« Sed omnia prœclara tam difficilia quant rara sunt. » Baruch SPINOZA (Ethique). (« Mais toutes les belles choses sont aussi difficiles que rares »)
L’adaptation d’un opéra au cinéma est un défi. D’un opéra de Richard Wagner, une gageure. De Parsifal, peut-être le plus impossible par sa durée mais surtout par sa richesse.
On connaît de nombreuses tentatives plus ou moins convaincantes de filmer un opéra qui se résument souvent à filmer une représentation. En effet, le langage du cinéma a pour base l’image, la musique n’étant la que pour ajouter quelque chose à l’image. Le théâtre lui-même n’a que rarement donné des œuvres cinématographiques convaincantes. On aperçoit déjà le travail que pose l’adaptation d’un opéra au cinéma.
Wagner et la musique de film pourrait faire l’objet d’un travail spécifique. Nous avons de multiples exemples d’extraits wagnériens dans de très nombreux films, du Dictateur de Charlie Chaplin à Melancholia de Lars von Trier. Mais au cinéma « trois notes de boîte a musique (au début de Citizen Kaned’Orson Welles) sont au cinéma du monde aussi grand (sic !) que toute La Tétralogie » selon la formule de Michel Chion. Et comme l’affirme Denis Levy dans son article Wagner et la musique (ENS cours sur Parsifal 04/04/2006) : « Il est vrai que globalement, et malgré quelques exceptions, la musique de film ne vaut, musicalement, pas grand-chose : on ne peut la « sauver » qu’en la soustrayant à la Musique pour l’assigner au cinéma. »
Bien sûr, l’utilisation de leitmotive réserve une place spéciale à l’utilisation de la musique de Richard Wagner. Des thèses ont été écrites sur le sujet : par exemple l’influence du maître de Bayreuth sur John Williams quand il compose la musique de La Guerre des Étoiles.
Au cours de cet exposé, nous n’aborderons pas non plus, l’utilisation des livrets ou la musique wagnérienne dans les jeux vidéos ce qui pourrait faire l’objet d’un autre travail intéressant puisque de nombreux adolescents vont peut être découvrir l’opéra et Wagner par ce biais. Nous passerons également sous silence les très nombreuses représentations théâtrales filmées car pour être du cinéma ces réalisations ne semblent, quelle que soit la valeur du réalisateur (on peut penser à Tony Palmer), ne pas faire partie du Cinéma considéré comme le Septième Art.
Evoquons tout d’abord rapidement quelques films ayant un rapport, souvent lointain, avec le Parsifal de Richard Wagner, mais s’inspirant comme lui des légendes médiévales.
En 1963, aux USA, Bruce Baillie réalise un court métrage de seize minutes To Parsifal : film underground en 16mm très expérimental et bien loin de l’opéra du Maître (NB : le film est disponible sur le site youtube.com ici)
En 1979, sort Perceval le Gallois d’Eric Rohmer qui nous montre Fabrice Lucchini dans le rôle de Perceval ; le sujet est directement inspiré par la légende Arthurienne et l’œuvre de Chrétien de Troyes. Dans ce cadre, on pourrait aussi mentionner les productions anglo-américaines comme Les Chevaliers de la Table Ronde de Richard Thorpe (1953) et Excalibur de John Boorman où Perceval à la recherche du Graal tient un rôle secondaire. En 1980, une adaptation TV est réalisée par Richard Blank d ‘après le poème de Wolfram von Eschenbach qui a été aussi une des sources de Richard Wagner.
Enfin, et juste pour son titre et son personnage principal, Parsifal Katzenellenbogen joué par Tony Curtis, le film anglais d’Henri Helman sorti en 1983 Where is Parsifal ? À noter pour l’anecdote que le personnage maléfique de ce thriller comique Klingsor (sic) est joué par Orson Welles.
Abordons maintenant chronologiquement, les quatre films directement inspirés par le Parsifal de Richard Wagner. Mais avant cela faisons référence à deux jugements de penseurs récemment émis sur Parsifal. Tout d’abord l’introduction du cours de François Nicolas (musicien et compositeur) sur « Parsifal, quels enjeux aujourd’hui ? » : « Si le XXème siècle musical fut essentiellement « sans Wagner », l’après XXème siècle ne saurait l`être, sans perte. (…) Renouer avec Wagner (opération qu’on distinguera d’un « retourner à Wagner ») peut passer par Parsifal plutôt que par Tristan (opéra préféré des musiciens à l’exception notable de Debussy) […] Parsifal met en œuvre et résout des tensions musicales majeures.
Et l’introduction de l’exposé d’Alain Badiou (philosophe, romancier et dramaturge) « Quel est le vrai sujet de Parsifal ? » : « Cette question du sujet est particulièrement difficile quand il s’agit des arts les plus impurs par exemple du cinéma. […] Le cinéma est un art composite, aux matériaux extrêmement complexes et imbriqués, et la question de savoir comment s’y constitue l’Idée est particulièrement difficile. Mais déjà l’opéra est un art extrêmement impur. [..] C`est d’ailleurs pour cela que les connexions entre opéra et cinéma constituent une question à elles toutes seules. […] (La question) c`est déceler dans la composition extrêmement impure et compliquée qu’est un opéra le point de pureté immanent de cette impureté elle-même, c’est-à-dire comment quelque chose de pur est édifié à partir de l’impur lui-même. »
Fort de ces idées sur Parsifal, essayons de déceler la « pureté » dans les œuvres cinématographiques réalisées sur ce sujet.
La première en date est la série de huit petits films montrant huit scènes de l’opéra, réalisée en 1904 (copyright 13 octobre 1904, sortie novembre 1904, projeté en 1906 aux USA) par Edwin S. Porter (1870-1941 ) et produite et distribuée par l’Edison Manufacturing Company et la Kleine Optical Company. Les originaux sur papier sont conserves à la Library of Congress à Washington DC (USA). Ils étaient conçus pour être vus en deux parties soit environ vingt minutes de projection en tout ce qui constitue une durée inédite pour l’époque. Mais ils pouvaient être aussi projetés scène par scène. Les huit scènes sont dans l’ordre du copyright :
8-Parsifal ascends the throne (H51619)
6- Ruins of the magic garden (H51620)
4- Exterior of Klingson’s (sic) castle (H51621)
5- Magic garden (H51622)
3-Interior of the temple (H51623)
2-Scene outside the temple (H51624)
7- Retum of Parsifal (H51625)
1-ln the Woods (H51626)
Ils sont présents sur l’Edison catalog ECj 6pp 50-53.Adelaide Fitz-Allen tient le rôle de Kundry et Robert Whittier celui de Parsifal, les décors ont été imagines par Harley Merry, le producteur qui avait obtenu les droits pour faire le film à partir de la représentation à l’Opéra de New York ainsi que l’accord des acteurs pour jouer dans le film. Merry fit un investissement de 1.800 $ mais malgré le prix de vente 335 $ pour le film accompagné d’une notice explicative et d’un accompagnement musical, il perdit la quasi-totalité de cet investissement. Il faut dire que Porter à cette époque était reconnu pour des films comme The life of an american fireman, Strange adventures of a New York drummer, terrible Teddy, the grizzly king etc. et que son Parsifal en dehors de l’originalité du sujet présente des scènes stylisés (qui peuvent avoir le charme de photos sépias) sans grand talent.
Il faut préciser que Merry pensait profiter du battage médiatique suite à la plainte de Cosima Wagner contre le Metropolitan Opera qui programmait l`ouvrage pour sa saison 1903-1904 (la représentation eu lieu le 24 décembre 1903) car elle voulait respecter la volonté du Maître de réserver la représentation de Parsifal au seul Festival de Bayreuth. Elle s’appuyait sur la loi sur les copyrights mais les USA n’ont signé cette convention que le 15 janvier 1892 donc après la mort du Wagner et de fait Henri Conried directeur du Metropolitan ne se sentait pas tenu par cette injonction. Il y eut de chaque côte exagération et exaspération. Même les autorités religieuses s’en mêlèrent car certaines trouvaient inacceptable la représentation du Christ et de la Pâque sur scène. Cosima perdit son procès et le Met joua Parsifal. Mais au moment de la sortie du film, la publicité suite à cet imbroglio judiciaire, moral où la vieille Europe s’opposait au Nouveau Monde était retombe.
Il était prévu que le film utilise le procédé du kinétophone qui permet une reproduction sonore synchronisée (invention d ‘Edison). Mais en l’absence des cylindres originaux, on ne sait si ce procédé a réellement été utilisé comme l’affirment certaines sources (American Film Institute) ou si des cylindres étaient prévus pour jouer la musique sur un phonographe pendant la projection dès le départ.
En 1912, Mario Caserini (1874-1920) réalise en Italie et en italien un Parsifal qui sera présenté en France le 29 novembre 1912 sous le titre Le Saint Graalavec Mario Bonnard et Maria Caserini (son épouse) dans les principaux rôles. Il est considéré comme un des pionniers du cinéma italien et a réalisé quelques soixante-dix films d’inspiration principalement historique ou des adaptations d’œuvres littéraires dont le film le plus connu est Les derniers jours de Pompéimais dans sa filmographie il y a aussi un Sigfrido (la même année 1912). On ne peut avoir aucun jugement sur ce film puisque les cylindres ont été perdus.
En 1951, cette fois en Espagne, peut-être faudrait-il dire en Catalogne, un nouveau Parsifal est réalisé par Daniel Mangrane (1910 -1985) en collaboration avec Carlos Serrano de Osma. En quoi ce film est-il, comme le suggère Juan Miguel Zarandona, un film étrange ?
Tout d’abord, il faut parler brièvement des caractéristiques du cinéma espagnol à cette époque. Des 1933, tout le cinéma doit être présenté en castillan, tous les films étrangers doivent être doublés. Puis, suite à la Guerre Civile, le régime du général Franco impose une censure stricte sur la production cinématographique ce qui cantonne le cinéma espagnol dans des genres très convenus et ne permet qu’à de rares productions étrangères d’arriver jusqu’aux salles espagnoles.
Ensuite, il faut se rappeler que Wagner était et reste une marque forte de l’identité artistique catalane. Dès le 16 juillet 1862, la marche de Tannhäuser remporte un énorme succès, et dès 1878 le catalan Joaquim Marsillach publie Richard Wagner, ensayo biografico y critico. En 1909, La Tétralogie dans son intégralité est donnée pour la première fois au Liceu de Barcelone sous l’impulsion de l’association Wagneriana fondée en 1901 par Joaquim Pena. Ces quelques faits historiques montrent bien l’appropriation par la bourgeoisie et les intellectuels (catalans) de l’œuvre de Richard Wagner.
Enfin, autre particularité, le projet du film est porté par Daniel Mangrané qui n’est pas un professionnel du cinéma. Son père est un industriel producteur d’huile mais aussi le propriétaire depuis 1920 de la majorité des actions de la société de production et de distribution de films Satumino Huguet S.A. Ces activités professionnelles sont centrés sur une usine de produits chimiques mais à côté il ne cesse de produire avec quelques succès des films de qualité.
Ce Parsifal est dote d’un énorme budget pour l’époque (cinq millions de pesetas) et pour le mener à bien Mangrané s’entoure de Carlos Serrano de Osma pour I’aider à la réalisation et pour le scénario, du peintre José Caballero pour les décors, les cadrages et les mouvements de caméra et choisit l`actrice et danseuse française Ludmila Tchérina (Kundry) comme vedette de son film au côté de Gustavo Rojo (Parsifal), acteur très populaire à cette époque.
Le résultat est comme l’affirme justement Julio Ferez Perucha « une relecture catholique et catalane de l’œuvre de Wagner ». Le côté catholique (le Graal utilisé est une reproduction de la relique conservée dans la cathédrale de Valence !) lui a permis de passer sans encombre la Madrid et de représenter l`Espagne au Festival de Cannes de 1952 et le côté catalan lui donne en filigrane une revendication identitaire et une cinématographie contestataire dans le choix d’une forme moderne.
Il choisit de faire jouerpar la même actrice Kundry et la mère du héros (Ludmila Tchérma), idée que l’on retrouvera chez Syberberg. Il remplace les filles-fleurs du second acte par rien moins que les sept péchés capitaux. De plus, pour jouer l’orgueil, il choisit la très sculpturale meneuse de revue Carmen de Lirio, amante du Gouverneur Civil de Barcelone Baeza Alegria, féroce auteur de la répression de la « grève des tramways » qui a paralysé la ville des mois avant le tournage du film et dont un couplet populaire a ridiculisé habilement la fausse moralité :
Por la manana con el cirio (le matin avec le cierge)
Por la tarde con la de Lirio (le soiravec la de Lirio)
Ce détail montre bien la volonté de Daniel Mangrané de se défaire du poids des très cléricales années 50 en Espagne.
D’autre part, Mangrané y affiche une solennité et une ferveur qui témoignent d’une passion Wagnérienne fervente et sincère. Aujourd’hui, comme l’écrivent Maria Infiesta et Jordi Mota, ce film paraît « assez kitsch mais ceci se dit quand un film tente d’être fidèle à une œuvre immortelle et qu’en plus il représente l`histoire de manière compréhensible. » (Wagneriana n° 32, 1999).
C’est un film d’une durée standard d’environ 1h 40, qui suit assez fidèlement le scénario wagnérien, mais dont les dialogues sont naturellement parlés. Quant à la musique, c’est une adaptation des passages symphoniques du drame de Wagner, passablement morcelée toutefois, et en ce sens pas très respectueuse de l’œuvre du Maître. Le film a été bien accueilli à sa sortie en Espagne ainsi que dans les pays de l’Amérique hispanophone et il a continué longtemps à être reprojeté au moment de la Semaine Sainte. En France, la présentation a été plus confidentielle mais cependant avec des dialogues post-synchronisés en français.
Hans Jürgen Syberberg (né en 1935) est un réalisateur allemand qui aborde Parsifal de Wagner en authentique réalisateur de cinéma. En effet, il réalise un film original présentant l’œuvre wagnérienne dans son intégralité et non une représentation théâtrale filmée ni une adaptation cinématographique de l’ouvrage. Le résultat est un film d’une durée tout à fait inhabituelle avoisinant les quatre heures.
Ce film de 1982 vient après d’autres réalisations : Hitler, un film d’Allemagne (1977) et Winifred Wagner et l’histoire de la maison Wahnfried (1978). Wagner apparaissait déjà dans Hitler et dans Ludwig, requiem pour un roi vierge (1972) : l’image qu’en donne Syberberg peut paraitre iconoclaste puisque Richard y figure une fois sous les traits d’un nain et une autre fois sous ceux d’une femme ou d’une marionnette.
Syberberg est un cinéaste singulier qui marque la modernité du cinéma allemand, d’une Allemagne du nazisme vaincu, divisée géographiquement et politiquement, qui affronte son passé et son avenir avec lucidité, courage et espoir. Comme il l’écrit dans Parsifal, notes sur un film : « Le Parsifal de Richard Wagner est son testament. Une grande vision de rédemption comme résultat d’une connaissance donnée par l’illusion et la folie se place à la fin de sa vie, et elle est utilisable. La femme comme coupable, et la femme comme symbole du Juif errant. Comme aventure de l’histoire et du monde réel qu’il s’agit d’assumer. » […] Il y va de l’essence, de l’art et de la vie que signifie toujours le Graal. Il y va du ciel et de l’enfer, bien ou mal, le jugement dernier comme jeu et cela n’est pas sans dangers. »
L’imagerie qu’utilise Syberberg (bien qu’il s’en défende) est essentiellement allemande, avec l’évocation des bombardements et des ruines de la Deuxième guerre mondiale, avec les images projetées dans le fond du décor (une Walkyrie, une vierge Biedermeier, des ruines à la Caspar David Friedrich), avec Titurel qui apparaît la première fois en sosie de Louis Il de Bavière, avec enfin au pied de Klingsor les chevaliers déchus qui gisent sous les traits de Louis II encore, Karl Marx, Nietzsche, Eschyle et .. .Wagner. De plus, tout le décor est constitué d’une gigantesque reproduction du masque mortuaire dc Richard Wagner qui peut s’ouvrir et se diviser malgré ses quarante tonnes de béton coulé sur une gigantesque armature en bois. Tout se passe donc dans la tête du Maître.
Il choisit également de faire jouer les acteurs en play-back ce qui donne une liberté de jeu très importante, même si les techniques de synchronisation se montrent parfois insuffisantes. La partie sonore, musicale et vocale, est fournie par un enregistrement réalisé spécialement pour la circonstance par la firme Erato avec comme interprètes l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo dirigé par Armin Jordan et en solistes Reiner Goldberg, Yvonne Minton, Wolfgang Schöne, Robert Lloyd, Aage Haugland. Ces deux derniers jouent aussi leurs rôles de Gumemanz et de Klingsor dans le film et c’est Armin Jordan lui-même qui double Amfortas.
Au cours de la scène cle séduction par Kundry à l’acte II, Syberberg fait jouer le rôle de Parsifal par une actrice (Karin Krick), on a donc un Parsifal l masculin, et un Parsifal 2 féminin.
Ce « couple » qui s’étreint à la fin du film est l’emblème de l’amour charnel et pas seulement de l’agapè chrétienne. Il y a là aussi une façon d’ « équilibrer » le personnage de Kundry et d’affirmer que la séduction du sexe n’est que simulacre, idée aussi à l’œuvre quand c’est Parsifal qui danse (et la caméra) autour des filles-fleurs quasiment enchaînées au rocher telles des sirènes.
Il y a aussi une volonté d’éloigner l’opéra des éléments trop symboliquement chrétiens : le miracle de la Lance qui menace Parsifal n’apparaît pas, pas plus que la destruction du château de Klingsor par un signe de croix tracé par la pointe de la Lance, pas plus que la guérison d’Amfortas, Et le film ne se conclut pas par une cérémonie religieuse mais par l’image de Kundry ouvrant sa chevelure sur une houle de verre contenant le théâtre de Bayreuth qui sera l’écrin de cet opéra.
En conclusion, je vous propose ces deux réflexions de Friedrich Nietzsche extraits de Fragments posthumes :
« Heureusement, Wagner n’a été que pour partie musicien : le Wagner complet était quelque chose de tout autre que musicien, et même son opposé. »
« La musique de Wagner, en tant que telle, est insupportable : on a besoin du drame pour délivrer cette musique. »