoïsme du monde et la sympathie de l’individu a pris un caractère plus net, plus tranché, plus plastique que chez aucune autre nation. Ce qui est encore très significatif, c’est que presque tous les grands poètes espagnols ont, dans la seconde moitié de leur vie, renoncé au monde pour entrer en religion. Mais alors, nous constatons un fait absolument unique: c’est que, dans cette nouvelle existence, après avoir entièrement triomphé de la vie par l’idée, ces poètes ont su peindre cette même vie avec une sûreté, une vérité, une chaleur et une netteté qu’ils n’avaient jamais connues dans leur état antérieur; que dis-je ! au fond de leurs couvents, ils ont engendré les créations les plus gracieuses et les plus plaisantes ! En face de ce phénomène si merveilleusement suggestif, toute autre littérature nationale me paraît bien pâle et bien insignifiante, et si la nature a fait surgir un Shakespeare du milieu des Anglais, il faut se rappeler que Shakespeare a été seul de son espèce. Aussi, quand je vois l’admirable nation anglaise, cette brocanteuse universelle, continuer de fleurir et de prospérer à merveille, tandis que la nation espagnole est frappée de mort, je n’en suis tellement saisi que parce que ce phénomène éclaire pour moi d’un jour si vif le problème qu’il s’agit de résoudre dans ce monde ! […]”
Franz Liszt répond en date du 30 janvier 1858 comme suit:
“Tu as renoué connaissance avec Calderón à Paris, très cher Richard; à la bonne heure ! Voilà un gaillard qui vous aide à oublier d’autres misérables et d’autres misères. Je ne le connais, hélas ! que superficiellement, et jusqu’à présent je ne suis pas encore arrivé à me l’assimiler. Grillparzer m’en a dit jadis des choses superbes; et, si tu veux continuer à rester dans cet élément, je relirai quelques-unes des œuvres de ce poète. Ecris-moi à l’occasion par quels morceaux je dois commencer. J’aime bien les deux facteurs principaux dont tu parles, le catholicisme et l’honneur. Ne crois-tu pas qu’on pourrait en tirer quelque poème musical ? J’ai profité de la traduction du cardinal Diepenbrock pour lire un drame religieux tout à fait extraordinaire, où se meuvent le ciel, l’air, la terre avec toutes les puissances de la nature; le titre de l’ouvrage ne me revient pas en ce moment, mais je le rechercherai. Peut-être pourras-tu me dire un jour de quelle manière il faudrait pétrir et façonner cette matière pour en faire un poème symphonique. […] Mais lis assidûment Calderón, afin de supporter patiemment cette vie et ce monde, qui sont en contradiction formelle avec ton génie et ton caractère. […].”
Wagner ne répondra pas directement à Liszt à ce propos, mais il le fera en quelque sorte dans une lettre à Maria Wittgenstein (fille de Carolyne de Sayn-Wittgenstein. Franz Liszt tomba amoureux de Carolyne mais, malgré leurs efforts pour obtenir l’annulation du premier mariage de celle-ci, il ne put jamais l’épouser, à cause de nouvelles tergiversations de l’Eglise Catholique, mais aussi probablement à cause de l’évolution de leurs sentiments).
Lettre datée du 8 février 1858 où nous lisons:
“Franz m’a écrit finalement sur Calderón et m’a demandé conseil sur la manière dont il devrait s’y prendre pour s’occuper de ce sujet. L’idée de l’honneur et du catholicisme, qui ressortait fortement dans mon écrit, lui, à ce qu’il paraît, il ne la trouve pas ostensiblement exprimée dans une œuvre déterminée. L’importance que je perçois à ce sujet est plutôt fondée sur l’impression que j’ai retirée de toute la période littéraire espagnole. Dans les oeuvres où l’honneur est l’objet d’une thématique spéciale, le sentiment d’ardent désir de l’antagonisme sauveur est plutôt le secret que le poète n’a pas exprimé; la représentation même finit, presque toujours, avec la satisfaction extérieure de ce sentiment national, tandis que, pour notre part, nous remar quons seulement avec douleur le sacrifice d’un sentiment que nous partageons. Personne n’est à cet égard plus objectif que Calderón. Mais cette douleur se détache précisément des Autos Sacramentales et c’est ici que Franz trouvera à peu près ce qu’il demande. Moi, particulièrement, je me les réserve toujours. Ces deux volumes, traduits tout d’abord par Eichendorf et maintenant aussi par Franz Lorinser, comment doit-on les utiliser ? Je n’en ai pas encore d’idée précise. Je ne me sens pas du tout prédisposé à utiliser de telles œuvres. On devrait imaginer quelque chose qui, d’une façon ou d’une autre, pourrait être composée à la manière d’un oratorio. L’important, c’est que Franz trouve par lui-même la matière avec laquelle il se sent en sympathie.” (An Freunde und Zeitgenossen, pp. 218-219).
Dans la lettre que nous venons de lire, Wagner fait référence à une particularité très caractéristique de certaines oeuvres du théâtre classique espagnol, et surtout de Calderón, où la priorité donnée à l’honneur sur le sentiment nous laisse parfois insatisfaits car nous aurions spontanément préféré un dénouement tout à fait différent de l’oeuvre. Wagner en parle avec un certain ennui, mais il est évident que, dans le Théâtre Classique Espagnol, l’honneur se retrouve avant l’amour dans la hiérarchie des sentiments. Eichendorf, auquel Wagner fait allusion dans sa lettre, écrit clairement: “Chez Calderón, l’amour doit être définitivement subordonné à l’honneur”. Mais, en tout cas, bien que Wagner en parle ici avec un certain mécontentement, nous pouvons constater que dans Tristan, le compositeur accorde aussi la priorité à l’honneur par rapport à l’amour.
Bien évidemment, Wagner ne pouvait trouver dans le théâtre classique espagnol un sujet susceptible d’être utilisé dans l’un de ses drames. Il a également parfaitement raison de dire que toutes ces idées générales, par exemple l’honneur, ne sont pas susceptibles de se retrouver dans une œuvre particulière, mais qu’elles sont en quelque sorte un leitmotiv qui se répète dans différentes œuvres. A la différence de Shakespeare où le thème de la jalousie caractérise Othello, celui de l’amour Roméo et Juliette et celui de l’usure Le Marchand de Venise, à la différence de Molière où le titre, L’Avare, Le Misanthrope, Le Malade imaginaire, Les Femmes savantes, est emblématique de toute l’oeuvre, les auteurs classiques espagnols ne marquent pas les leurs de manière aussi univoque. Les auteurs classiques espagnols s’attachent à différents thèmes généraux qu’ils continuent de traiter à travers toutes leurs œuvres. En conséquence, la lecture d’une pièce isolée, – comme fit probablement le jeune Wagner – ne permet pas de découvrir le “leitmotiv” de tout le théâtre classique espagnol. Ce n’est qu’après avoir lu abondamment de nombreux ouvrages que Wagner s’est formé une idée générale des classiques espagnols, tout particulièrement Calderón, et cela a déterminé sa production ultérieure.
L’empreinte de Calderón sur Wagner : distribution des personnages et conception de l’honneur
A ce propos, nous pensons pouvoir affirmer qu’il existe un “avant” et un “après” Calderon dans l’œuvre de Wagner: aussi bien au point de vue de la forme que du fond, tout change à partir du moment où il approfondit l’œuvre du grand classique espagnol.
Dans les œuvres du Théâtre Classique Espagnol, il est très habituel de se retrouver face à une mise en place convenue des personnages. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’une exclusivité de notre théâtre. Marivaux, par exemple, agit de même dans son chef-d’œuvre Le Jeu de l’Amour et du Hasard (1730). Mais il s’agit d’un procédé caractéristique et bien représentatif de notre théâtre.
Nous voulons parler de la “distribution” toujours similaire des différents personnages: un chevalier et son laquais, une dame et sa femme de chambre, face à une personne de haut statut social, par fois un roi ou quelqu’un appartenant à la noblesse, ou à tout le moins le père de l’un des autres protagonistes.
Fréquemment, le laquais et la femme de chambre tombent amoureux en même temps que le chevalier et la dame. Le personnage du laquais joue presque toujours un rôle humoristique.
Cette distribution caractéristique des rôles est commune à beaucoup de pièces de théâtre, aussi bien espagnoles qu’appartenant au patrimoine littéraire d’autres pays, mais elle est très habituelle dans le Théâtre Classique Espagnol, présentant l’avantage de permettre aux personnages du laquais et de la femme de chambre d’exprimer leur opinion et, ce faisant, de permettre à l’auteur de résoudre élégamment le problème parfois épineux de donner à l’auditeur la possibilité de connaître précisément la pensée et les sentiments des personnages principaux. Il s’agit en fait d’une manière bien simple d’expliquer l’histoire avec naturel.
Si nous jetons un coup d’œil sur l’œuvre de Wagner, nous constaterons que, dans les œuvres précédant sa lecture systématique de Calderón et des autres classiques espagnols, nous ne trouvons jamais ces personnages standards. Les personnages “d’avant” sont seuls. Autant le Hollandais que Senta manquent de confidents et sont obligés d’exprimer leurs sentiments au travers de belles arias. Quant à Lohengrin et Elsa, il leur manque également quelqu’un avec qui échanger leurs confidences. Et il en est de même pour Elisabeth et Tannhäuser, pour ne pas faire référence à la Tétralogie.
Dans celle-ci cependant, Judith Cabaud observe un autre parallélisme avec Calderón, en remarquant avec justesse que “le symbolisme du Ring renvoie à la dialectique du Grand Théâtre du Monde, où le passage de la matière à l’esprit, le dépouillement du charnel, témoignent de la foi de Calderón. Si la vie n’est rien, c’est au-delà qu’il faut chercher la vérité”.
Mais dans les œuvres que Wagner conçoit à partir de sa relation avec Mathilde et la lecture intensive des classiques espagnols, le schéma fondamental dont il fait désormais usage est précisément celui que nous venons de décrire.
Tristan
Prenons tout d’abord Tristan.
Voilà Tristan et Kurwenal, face à Isolde et Brangäne. En écoutant leurs conversations privées, ces personnages nous dévoilent leurs sentiments et nous racontent la genèse du drame. Voilà aussi le personnage de haut statut social, le Roi Marke. Néanmoins dans Tristan, nous ne trouvons aucun rôle « comique », à l’inverse de certaines pièces du Théâtre Classique Espagnol, très sérieuses et profondes, où l’auteur ne renonce malgré tout pas à ce genre de personnage : il faut avouer que le résultat n’est pas toujours réussi…
Mais voilà encore une autre caractéristique du Théâtre Classique Espagnol qui nous montre l’influence qu’il a pu exercer, – et tout particulièrement Calderón – , sur Wagner au moment de la composition de Tristan : il s’agit des allusions répétées au concept de « l’honneur », thème caractéristique s’il en est des œuvres de Calderón.
Tout le monde connaît la signification du mot « honneur », mais si nous devions en préciser le concept, nous trouverions plusieurs définitions différentes. Il est facile de définir des concepts tels que la jalousie, le courage ou la joie, mais le concept « honneur » est plus complexe et peut varier selon les époques et les pays. Si donc nous voulons définir le concept « honneur », le « sens de l’honneur » tel qu’il est traité par Calderón, nous nous référerions volontiers à la définition de José Elias Molins dans son livre El sentimiento del Honor en el Teatro de Calderón(« Le sentiment de l’honneur dans le théâtre de Calderón ») édité en 1881 à Madrid :
« Le sentiment de l’honneur ne pousse pas par hasard, comme les petites fleurs des bois, parmi les cailloux et les broussailles, mais il s’agit d’une fleur extraordinairement belle et fraîche qui pousse dans un terrain riche et fécond. L’honneur ne peut pas exister séparé de la morale et de la religion. Et s’il ne peut pas être confondu avec elles, il en devient du moins la brillante floraison. Et cette entente bien douce entre religion, morale et honneur produit dans l’âme les plus agréables harmonies, enrichit l’intelligence de ses meilleurs dons et communique et prête au corps un charme et une séduction tout singuliers. En un mot, l’honneur est une auréole lumineuse qui rehausse et embellit l’esprit et un sentiment très délicat qui charme et rend amoureux comme le parfum exquis et délicat exhalé par l’iris et le jasmin quand, le matin, ils reçoivent les premières gouttes de rosée… L’honneur séparé de la religion et de la morale devient un produit exotique, nuisible et inexplicable. Tout sentiment qui se trouve en opposition avec la religion et la morale, quel que soit le déguisement trompeur et brillant dont il se pare, ne mérite pas le nom d’honneur. »
Calderón a donné différentes définitions de l’honneur, mais toujours marquées par le contenu poétique de ses œuvres. La plus connue et la plus transparente aussi sans doute, est celle que nous retrouvons dans la pièce El Alcalde de Zalamea(« Le Maire de Zalamea ») : « Au Roi, on doit offrir les biens et la vie; mais l’honneur est patrimoine de l’âme, et l’âme n’est que de Dieu. »
Dans son article « Richard Wagner et les poètes classiques » (publié dans le n° 21 de « Bühne und Welt » en août 1904), Erich Kloss nous parle aussi de Wagner, de Calderón et du sens de l’Honneur. En voici un bref extrait: « Parmi les auteurs classiques étrangers, c’est le nom de Calderón qui apparaît le plus souvent dans les lettres à l’amie (Mathilde). Le poète de «L’Honneur de Tristan-Loyauté suprême» tend, suivant l’expression particulièrement bien observée de Glasenapp, « aux créations de ce dramaturge, précisément dans le sens de l’honneur comme expression du sentiment profond, passionné de la nation espagnole ».
De même, dans les ouvrages qu’en Espagne on désigne « de capa y espada » (de cape et d’épée), c’est-à-dire les ouvrages dont l’argument, invariablement distrayant, se fonde sur l’enchevêtrement de situations équivoques, on trouve toujours des moments de grand sérieux, avec des passages contenant des réflexions profondes. C’est ainsi, par exemple, que nous pouvons lire dans La Dama Duende(« La Dame Fantôme ») : « Où l’honneur est le plus, tout le reste est le moins ».
Nous pourrions comparer tout ceci à l’action des Maîtres Chanteurs où, parallèlement à l’action comique, une histoire profonde et sérieuse nous est racontée. Mais nous y reviendrons.
Nous trouvons donc dans Tristan und Isolde plusieurs références à l’honneur, chose que nous n’avions jamais trouvée dans les œuvres antérieures.
L’honneur a toujours été un concept considéré comme « sublime » par certains et « risible » pour d’autres. Faut-il préciser qu’il n’est guère prisé de nos jours. Nous pouvons sans doute en trouver la raison dans cette lettre de Cosima au Roi Louis II, datée du 4 mai 1867 : « Par exemple, ici, les gens sont restés perplexes face aux œuvres merveilleuses de Calderón, ils en ont été stupéfaits et, s’ils n’avaient tenu compte du poids des siècles qui ne leur permettait pas de se moquer d’elles, ils auraient ri aux éclats. Et ils s’excuseraient en disant: « Elles ne sont pas adaptées à notre temps ». Evidemment que non ! Ils ne perdraient pas leur temps à demander comme Falstaff: « Qu’est-ce que c’est que l’honneur ? Est-ce qu’il peut guérir une jambe ? » Monde incrédule ! Oh, mon Ami ! Quelle superficialité ! Mais maintenant l’Ami s’est montré ! Vous êtes né, Votre Majesté! N’est-ce pas un beau soulagement ? Qu’est-ce qui peut nous préoccuper lorsque deux étoiles brillent malgré tout sur ce monde angoissant ? »
Judith Cabaud, excellente auteur que nous avons déjà eu l’occasion de citer, affirme dans son article Tristan et le sens de l’honneur , publié dans notre revue Wagneriana(n° 26, juillet septembre 1997): « Il est étonnant de constater le faible intérêt que l’énorme admiration du compositeur envers l’œuvre de Calderón a éveillé chez les biographes de Richard Wagner. »
Calderón est effectivement le principal auteur espagnol admiré par Wagner, sans oublier, bien sûr, Cervantès. Cette affirmation de Judith Cabaud trouve une éloquente confirmation dans trois textes que nous tirons du Journal de Cosima.
Le premier texte que nous voulons citer nous présente les lectures que Wagner sélectionnait pour son fils Siegfried. Parmi elles, après avoir évoqué Balzac et différents auteurs français, Cosima note: « En dehors de cela, tous (mais seulement eux) les esprits de premier rang: Goethe, Schiller, Dante, Calderón, Shakespeare, Homère, Eschyle, Sophocle. »
Le second évoque un commentaire de Wagner pendant la lecture de Don Quichotte : « C’est à Shakespeare et à Don Quichotte qu’il faut toujours revenir, nous pouvons détruire le reste de la bibliothèque. »
La troisième citation est également importante. Cosima écrit: « Le soir Richard lit Le Médecin de son honneuret notre émotion est d’autant plus vive que Richard s’écrie: « On est fou de ne pas relire sans cesse et seulement les poètes immensément grands et rares ».
Voilà trois citations suffisamment éloquentes, surtout la dernière qui exprime l’expérience vécue du compositeur: au cours de la vie, nous pouvons écouter 50 fois un opéra qui nous a particulièrement plu, mais il est plus rare de relire un même livre plus de deux ou trois fois. Par contre, si nous relisons une œuvre déjà connue, dont la première lecture nous avait procuré du plaisir, nous constaterons presque toujours que l’effet de la seconde lecture surpasse celui de la première.
En définitive, Judith Cabaud a parfaitement raison d’être surprise du peu d’intérêt que l’enthousiasme de Wagner pour Calderón a suscité chez les érudits. Quelques petites exceptions sont heureusement à relever toutefois.
Jean-Pierre Raybois, président du Cercle Richard Wagner de Toulouse est l’auteur d’un article bien documenté, Richard Wagner, lecteur de Pedro Calderón de la Barca, publié dans « Regards sur Wagner » (Toulouse-Barcelone, 2003). Dans cet article, l’auteur présente l’approche de l’œuvre de Calderón par Wagner en se référant essentiellement à La vie est un songe.
M. Raybois écrit : « Nous établirons une brève étude de chaque personnage, laquelle nous montrera qu’ils pouvaient préfigurer les caractères des héros wagnériens… Mais c’est surtout à la moralité du théâtre de Calderón qu’il nous faudra faire référence et nous verrons qu’elle est aisément comparable à celle du drame wagnérien ». Et il conclut : « Les deux trajectoires intellectuelles de Calderón et Wagner montrent des points de convergence que l’on peut trouver soit amusants, soit troublants : des pièces de jeunesse de peu d’intérêt, des tragédies à portée morale, des moments comiques mais pour lesquels le rire est sensé porté à la réflexion et un festival scénique sacré pour conclure leurs œuvres ».
Il faut également mentionner une deuxième exception : Dieter Borchmeyer, l’écrivain bien connu des milieux wagnériens, que nous avons déjà cité. Dans son intéressant article de la Neue Zürcher Zeitung, il se montre convaincu de l’enthousiasme du Maître de Bayreuth en écrivant à propos de la correspondance entre Liszt et Wagner que nous avons lue il y a quelques instants: « Ceci n’est pas seulement l’hommage de Wagner au Théâtre Classique Espagnol, mais il s’agit quasiment de l’expression anticipée de son admiration pour Cervantes, qui deviendra l’amour littéraire de sa vieillesse. Dans la mesure où elle exprime le dépassement idéal de la vie, l’abandon spirituel des liens qui nous attachent à elle et en nous la montrant sous une forme si sereine, la poésie du Siècle d’Or devient —ainsi que disait Wagner de Calderón- un délicieux arc-en-ciel qui conduit depuis ce monde, en traversant les abîmes, jusqu’au Pays des Saints. »
Pour illustrer le parallélisme entre ces deux génies, Richard Wagner et Calderón, Judith Cabaud choisit quant à elle – et à notre grande surprise – El Mágico Prodigioso (« Le Magicien Prodigieux »). Et si nous exprimons notre surprise, c’est que, s’il s’agit bien d’une des œuvres de Calderón où nous retrouvons le mieux exprimé le message contenu dans les drames wagnériens, il s’agit aussi d’une œuvre peu connue, surtout à l’étranger où El Alcalde de Zalamea(« Le Maire de Zalamea ») ou La Vida es Sueño(« La vie est un Songe ») jouissent d’une plus grande popularité.
Judith Cabaud nous montre ainsi sa parfaite connaissance de l’œuvre de Calderón en choisissant Le Magicien Prodigieux pour illustrer l’identité de vue entre ces deux génies.
Elle écrit: « Voici un exemple concret pour constater comment la structure caldéronienne a pu avoir influencé non seulement l’argument de Tristan, mais aussi la motivation et le dénouement, conséquence du sens de l’honneur. Dans Le Magicien Prodigieux, l’auteur, Calderón, nous explique une histoire d’amour impossible entre deux futurs saints des premiers siècles de l’Empire romain. Cyprien et Justine sont les victimes de leur rang, de leur fortune, de leur situation sociale et de leurs règles tyranniques. L’honneur implique pour Cyprien un respect inconditionnel de Justine, l’objet de son amour, identique au profond respect que Wagner témoigne pour Mme Wesendonck. Quant à la jeune fille, l’honneur lui permet de défendre sa vertu par dessus sa gloire personnelle. Autant Calderón que Wagner considèrent l’honneur comme un fait qui dépasse les apparences. A cause de sa foi chrétienne et suite à leur renoncement à tout égoïsme et vanité, Cyprien et Justine s’élèveront jusqu’à parvenir à l’union à travers la mort. »
Il y a, dans Tristan et Isolde, 16 occurrences du terme « honneur ». Voilà qui n’est pas courant par rapport aux autres drames de Wagner. Nous allons en examiner quelques-unes et vous verrez qu’elles pourraient bien appartenir au théâtre de Calderón…
Au premier acte, quand Isolde raconte la mort de son fiancé, elle dit: « Quand il est tombé, mon honneur est tombé. » Et ensuite, après qu’ils eurent bu à la même coupe, Isolde déclare: « L’honneur de Tristan sera sa fidélité inviolable; le supplice de Tristan sera sa résistance héroïque. » Et Tristan répond: « Quel rêve d’honneur faisais-je donc pour Tristan ? ».
Au deuxième acte, Tristan réfléchit: « Ce qui t’entourait d’une splendeur auguste, l’auréole de l’honneur, la puissance de la gloire, le délire qui m’a subjugué, m’a fait y suspendre mon cœur. L’astre dont les reflets éblouissants illuminaient mes tempes de leur éclat, le brillant soleil des honneurs mondains me pénétra le front, insinuant jusqu’au sanctuaire le plus reculé de mon cœur les vaines délices de ses rayons… et je résolus dans ma loyauté, pour conserver honneur et gloire d’aller en Irlande. »
Mais le passage le plus purement caldéronien de Tristan est sans doute celui où le Roi Marke, affligé plutôt qu’offensé par l’infidélité de Tristan, s’écrie: « Qu’est devenu la fidélité, puisque Tristan m’a trompé ? Que sont devenus l’honneur et la loyauté, puisque l’asile de tout honneur, Tristan, l’a perdu ? »
En fait, la confirmation définitive de l’influence de Calderón sur la création de Tristan und Isolde, nous la recevons de la plume même de Wagner, lorsqu’il écrit dans Ma vie (vol. III, traduction de N. Valentin et A. Schenk, Paris, Plon, 1912, p. 172 sv.):
« J’avais commencé la composition de Tristan en octobre; le premier acte était prêt au nouvel an et j’en instrumentais déjà le prologue. Un besoin inquiet de solitude se développa en moi pendant cette période d’activité. Le travail, de longues promenades malgré le froid, le soir, la lecture de Calderón, telles étaient mes occupations dont je détestais d’être troublé […]. Wesendonck partit: il allait conférer avec différents banquiers étrangers. Pendant son absence, nous continuâmes la lecture à haute voix de Calderón chez moi, où toute la matinée j’avais travaillé à Tristan. L’auteur espagnol, auquel m’avait préparé l’histoire de la littérature dramatique de Schack, me laissa une empreinte profonde et durable. »
Dans son ouvrage Le théâtre de Calderón et le drame musical wagnérien, le professeur Margarita Garbisu Buesa établit le parallèle suivant entre Wagner et Calderón :
« Calderón, comme Wagner, a conçu son œuvre comme un tout où texte et mise en scène doivent aller de pair. La plupart des critiques s’entendent pour souligner que Calderón écrivait ses drames en pensant, logiquement, à sa mise en scène et non à sa lecture. C’est dans cet esprit qu’il prit soin, en plus du texte littéraire, de tous les éléments qui contribuent à l’impression de l’œuvre sur le public, tels les costumes, les décors et la musique. Nous voulons signaler deux genres où cette préoccupation scénique est fondamentale: le théâtre de Cour et l’Auto Sacramental. »
L’érudite Carmen Pinillos ne dit pas autre chose : « La complexité des Autos Sacramentalesest on ne peut plus évidente et celui qui s’y intéresse remarquera que Calderón a conçu ses Autos comme une œuvre artistique où tous les arts convergent. »
Siegfried Melchinger, dans sa collaboration au programme du Festival de Bayreuth de 1962, intitule son article « Eine Handlung Versuch über Tristan und Isolde ». Il insiste là sur le fait que Wagner lui-même décrit Tristan und Isolde comme une « Handlung », en latin: actio, en français: action, en espagnol: Auto. Il ajoute que chez Calderón, les « Autos », contrairement aux « Comédies », traitent principalement des affaires spirituelles et deviennent ainsi des « Autos Sacramentales ». Par la forme que Wagner donne à son Tristan, le sujet dépasse ce que nous pourrions considérer comme un simple drame d’amour, en se déployant au-delà de la mort: il n’appartient plus au seul ordre terrestre, mais devient sanctifié.
Les Autos Sacramentales, par leur spiritualité attireront l’attention non seulement du Maître de Bayreuth (nous nous interrogeons toujours sur le rôle qu’ils ont pu jouer dans la création de Parsifal) mais aussi d’autres esprits élevés et sublimes.
Le 24 janvier 1882, Louis II écrit à Richard Wagner depuis Linderhof :
« […] les Autos Sacramentales de Calderón, d’une beauté incomparable et unique en leur genre. L’amie très appréciée, votre chère épouse, fut la première à attirer mon attention sur ces œuvres merveilleuses pleines d’une force créatrice si poétique. Jamais je ne pourrai la remercier suffisamment. »
Les Maitres Chanteurs de Nuremberg
Abordons maintenant Die Meistersinger von Nürnberg. Nous retrouvons ici une distribution des rôles tout à fait similaire à celle dont nous venons de parler dans Tristan, même si elle est un peu différente. Nous avons les doubles couples : d’un côté Sachs et David, son apprenti; de l’autre, Eva et Magdalena, la femme de chambre. Le personnage de statut social plus élevé serait ici Pogner, mais aussi Sachs lui-même. Notons que Wagner raconte une double histoire d’amour, dans la même veine que les œuvres du théâtre classique espagnol: celle des protagonistes principaux, Eva et Walter, est sérieuse, tandis que celle qui se déroule entre les « valets-confidents », Magdalena et David, est plutôt amusante.
Nous retrouvons également dans Les Maîtres Chanteurs deux acteurs endossant le rôle comique si typique du théâtre classique espagnol: David et Beckmesser.
L’humour et le drame se retrouvent donc unis dans cet opéra et, nous le confessons, de façon bien plus réussie que lorsqu’ils se retrouvent dans une œuvre appartenant au Théâtre Classique Espagnol.
Le rôle de Walter est en réalité complètement secondaire. Il s’agit d’un personnage dont on ne peut évidemment pas faire l’économie pour le développement de l’argument, mais son poids spécifique est finalement de peu d’importance dans le déroulement général du drame.
A notre avis, le fait que Wagner ait créé un personnage comique dans Die Meistersinger, – chose qu’il n’avait jamais faite auparavant -, nous montre clairement l’influence subie de la part des auteurs classiques espagnols et, très concrètement, de La Dama Duende (« La Dame Fantôme »).
Cosima écrit dans son Journal en date du 30 octobre 1870 : « Le soir, nous lisons Dame Kobold de Calderón (« La Dame Fantôme ») et nous nous en disons toutes sortes de choses, la finesse de la dialectique, le jeu raffiné avec les idées, la manière unique dont – sans musique, il approche l’amour. Les personnages de Calderón ne sont pas des individualités, ce sont des masques dont le poète se sert pour dire les choses les plus profondes et pourtant cet art poétique détermine un immense épanouissement du théâtre dont Calderón s’est emparé pour proclamer sa vision du monde. »
Il est à notre avis impossible de résumer La Dame Fantôme de manière plus juste.
Ce commentaire de Cosima est à la fois curieux et important car La Dame Fantôme est une « comédie d’intrigue », c’est-à-dire, à la base, une œuvre humoristique.
C’est en 1991 qu’eut lieu la dernière représentation de cette comédie à Barcelone, dans une mise en scène très réussie de José Luis Alonso. Le public a interrompu le spectacle pas moins de 136 fois par ses rires, et parfois de façon vraiment bruyante. Et même si une partie de ces rires étaient provoqués par la production elle-même et par le jeu des acteurs, la plupart d’entre eux furent provoqués par le texte de Calderón et par les ressorts qu’il imagina pour l’action.
La mise en scène de la comédie fut pratiquement parfaite. On regrettera seulement, l’erreur de déclamer de façon exagérée, en ridiculisant même quelques passages sérieux de l’œuvre. Cela ne concerne que peu de passages, mais il s’agit, à notre avis, d’une erreur assez courante de ne pas tenir compte que, dans ce genre d’œuvres que nous appelons « de cape et d’épée », à côté de l’action drôle, coexistent des thèmes sérieux qu’on ne peut occulter. Leur exposé est essentiel pour la valeur et l’importance de l’œuvre.
Il en va de même pour Les Maîtres Chanteurs. Pensons à supprimer la partie sérieuse pour nous amuser davantage avec la partie drôle: l’opéra ne perdrait-il pas toute sa valeur ? A la différence des Maîtres Chanteurs, où le noyau central est sérieux, dans ces œuvres de « capa y espada » des auteurs classiques espagnols, la base de l’action est l’humour, mais c’est précisément la partie sérieuse de la comédie qui est celle qui leur donne leur importance et les fait atteindre à l’universalité.
Notre première intention était d’asseoir nos affirmations sur des exemples pratiques et nous voulions vous lire ici un extrait d’un dialogue entre Louis et Béatrice. Mais quelle n’a pas été notre surprise lorsque nous avons ouvert ce que nous pensions être la seule traduction française de La Dama Duende et que nous avons cherché cette scène. Nous avons constaté qu’elle avait été tout bonnement supprimée. Nous avons alors remarqué que la couverture du livre indiquait comme auteur « Guy Vassal », puis l’indication, « d’après Calderón », en précisant encore qu’il s’agissait d’une « interprétation libre »… On ne peut donc pas dire que les éditeurs induisent sciemment une duperie, même si on peut supposer que d’autres lecteurs connaîtront la même mésaventure que nous !
Dans cette adaptation libre le travail du nouvel « auteur » en quelque sorte !, le nom des personnages a été changé, leur nombre a été réduit de neuf à six et pour parer à toute difficulté de traduction, on a choisi d’émonder le texte. C’est ainsi que très bizarrement, nous n’avons trouvé dans cette édition aucun des trois fragments que nous avions pensé vous lire ici ! En conséquence, nous nous permettons de vous mettre en garde et de vous encourager, si vous aviez jamais l’intention de lire une œuvre des auteurs classiques espagnols, à vous assurer avant tout de la qualité de la traduction ! Sinon, vous risquez d’être induit également en erreur et de considérer comme médiocre une œuvre immortelle, tout simplement parce que vous seriez victime d’une traduction qui n’en est pas une…
Mais revenons à l’influence des auteurs classiques espagnols sur Wagner !
Nous pouvons affirmer que Tristan und Isolde et Die Meistersinger von Nürnberg sont des œuvres directement composées sous cette influence et, en conséquence, complètement différentes des drames conçus auparavant.
Dans un article intitulé « Parnass und Paradies », Hans Mayer nous fait part de la réflexion suivante: « …Wagner nous a informés dans le détail sur son expérience avec la dramaturgie espagnole catholique de Calderón. Cette lecture au cours de l’exil à Zurich a signifié, comme toujours chez ce lecteur, beaucoup plus qu’une expérience éducative… Tristan qui, en montrant le conflit entre Vie et Mort, Honneur et Eros, possède un caractère caldéronien. »
Nous ajouterons à cet égard cette anecdote, bien postérieure à Richard Wagner mais qui concerne néanmoins le sujet qui nous occupe. Dans la production de Bayreuth 1984 des Meistersinger mis en scène par Wolfgang Wagner (production dont il existe une captation en DVD), celui-ci prend la liberté (dans cette filmation) à la fin de l’œuvre, de se faire voir lui-même organisant une réconciliation entre Sachs et Beckmesser. Il est évident que cette « liberté » de Wolfgang Wagner est en contradiction avec les indications de son grand-père, mais force nous est de constater qu’elle s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une comédie du théâtre classique espagnol où, bien souvent, dans les derniers moments avant que le rideau ne tombe, tous les personnages parviennent à se réconcilier…
Parsifal
Abordons maintenant Parsifal, dont Joaquim Marsillach, jeune ami catalan de Wagner, a écrit que « Par les affinités existant entre ce poème et les Mystères du Moyen Age et, davantage encore, avec les Autos Sacramentales, on peut croire que l’auteur [Wagner] a tenté de restaurer le drame religieux en Allemagne. »
L’information dont nous disposons est malheureusement insuffisante et quelque peu confuse. Nous savons que Wagner a lu plusieurs Autos Sacramentales et qu’il ne les a pas trouvés convaincants, mais ceci, nous le savons par le Journal de Cosima. Mais ce que nous ignorons, c’est si, à l’époque de Mathilde, les amants ont également lu des Autos Sacramentales, même si dans sa lettre à Marie Wittgenstein, écrite le 8 février 1858, Wagner écrit vouloir se les réserver pour plus tard. En tout cas, la composition de sa dernière œuvre ne pouvait pas être complètement exempte de la profonde religiosité imprégnant tout le théâtre classique espagnol.
Dans son étude Wagner et Calderón, publiée en 1934, l’écrivain et chercheur italien Arthur Farinelli cite un texte de Liszt daté de 1882 dont nous n’avons pu trouver d’autres mentions ni le texte complet. Dans cet écrit, Liszt confirme: « On a dit avec justesse qu’après le Cantique des cantiques de l’amour terrestre qu’est Tristan und Isolde, Wagner a conçu magnifiquement avec Parsifal, le cantique suprême de l’amour divin… Il s’agit de l’œuvre miraculeuse de ce siècle-ci. Les Autos Sacramentalesde Calderón lui ont servi de précédent. »
Nous constatons donc un certain désir de deviner l’influence que les Autos Sacramentalesont pu avoir sur Wagner, mais en réalité, il est bien difficile d’établir un parallélisme certain entre Parsifal et les Autos Sacramentales, abstraction faite, évidemment, du fait qu’il s’agit d’un sujet essentiellement religieux. Nombreuses sont les œuvres des auteurs du Théâtre Classique Espagnol qui ont abordé, directement ou indirectement, l’argument religieux: Saint Isidore, paysan de Madrid, La Dévotion à la Croix, Le Magicien Prodigieux, La Jeunesse de Saint Isidore, Le Schisme d’Angleterre, Saint Nicolas de Torentine, La Sainte Jeanne, La Vierge du Tabernacle, L’Enfant Innocent de La Guardia, pour n’en citer que quelques-unes…
Nous pourrions peut-être placer Parsifal parmi ce genre d’œuvres expliquant la vie des saints ou abordant des questions essentiellement religieuses plutôt que parmi le genre plus particulier des Autos Sacramentales, qui aborde le sujet depuis un point de vue plus profond, théologique même. En tout cas, il est clair que Parsifal a subi une influence évidente, directe ou indirecte, du Théâtre Classique Espagnol.
A notre avis, il existe donc bien un « avant » et un « après » la découverte du Théâtre Classique Espagnol. Et même si cela ne signifie pas chez Wagner une rupture nette avec la manière précédente de composer, il est facile de vérifier l’influence de la lecture de nos auteurs classiques, notamment Calderón. L’importance de cette influence se vérifie notamment en voyant l’état d’esprit du Maître de Bayreuth quand il a abordé sérieusement ces lectures, au sommet de sa passion pour Mathilde Wesendonck que Wagner appela Madame Calderón.
Cervantès et Don Quichotte
Parmi les auteurs classiques espagnols pour lesquels Wagner a manifesté un intérêt certain, il y a lieu de mettre en exergue un cas à part, tant sont nombreux les commentaires laudatifs du compositeur. Nous voulons parler de Cervantès et de son Don Quichotte.
Dans ce cas-ci, nous ne pouvons pas parler d’influence sur l’œuvre de Wagner : à notre avis d’ailleurs, l’influence que les auteurs classiques espagnols ont pu avoir sur lui se limite presque exclusivement au cas de Calderón.
Il est néanmoins évident que l’enthousiasme de Wagner pour Don Quichotte fut remarquable et permanent. Sans présenter ici l’argument de cette œuvre universellement connue, nous ferons tout de même un bref commentaire sur le caractère moitié sérieux, moitié comique de l’idéal du chevalier médiéval tel qu’il est présenté dans ce roman. Les deux protagonistes principaux, Don Quichotte et Sancho Pança, incarnent de la meilleure façon deux archétypes du caractère espagnol: l’idéaliste rêveur, utopique, et le pragmatique qui voit tout à travers le prisme de la réalité la plus triviale. Le déroulement de l’œuvre est la conséquence de l’affrontement de ces deux caractères si typiquement espagnols.
Digression: le don-quichottisme des wagnériens français !
A ce sujet, nous aimerions, – en tant que wagnériens convaincus -, ouvrir une petite parenthèse. Le personnage du Don Quichotte toujours disposé à défendre les délaissés, même au prix de sa fortune ou de sa vie a effectivement existé par le passé dans le monde réel de l’histoire de l’Espagne. Des expressions comme « c’est un Don Quichotte », « quel donquichottisme ! », etc. sont encore habituelles dans le langage commun, même si la réalité qu’elles désignent a plutôt de plus en plus l’air d’être en voie d’extinction dans le monde actuel…
Mais à notre point de vue de wagnériens, nous ne pouvons que constater que de tels Don Quichotte ont bel et bien existé parmi les wagnériens français de toutes les époques. Et nous évoquerons plus particulièrement ces wagnériens qui, au cours des trois grandes guerres qui opposèrent la France à l’Allemagne, —la guerre franco-prussienne de 1870 et les deux guerres mondiales, n’ont jamais montré la moindre indécision à défendre publiquement le Maître de Bayreuth. Et pourtant, comme il eût été plus facile d’endosser le rôle d’un Sancho Pança en attaquant le compositeur.
Nous insistons sur ce point car la France a exercé une grande influence sur le développement du wagnérisme en Catalogne (les intellectuels catalans se sont toujours plus intéressés à Paris qu’à Madrid), et les wagnériens français se signalent particulièrement par leur « don-quichottisme ». Mais chez nous, nous n’avons aucun Edouard Sans, aucun Christian Merlin, aucun Patrick Brun… En Allemagne par contre, nous trouvons beaucoup d’érudits importants, de grands musicologues, spécialistes de Wagner, mais ils n’ont pas cet esprit « Don Quichotte », cette passion wagnérienne des Français.
Et ne parlons pas des Cercles Richard Wagner, c’est-à-dire des associations de gens ordinaires, de simples amateurs de la musique et de la personnalité de Wagner. Dans le compte rendu annuel de 2005 de l’Association Internationale Richard Wagner, on a recensé 141 Cercles Richard Wagner dans le monde entier, affiliés à l’Association Internationale. Parmi eux, 48 sont allemands. Mais, curieusement, dans la plupart d’entre eux, alors que la facilité de la langue devrait permettre une meilleure compréhension du drame wagnérien, nous constatons que les membres se contentent d’assister à des représentations d’opéras, aussi bien non wagnériennes que wagnériennes d’ailleurs. Dans les pays non allemands, on trouve en général un ou deux Cercles Wagner par pays, mais c’est sans doute en France, ou plutôt dans les pays francophones que ces Cercles se signalent par leurs activités et leurs publications. Si nous ne nous trompons pas, il en existe à ce jour une douzaine, certains s’honorant d’une longue tradition et d’une réputation flatteuse: Annecy-Savoie, Bordeaux, Bruxelles, Genève, Lyon, Marseille-Provence, Nantes, Nice-Côte d’Azur, Nîmes-Languedoc, Paris, Strasbourg, Toulouse).
Excusez-nous pour cette digression fort éloignée du sujet de notre conférence, mais nous voulions rendre cet hommage au « don-quichottisme » des wagnériens français.
Dans le même ordre d’idées, nous évoquerons le témoignage du critique autrichien Marcel Prawy qui nous a livré personnellement son sentiment en affirmant que les Français ont été les premiers wagnériens. Le fameux Heldentenor Lauritz Melchior ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait: « Le Directeur du Grand Opéra a pris contact avec moi – en 1930 – dans l’intention que nous menions à bien ensemble le projet d’une saison wagnérienne régulière, en langue allemande, avec des chefs et des chanteurs allemands. Avec ces festivals accueillis dans le plus grand enthousiasme et faisant à tout coup salle comble, les Français ont prouvé qu’ils estiment davantage l’art que la politique. Je dois dire cela en exprimant ma plus profonde gratitude. »
Et nous mettrons un point final à ce bref commentaire sur le wagnérisme français avec cette lettre de Siegfried Wagner à Henri Rebois – leur correspondance contient plusieurs allusions aux amis français de Richard Wagner : « S’il n’y avait pas l’art, les nations seraient les victimes de l’horrible politique qui ne sait que déchirer, tandis que l’art les réunit. » Et dans une autre lettre à Henri Rebois, Siegfried écrit : « C’est une vraie joie de savoir que dans le public de Bayreuth, il y a des assistants comme vous. Et je comprends si bien que mon père avait cette grande sympathie pour les Français. Ils savent exprimer leurs sentiments sans vouloir flatter. »
Abordons maintenant le sujet proprement dit de Don Quichotte. Nous trouvons une évocation détaillée de sa lecture par Wagner dans le Journal de Cosima. Nous arrêter, même brièvement, à l’analyse de cette œuvre universelle dépasserait les limites de cette conférence. Mais nous mentionnerons, à titre de curiosité, cette évocation dans la correspondance entre Richard Wagner et Mathilde Wesendonck : comme nous l’avons dit, nous n’avons conservé que 14 lettres de Mathilde à Richard, mais 148 de Richard à Mathilde. Dans la correspondance de Mathilde à Wagner nous ne trouvons aucune référence à Calderón alors qu’il s’agissait de son auteur préféré, mais bien une brève à Cervantès.
Wagner écrit à Mathilde le 21 décembre 1861 : « Au restaurant, j’ai vu Royer, le directeur du grand Opéra; mais j’ai fait semblant de ne pas l’avoir aperçu. Quand je le revis, peu après, j’avais lu, dans l’intervalle, l’annonce d’une traduction qu’il a faite et qui vient de paraître (des pièces oubliées de Cervantès) : tout à coup, l’homme m’intéressa. C’était drôle maintenant de l’aborder, de m’entretenir toute une demi-heure avec lui et d’ignorer pendant ce temps-là si complètement le directeur de l’Opéra que la conversation roula uniquement sur Cervantès. Le lendemain, il m’envoya son livre. La préface du poète m’a touché par-dessus tout… Quelle profonde résignation !… »
Comme nous pouvons le constater, Wagner met Cervantes avant l’opéra, c’est-à-dire que le Wagner-poète pouvait se placer avant le Wagner-musicien.
Dans sa réponse, Mathilde Wesendonck évoque aussi cette nouvelle publication : « La traduction de Cervantès est une trouvaille précieuse. Le manuscrit est-il bien authentique ? Il serait difficile d’imiter l’auteur à s’y méprendre ! »
Dieter Borchmeyer nous apprend aussi qu’à l’époque où Wagner et Cosima lisaient abondamment Don Quichotte, il leur arrivait souvent d’en lire des extraits choisis à leurs amis. Et dans sa lettre à Nietzsche du 19 octobre 1869, Cosima rapporte cette description de Cervantes par Wagner : « l’expression la plus sublime mais en même temps la plus humaine du génie catholique ».
Dans ce même article, Borchmeyer nous apprend que Wagner, particulièrement pendant les dernières années de sa vie, a lu plusieurs fois différentes œuvres de Cervantès, telles Les Nouvelles Exemplaires et les Entremeses. Cervantès et Shakespeare représentaient pour Wagner le double sommet de la littérature universelle. Il ressentait si fortement les affinités entre ces deux auteurs qu’il pensait même voir « véritablement une ressemblance dans la physionomie des deux hommes », comme l’écrit Cosima dans son Journal en date du 5 avril 1882. Borchmeyer en conclut que « comme Shakespeare représentait pour Wagner le dramaturge absolu, Cervantes était l’auteur épique par excellence ».
Dans le Journal de Cosima, nombreuses sont les notations d’impressions positives à propos de Cervantès : « Nous prenons grand plaisir à ses idées de génie », « il nous donne infiniment de plaisir », « avec un plaisir croissant »…
Mais l’œuvre préférée de Wagner est évidemment Don Quichotte. En consultant le Journal de Cosima, les wagnériens intéressés trouveront de nombreuses mentions du chef-d’œuvre de Cervantès. Pour confirmer l’estime exceptionnelle qu’il lui portait, ainsi qu’à son héros, citons simplement cette présentation :
« Don Quichotte est en vérité une sorte de garçon de course des chevaliers du Graal, un grand bonhomme !… Il n’y a que chez Cervantès que je pourrais reconnaître l’esprit germanique ! »
Pour ne pas trop prolonger cette causerie, nous ne sélectionnerons que deux scènes parmi celles dont le Journal de Cosima conserve la trace du ravissement où elles plongèrent le couple de Bayreuth.
La première est rapportée comme suit: « Le soir, nous terminons la première partie de Don Quichotte, nous pensons à la merveilleuse conversation entre Don Quichotte et le chanoine. »
Il s’agit des chapitres 46 et suivants de la première partie (cité d’après L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction de Louis Viardot (le mari de la cantatrice Pauline Viardot), avec préface, bibliographie et notes par Maurice Bardon, Paris, Librairie Garnier Frères), où les compagnons de Don Quichotte enferment le héros dans une cage pour le ramener à son village en lui faisant croire qu’il est victime d’un enchantement. En cours de route, ils croisent un chanoine sur sa mule qui se montre intrigué. Et Don Quichotte d’expliquer : « Eh bien ! sachez donc, seigneur chevalier, que je suis enchanté dans cette cage par envie et par surprise de méchants enchanteurs ; car la vertu est encore plus persécutée des méchants que chérie des bons. Je suis chevalier errant […]. » Le chanoine essaie de lui faire voir les dangers des romans de chevalerie qui l’ont poussé à croire à son enchantement et l’exhorte à changer de lectures pour prendre ses exemples de vertu dans l’histoire.
Don Quichotte répond : « je trouve, à mon compte, que l’insensé et l’enchanté c’est vous-même, puisque vous n’avez pas craint de proférer tant de blasphèmes contre une chose tellement reçue dans le monde, tellement admise pour véridique, que celui qui la nie, comme le fait Votre Grâce, mériterait la même peine que vous infligez aux livres dont la lecture vous ennuie et vous fâche. » Et d’affirmer comme réels « l‘histoire […] de la conquête du Saint-Graal », « les amours de Tristan et de la reine Iseult », « ceux de la reine Geneviève et de Lancelot ». Conclusion: « Le chanoine resta confondu des extravagances raisonnables (si l’extravagance admet la raison) qu’avait dites Don Quichotte. »
Mais le Maître de Bayreuth était davantage encore intéressé par les valeurs, le message éthique et spirituel véhiculé par le roman de Cervantès. Cet autre passage du Journal de Cosima en témoigne : « Le soir, nous prenons un plaisir accru au Don Quichotte; les injonctions que Don Quichotte adresse à Sancho Pança sont merveilleuses. » Cosima renvoie là aux conseils prodigués par le chevalier à la Triste Figure lorsque Sancho Pança part pour devenir gouverneur de l’île de Barataria (chapitre 42 de la seconde partie): « Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu, car dans cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas jamais dans l’erreur. Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous les efforts possibles pour te connaître toi-même: c’est là la plus difficile connaissance qui se puisse acquérir […]. Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion, mais non plus de justice que les requêtes du richę […]. »
Voilà quelques préceptes qui ont sans doute impressionné Wagner et l’ont amené à se définir lui-même comme « un mélange de Hamlet et de Don Quichotte ».