« WAGNER ET LA FAVORITE DE DONIZETTI »

L’œuvre musicale de Richard Wagner est composée d’opéras ou “drames musicaux” allant des “Fées” (Die Feen) à “Parsifal”. Une présentation détaillée de chacune de ces œuvres majeures est ici associée à un ensemble d’articles thématiques, replaçant celles-ci non seulement dans le contexte de sa vie personnelle mais également dans son contexte social, économique et culturel. Cette section regroupe également l’ensemble des œuvres musicales (hors opéra) et son œuvre littéraire.

« WAGNER ET LA FAVORITE DE DONIZETTI »

Les « arrangements parisiens pour La Favorite de Gaetano Donizetti », WWV62 (diverses compositions)

Partition piano-chant de La Favorite de Donizretti, trabscrite par Wagner (4e Édition, Paris, Léon Grus A. 1840

Un article de Michel CASSE1Ce texte de Michel Casse, Président des Rencontres wagnériennes de Bordeaux, est celui qui servit de base à la conférence donnée le 25 février 2023, au Grand Théâtre de Bordeaux. La présentation a légèrement été adaptée pour les besoins éditoriaux du Musée Virtuel Richard Wagner (Note de l’éditeur).

Richard Wagner croisa la route de la Favorite de Donizetti à une période des plus sombres de son histoire.

La carrière du jeune chef d’orchestre Wagner, en une course centrifuge, ne cessait de l’éloigner de l’Allemagne ; d’abord à Magdebourg ; puis à Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad, enclave russe entre Pologne et Pays baltes), alors prospère cité prussienne majoritairement peuplée d’Allemands, où il se maria le 24 novembre 1836 avec l’actrice et chanteuse Minna Planer ; et enfin à Riga, en Lettonie, où il assura la direction musicale du théâtre allemand.

Après de multiples déceptions, il n’y songeait qu’au phare de la musique lyrique, Paris, et son Académie royale de musique, l’opéra, alors situé rue Le Pelletier ; et à son modèle d’ouvrage dominant, instauré par les Auber, Meyerbeer, Halévy et consorts : le grand opéra à la française. Il envoya une de ses œuvres à Meyerbeer et, surtout, s’attela à la rédaction et à la composition d’un grand opéra historique en cinq actes, Rienzi ou Le Dernier Tribun. Wagner se préparait pour sa future campagne et prit des cours de de français auprès d’un certain Henriot. Il s’occupa de traduire en français son livret de Rienzi et, en juin 1839, depuis le séjour d’été de la troupe d’opéra, écrivit à son professeur sa première lettre dans notre langue que l’on ait conservée. La fluidité n’était pas encore au rendez-vous, mais il semblait pouvoir se débrouiller :

« Monsieur,

J’espère bien que vous auriez la bonté de finir notre travail pris pour moi et pour mon avantage de corriger ma mauvaise traduction de mon sujet d’un grand opéra : Rienzi. En c’espérant, je vous prie, Monsieur, bien fort de m’envoyer cette ouvrage à Mittau sur mon adresse si bientôt que possible.

R.»2Lettres françaises de Richard Wagner, recueillies et présentées par Julien Tiersot, Grasset, Paris, 1935, p. 29.

Début juillet, Wagner quitta la Lettonie pour une traversée mémorable dont les incidents devaient en partie concourir à l’inspiration de son opéra Le Vaisseau fantôme. Après une escale à Londres, il arriva finalement à Paris à la mi-septembre.

La désillusion fut grande. On ne faisait pas recevoir ses ouvrages comme cela à l’opéra de Paris, d’autant plus lorsqu’on était étranger. Le processus pour se voir accepté à la « Grande Boutique », comme devait dire Verdi, était long et généralement parsemé de petits ouvrages en un ou trois actes donnés dans de plus petits théâtres. Bref, il fallait faire ses preuves ou être déjà arrivé, comme Donizetti, justement.

Les mélodies qu’il composa sur des textes français de Hugo ou de Ronsard (Mignonne, allons voir…) ne lui apportèrent pas le succès qu’il en escomptait, ni différents projets d’exécution de ses œuvres (ouverture de Christophe Colomb ou l’opéra la Défense d’aimer). L’unique commande qu’il obtint, un chœur à insérer dans un vaudeville intitulé la Descente de la Courtille3La « descente de la Courtille », aux premières heures du mercredi des Cendres, marquait la fin du carnaval. Tous les Parisiens venus fêter le mardi gras dans les nombreuses guinguettes du lieu-dit la Courtille, à Belleville, regagnaient alors Paris, par la barrière de Belleville (dont on aperçoit au premier plan les pavillons de l’octroi sur le tableau de Nanteuil page précédente) en parcourant, dans le plus grand désordre, la rue de Belleville, puis le faubourg du Temple pour rejoindre les boulevards et gagner le Cours-la-Reine où s’achevait le défilé. Le 20 janvier 1841, le dramaturge et vaudevilliste Théophile Marion Dumersan (Plou, Cher, 4 janvier 1780 – Paris, 13 avril 1849) et le librettiste et auteur dramatique Charles Désiré Dupeuty (Paris, 6 février 1798 – Saint-Germain-en-Laye, 20 octobre 1865), donnèrent au théâtre des Variétés le vaudeville-ballet-pantomime intitulé La Descente de la Courtille. La musique du chœur commandé à Wagner (« Descendons gaiement la Courtille ») fut apparemment jouée, mais pas chantée. ne fut pas plus heureux, puisque les interprètes le jugèrent inchantables et qu’il ne devait être intégralement joué qu’en 1983 pour le centenaire de la mort du compositeur, sous la direction de Daniel Barenboim.

Face à la détresse financière et à la misère qui s’installaient, après divers emprunts et notamment auprès de son beau-frère, le libraire Avenarius, présent à Paris, Richard Wagner dut trouver d’autres moyens de subsistance.

Gilbert Duprez (1806-1896) dans le rôle de Fernando et Rosine Stoltz (1815-1903) dans le rôle de Leonor de Guzmán à l’acte IV de La Favorite de Gaetano Donizetti à la salle Le Peletier à Paris en 1840-1841. Lithographie d’Émile Desmaisons (1812-1880) d’après Gabriel Lépaulle (1804-1886), frontispice de la première édition de la partition vocale (Paris : Schlesinger, 1840).

Il se rapprocha alors de Maurice Schlesinger, éditeur musical allemand installé à Paris depuis 1821, qui publiait depuis 1834 une revue, la Gazette musicale de Paris, devenue l’année suivante après fusion avec une autre publication la Revue et Gazette musicale de Paris. Dur et sans scrupules en affaires, il était aussi aimable et enjôleur, ainsi que volage. Il serait le modèle du personnage de M. Arnoux dans l’Éducation sentimentale de Flaubert, dont Mme Schlesinger fut la première passion.

Le 12 juillet 1840, la Revue et Gazette publiait un article de Richard Wagner intitulé « De la musique allemande », première collaboration entre le compositeur et l’éditeur germano-parisien, qui se traduisit par d’autres articles et divers travaux musicaux mercenaires qui sont au cœur de notre sujet d’aujourd’hui.

Voici comment, vingt-cinq ans plus tard, Wagner se souvint de cette époque en dictant ses mémoires à sa seconde épouse, Cosima :

« Le public parisien, dont le goût était tombé bien bas, venait d’accueillir avec grand enthousiasme, surtout à cause de deux cabalettes, une œuvre des plus faibles du maestro italien, La Favorite. Schlesinger en avait acheté le droit de reproduction, afin de se dédommager des pertes que lui avaient fait subir les derniers opéras d’Halévy. Un matin, il arriva chez moi comme une bombe, rayonnant d’une joie grotesque, et demanda plume et papier pour produire sous mes yeux le compte énorme de ce qu’il allait me donner à gagner. Il écrivit : La Favorite, arrangement complet pour piano, arrangement sans texte à deux mains, idem à quatre mains ; arrangement complet pour quatuor, idem pour deux violons, idem pour cornet à piston. Total à payer, 1 100 francs, dont 500 d’avance. D’un seul coup d’œil je vis la détresse où je me jetais en acceptant cette offre ; pourtant, je n’hésitai pas une seconde à dire oui. – Lorsque j’eus rapporté à la maison les 500 francs en lourds écus de cinq francs, je m’amusai à les empiler sur la table. À ce moment même, ma sœur Cäcilie Avenarius nous rendit une visite à l’improviste. La vue de cette richesse la ras- sura sur notre sort ; jusqu’alors, elle avait toujours montré une retenue inquiète dans ses rapports avec nous. Mais, à partir de ce moment, nous nous vîmes plus souvent et nous fûmes fréquemment invités à dîner chez eux le dimanche. – Cependant aucune dis- traction n’existait plus pour moi ; les épreuves des derniers temps m’avaient tellement assagi que, comme en pénitence de tous mes péchés antérieurs, je me plongeai tout entier dans ce labeur humiliant devenu ma seule ressource. Pour économiser le chauffage, nous n’allumions de feu que dans notre chambre à coucher ; elle nous servait à la fois de salon, de salle à manger et de cabinet de travail. En deux pas, j’allais de mon lit à ma table de travail ; pour manger, je n’avais qu’à me retourner sur ma chaise et je ne la quittais tout à fait que pour regagnermon lit très tard dans la nuit. Tous les quatre jours, régulièrement, je me permettais une petite sortie, afin de me délasser. Cette mortification dura tout l’hiver et j’y gagnai le germe d’une maladie du bas-ventre qui m’incommoda tout le reste de ma vie.
Mes gains s’accrurent encore par la correction très longue et ennuyeuse des épreuves d’une partition de l’opéra de Donizetti, travail pour lequel je parvins à soutirer 300 francs à Schlesinger, qui n’avait personne d’autre sous la main.»4RICHARD WAGNER, Ma Vie, Perrin, Paris, 2012, pp. 225-226.

La nouvelle œuvre de Donizetti, créée salle Le Pelletier, le 2 décembre 1840, était en effet un grand succès. En trois semaines, elle avait déjà connu dix représentations qui, nous apprend la Gazette musicale, avaient produit une recette de plus de 75 000 francs.5Revue et Gazette musicale de Paris (RGMP), 24 décembre 1840, n° 75, p. 636. L’ouvrage était à la mode et l’avisé éditeur voulait battre le fer tant qu’il était chaud.

Ce fut donc le pauvre Richard Wagner qui fut chargé d’établir la réduction pour piano à partir de la partition originale. Cette réduction pour piano demeura l’édition usuelle de la partition piano/chant jusqu’à l’établissement d’une édition critique en 1999, et fut donc largement utilisée par les artistes, comme, par exemple, en 2016 au congrès international des associations wagnériennes de Strasbourg où de jeunes artistes de l’Opéra Studio de l’opéra studio du Rhin interprétèrent l’œuvre (sans chœurs ni ballet) accompagnés par un piano. Aucun enregistrement n’en subsiste, à ce que je sache, et le disque ne nous a jamais proposé l’intégralité de cette partition pour piano.

Il est toutefois possible de s’en faire une idée et d’écouter le travail de Richard Wagner grâce à de vieux enregistrements réalisés à l’aube du phonographe, à une époque où les chanteurs étaient souvent accompagnés par un pianiste plutôt que par un orchestre, comme, on peut l’écouter de nos jours dans l’air du roi Alphonse de l’acte II, « Léonor, viens », interprété en 1901 à Paris par le baryton bordelais Maurice Renaud.6Maurice Renaud, de son vrai nom Armand Maurice Croneau, est né à Bordeaux le 24 juillet 1861, 88 rue Montgolfier, fils de Joseph, 27 ans, tonnelier, et d’Adélaïde Angèle Laubart, 22 ans (AD 33, 4 E 1341, n° 863, Bordeaux, 1re section). Il est mort à Paris le 16 octobre 1933.

Richard Wagner, toutefois, ainsi qu’il nous le disait dans ses mémoires, ne réalisa pas seulement la partition chant-piano. Il élabora aussi des arrangements des numéros de l’opéra pour diverses formations, et notamment pour deux violons. La partition en est rare. On trouve néanmoins un exemplaire à la Staatsbibliothek de Munich, dans une édition plus tardive de 1858 d’Alexandre Grus7Alexandre Joseph Grus (Paris, ancien 6e, 26 janvier 1810 – Paris, 10, 4 novembre 1871). Maison fondée en 1832., qui avait repris le fonds de Schlesinger, divisée en trois suites. Un enregistrement en a d’ailleurs été réalisé, semble-t-il à partir d’un autre exemplaire, et publié sur disque en 2005. 

[…]

En décembre 1840, Richard Wagner travaille également avec assiduité à la correction de la grande partition orchestrale, qui semble fort défectueuse. Il écrit ainsi, un mardi matin, sans que l’on connaisse la date plus précisément :

« Très cher Monsieur Schlesinger,

depuis samedi matin 8 heures jusqu’à ce moment, à l’exception de quelques heures de sommeil, je suis attelé à la correction de la partition.

Avec le zèle le plus assidu, j’en suis arrivé en ce moment à la 4e planche ; il y a eu bien des pages sur lesquelles j’ai passé une heure ; maintes fois, je puis vous l’assurer, j’ai été sur le point de sortir de mes gonds et fus plus près des pleurs que des rires, lorsque je voyais devant moi des pages que tout autre aurait vraisemblablement fait aussitôt [regraver], mais que je cherchais toujours cependant à arranger au moyen de corrections. Je suis un pauvre diable et doit me contenter de tout ce que je gagne ; mais j’ai tout de même souvent été poussé à me poser cette question désespérée : « Combien M. Schlesinger me paie-t-il pour ce travail ? » !

Je ferais volontiers, je vous le jure, 4 arrangements de l’opéra pour la correction de la partition, et y gagnerait encore nettement, car je calcule que, pendant que je corrigeais les 42 pages, je les eussent commodément arrangées 4 fois ; mais il me faut en tout cas maintenant encore faire 2 corrections de celles-ci, pensez donc !!

Une chose encore : une correction superficielle peut rendre impropre l’ensemble de la partition ; c’est pourquoi je suis très précis et cherche à vous épargner des frais, en corrigeant là où d’autres feraient peut-être regraver toute la planche.

Je cherche néanmoins à remplacer la lenteur de ce travail par l’application la plus infatigable et soyez convaincu que je ne songe pas au repos avant d’avoir au moins fait la correction de ce qu’il se trouve chez moi.

Ne voulez-vous pas toujours envoyer quelqu’un chercher ce qui est prêt ? Les graveurs auront assez à faire avec cela.

Salutations cordiales de

Votre
serviteur le plus dévoué,
Richard Wagner.

Mardi matin, 9 heures. »8La traduction de cette lettre, comme celle de toutes celles qui suivent, a été réalisée par Michel Casse.

La maison de Richard Wagner à Meudon

[…] En janvier 1841, Wagner travaillait avec ardeur à ses corrections et envisageait de déménager pour un domicile meilleur marché, ce qu’il fit fin avril à Meudon. Le 14 janvier, il écrivit à Schlesinger :

« (À lire de très bonne humeur !!)

Mon cher M. Schlesinger,

Je ne veux pas sortir aujourd’hui à cause de la correction ; d’où quelques mots par écrit sur mes affaires. Vous m’avez promis de l’argent ces jours-ci ; c’est beau et magnifique. Mais savez-vous aussi de combien j’ai besoin maintenant ? — Il ne me plaît pas du tout le dire et c’est pourquoi je préfère vous le laisser deviner en vous comptant mes dépenses ; ce sont : trois cents francs à compte sur mon triste billet payable le 15, sinon la procédure se poursuivra.

Je dois deux cents francs à un ami qui, parce que je n’aie pu le rembourser de cette somme le 8 de ce mois, s’est vu contraint de protester un billet, et en attend donc de ma part le paiement d’un jour à l’autre.

En outre, un billet de cent cinquante fr. que j’ai tiré il y a longtemps pour mon tailleur et qui arrive à échéance ce 15. À tout cela s’ajoute le loyer et le nécessaire pour vivre. – Vous pouvez maintenant me demander avec raison comment j’aurais voulu entamer ces dépenses si vous n’aviez pas même existé ? Je ne puis que répondre que sans vous, en effet, c’en serait fini de moi, et qu’à l’heure qu’il est probablement, Dieu sait ce que je serais devenu, parce que j’ai été abandonné par tous ceux sur lesquels je croyais pouvoir compter dans ma détresse. Je ne cache pas aujourd’hui, et ne le cacherai jamais par la suite, que vous m’avez en quelque sorte sauvé la vie.

Je reprends à présent confiance en mon avenir et vous en remercie.

C’est pourquoi aujourd’hui, je me raccroche natu- rellement, mais aussi fermement, à vous quand il s’agit de continuer à exister en honnête homme.

Vous avez déjà commencé à m’arracher à la misère ; continuez à m’aider et vous trouverez en moi un homme dont le sentiment de gratitude ne connaît aucune borne.

Pour en revenir à la chose, très cher bienfaiteur, il s’agit aujourd’hui d’aller une fois encore un peu plus loin et, pour le dire avec respect, de sortir un billet de mille francs. Je vous que vous êtes effrayé, mais écoutez : vous savez que, surtout après votre obligeante promesse relativement au nouvel opéra de Halévy9 Le Guitarrero, créé le 21 janvier 1841 à l’Opéra comique de Paris.,  je suis à votre service à peu près jusqu’à Pâques.

Si vous accédez à ma requête d’aujourd’hui, alors vous pouvez être sûr que je ne vous importunerai plus pendant les trois prochains mois que de ce qu’il m’est juste nécessaire pour vivre, et c’est fort peu, ainsi que vous pouvez bien le penser. Mon Dieu, il faut aussi, puisque maintenant j’ai du travail, que je réussisse à avoir l’esprit libre ; vous n’avez aucune idée à quel point ces situations d’argent abominables m’atteignent et m’occupent l’esprit.

Je veux que vous voyiez que, si vous m’affranchissez définitivement de ces misères, le travail s’envolera simplement de mes mains.

Si vous aviez maintenant touché vous-même plus d’argent, je suis fermement convaincu qu’avez votre générosité bien connue vous satisferiez sans réserve ma demande ; mais si cela vous est également difficile, alors considérez que c’est un très grand sacrifice que vous me faites, que je m’efforcerai de toutes mes forces de vous revaloir. — Je compte sur votre bonté !!

Un mot maintenant de la Favorite. La correction va me retarder atrocement et me faire perdre des semaines entières ; sans elle, je comptais terminer tous les arrangements à la fin de la semaine pro- chaine, parce que j’en avais déjà à peu près achevé le tiers avant le début de la correction.

Ne serait-il donc pas judicieux que, dans mes premières heures de loisir, je n’achève tout d’abord que la partition complète pour piano, puisque c’est ce qui sera le plus important après la grande partition ; il me manque seulement très peu de choses pour cela : le 1er et le 4e actes sont déjà complets, et pour les 2e et 3e, je n’ai besoin que de deux ou trois jours de loisir au plus. Qu’en pensez-vous ?

Où en sommes-nous du concert ?10 Après le vif intérêt suscité par la nouvelle Un pèlerinage chez Beethoven, Schlesinger avait proposé à Wagner de faire jouer une œuvre lors du concert de la Gazette musicale, organisé le 4 février 1841 avec l’orchestre Valentino d’alors. Wagner proposa malencontreusement l’ouverture à la pièce de Theodor Apel Christophe Colomb, qui, comme lors de la répétition de l’orchestre du Conservatoire un an plus tôt, ne rencontra guère l’approbation, d’autant plus que les difficiles parties de trompette, réduites de six à quatre, furent exécutées de manière imparfaite.

Ne craigniez pas qu’il me faille du temps et que je me détourne de mes autres tâches pour ce que je désirais y faire jouer ; tout est prêt.

Ma foi, c’était une épître longue et difficile ; recevez-là avec bienveillance et exaucez-là.

Votre
très humble
Richard Wagner. »

Jeudi 14 janvier 1841

La mise en vente de la grande partition et des parties d’orchestre était annoncée pour le lundi 25 janvier. Il est à craindre qu’il y eut un léger retard, comme paraît le suggérer la lettre suivante que, malgré une erreur manifeste (le mois, semble-t-il), les historiens s’accordent avec une quasi-certitude à dater du dit jour 25 mars.

« Cher M. Schlesinger,

Par la présente, toutes les corrections sont terminées ; vous serez vous-même le mieux à même de calculer combien de temps elles m’ont seules occupé.

Les épreuves des Archives curieuses11Les feuilles de correction de la collection des Archives curieuses de la musique, éditée par Schlesinger en plusieurs volumes. me sont sans aucun doute parvenues par erreur, et comme ces derniers jours je n’ai pu travailler à cause de la maladie, je ne les ai pas remarquées avant hier, sinon je vous les aurais fait renvoyer plus tôt. Pardon !

Entièrement vôtre,

Richard Wagner.

Lundi, 25 mars. »

L’auteur anonyme du compte-rendu de la première de la Favorite, dans la Gazette musicale, évoque aussi le ballet obligatoire, ainsi que le savent les wagnériens, au 2e acte de tout ouvrage joué à l’opéra de Paris. Voici ce qu’il en dit :

« Les danses sont dessinées d’une façon fort brillante. Les costumes auxquels la diversité des peuplades espagnoles et mauresques permettait de donner la variété la plus complète et la plus pitto- resque , sont fort curieux et parfois d’une éblouissante richesse. C’est un magnifique carnaval d’été. Les jasmins et les orangers sont censés abriter cette luxueuse mascarade du moyen âge, richement encadrée par des décorations qui représentent les campagnes de Grenade ci les merveilles de l’Alhambra et du Generalife.12RGMP, 6 décembre 1840, n° 70, pp. 594-595. »

La Gazette précise trois semaines plus tard :

« Le charmant pas de trois est toujours accueilli par des bravos unanimes, dont la meilleure part revient à Mademoiselle Louise Fitzjames, si remarquable par la précision, la vigueur, et surtout par l’expression de grâce décente qui ne l’abandonne jamais.13RGMP, 27 décembre 1840, n°76, p. 645 »

Frontispice de La favorite, opéra de Gaetano Donizetti (gravure)

Et, naturellement, ce … « charmant pas de trois » … fut également arrangé par Wagner pour duo de violons.
Le 22 février 1841, Wagner était toujours plongé dans ses difficultés financières. Sans doute pour s’attirer ses bonnes grâces, il gonfla auprès de son beau- frère Avenarius les recettes de ses travaux pour Schlesinger, allant jusqu’à parler de trois mille francs. Et puis, lui expliquait-il, il s’était aperçu que l’éditeur avait profité de sa triste situation. Écoutons Wagner :

« Paris, le 22 février 184014Wagner a écrit par erreur 1840 au lieu de 1841, ainsique cela fut remarqué lors de la première édition. Le contenu ainsi que le cachet de la poste (25 février1841) indiquent qu’il s’agit bien d’une erreur.
Cher Avenarius,
Savez vous que vous pourriez me rendre un très grand service, à savoir, si l’état de vos affaires le permettait, de m’avancer cinq cents francs jusqu’à Pâques ? Schlesinger, pour qui j’ai entrepris en tout pour trois mille fr. de travaux, à savoir les arrangements complets de deux opéras, la Favorite et le Guitarrero, m’a déjà versé la moitié, cinq cents fr., en numéraire ; mais, comme je viens à peine de commencer le second opéra, je crains, et pour de solides raisons assurément, de ne pouvoir de nouveau recevoir de sitôt un paiement convenable, et aimerait beaucoup, pour quelques raisons personnelles, ne pas avoir besoin de lui redemander de l’argent avant d’en avoir fini avec tout et d’avoir à réclamer l’ensemble. Début avril, j’en aurai également terminé avec le Guitarrero, et pourrai ainsi disposer d’une somme plus importante au cours de ce mois, de manière que je puis déjà promettre avec certitude le remboursement de la somme demandée aujourd’hui pour Pâques, et même, malgré mon dégoût15En français dans le texte. récemment acquis pour les billets, me proposer en toute bonne conscience de vous en signer un. – Encore une fois, si cela pouvait se faire dans une certaine mesure sans sacrifice de votre part, vous me rendriez un très grand service d’amitié en accédant à ma requête, dont je serais très impatient de pouvoir vous rendre la pareille un jour ; car pour autant que je me suis maintenant arraché à ma situation infiniment altérée, il reste encore quelques arriérés qui se manifestent toujours à moi avec un visage menaçant. Permettez-moi d’écarter l’immédiat, et – si possible sans avoir à demander cette fois-ci une avance à Schlesinger – ce que j’ai mille raisons de ne pas faire maintenant – je n’en donnerai que celle-ci entre autres : que j’ai appris seulement aujourd’hui que Schlesinger a payé ordinairement presque moitié plus pour quelques arrangements que j’ai également à faire ; je voudrais profiter de cette note pour avoir une discussion sérieuse avec Schlesinger à propos d’une augmentation de ma rémunération, ce que je ne puis toutefois faire si je viens lui demander une avance importante.
Par conséquent, si cela s’avère possible, essayez donc de me rendre le service de l’amitié, grâce auquel vous pouvez me procurer, dans le cas heureux où j’imposerais mes idées à Schlesinger, un gain de 300 à 40 fr.
Ma foi, vous verrez comment faire, et soyez assuré par avance de mes remerciements.
Je vous demande quelques lignes en passant.

Votre fidèle beau-frère
Richard Wagner.
25 rue du Helder. »

Le lendemain, Wagner, toujours à la recherche de ressources, inaugurait une série de « comptes rendus de Paris » pour le Dresdener Abendzeitung, le journal du soir de Dresde. Voici ce qu’il y écrivait, pour des Allemands, au sujet de l’ouvrage de Donizetti :

« Cette Favorite est, comme vous le savez, un opéra de Donizetti qui se maintient dans un assez bon accueil. J’ai fait une remarque intéressante à propos de cet opéra et je veux vous la communiquer. J’ai en effet découvert que Paris se trouve au milieu de l’Allemagne et de l’Italie. Le compositeur allemand qui écrit de la musique pour Paris se voit obligé de laisser tomber une bonne partie de son sérieux et de sa sévérité, tandis que le maestro italien se sent incité malgré lui à devenir plus sérieux et plus posé, à cesser ses fadaises et à se montrer sous sonmeilleur jour. Je m’abstiens de tirer ici une conclusion qui devrait en tout cas être favorable à Paris, mais j’ajoute que la Favorite fournit d’abord la preuve de la deuxième partie de mon affirmation. Il règne dans cette musique de Donizetti, outre les qualités reconnues de l’école italienne, cette décence supérieure et cette dignité bien élevée que l’on regrette dans les autres innombrables opéras de l’inépuisable maestro.16RICHARD WAGNER : Sämtliche Schriften und Dichtungen, vol. XII, 6e édition, Breitkopf & Härtel, Leipzig, 1911, p. 68. »

Le grand air de l’héroïne, Léonor, se trouve à l’acte III, lorsqu’elle apprend du roi qu’elle va épouser celui qu’elle aime, Fernand, elle, la « malheureuse femme » qui doit « lui porter en dot mon déshonneur ». Je n’ai pu trouver d’enregistrement ancien accompagné au piano de suffisamment bonne qualité, même en italien (car, souvenons-nous en, après sa disparition du répertoire du Palais Garnier après 1918, c’est en Italie que la Favorita continua à vivre, au point qu’il existe plus d’intégrales de cette œuvre en italien que dans sa langue originale). Je vous invite cependant à en écouter l’arrangement qu’en fit Richard Wagner pour deux violons.
Le mardi 27 avril 1841, deux jours avant d’emménager à Meudon, Wagner écrivit à nouveau à Maurice Schlesinger pour établir son compte et… lui demander un peu d’argent nécessaire au déménagement.

« Paris, le 27 avril 1841.
Mon très honoré Monsieur et bienfaiteur,

Il m’est impossible d’aller me coucher sans vous avoir préparé à l’importance de l’objet qui sera la cause prochaine de la visite que je compte vous faire demain matin : à savoir, la régularisation de notre compte et… 100 francs d’avance. La chose mérite préparation et doit être importante pour moi. Je vous prie de prendre vos dispositions le mieux possible ; car je dois déménager jeudi matin17Wagner s’installa le 29 avril 1841 dans une résidence d’été bon marché à Meudon, près de Paris. et n’ai pas un sou. Je vous prie donc d’écouter et de prendre le plus favorablement connaissance de l’état de notre compte, tel que je l’ai extrait de mes papiers et tel qu’il s’accordera en tout cas avec vos livres.
J’ai reçu de vous :
– 2 350 – dites : deux mille trois cent cinquante francs ; plus 90 fr., que j’ai perçu à titre d’avance sur mon article pour la Gazette musicale.
J’ai livré selon les prix fixés par vous-même et que vous m’avez déjà accordés :
Un certain nombre de suites pour le cornet 50 fr
Les arrangements de la Favorite 1 150 fr.
La correction de l’affreuse partition 300 fr
Deux arrangements du Guitarrero à 100 200 fr
L’ouverture du Guitarrero à 2 et à 4 m.*
(malheureusement seulement) 30 fr.
Total : 2 180 francs ; restent ainsi 170 fr. d’avances. — Mais, en retour, j’ai fourni pour la Gaz. mus.18Le 1er avril 1841, était paru dans la Gazette musicale l’article L’Artiste et la Publicité. : 3 feuilles et 10 colonnes, la feuille (malheureusement seulement) à 60 fr. – ce qui fait 217 fr. et 10 sous. Si nous ajoutons les honoraires pour l’article déjà composé et à paraître prochainement sur le Freischutz19L’article sur le Freischütz de Weber parut les 23 et 30 mai 1841. 8 1⁄2 colonnes selon votre propre déclaration), la rémunération pour mon article s’élève à 249 fr. 7 1⁄2 sous ; desquels il faut cependant déduire 90 frcs à titre d’avance sur mes articles, de sorte que ma créance pour celui-ci ne s’élève plus qu’à 159 fr. 7 1⁄2 sous. Cette somme déduite, je ne vous devrais par conséquent pas plus de 10 fr. 12 1⁄2 sous, et je demande ces 10 fr. 12 1⁄2 sous comme bénéfice pour les corrections des arrangements qu’il reste à faire.
Vous voyez que, en homme cupide, je ne vous laisse également pas un sou en plus, et pourtant j’ai l’audace de vous demander une nouvelle avance ; ce serait scandaleux, ce serait présomptueux au-delà de toute mesure, si je n’en usais pas trop. Il faut cependant de toute nécessité que vous m’avanciez de nouveau cent francs, très cher Monsieur Schlesin- ger, sinon je ne sais pas du tout comment vous pour- riez un jour affronter le tribunal de la postérité, si jamais on devait dire : « Maurice Schlesinger, le si charitable et prudent Maurice Schlesinger, a refusé cent frcs d’avances au si célèbre à l’avenir Richard Wagner, et cela au moment où il était sur le point de partir pour la Russie et d’étendre ses glorieuses rela- tions commerciales sous la protection bienveillante de la Favorite et du Guitarrero jusqu’au cœur de l’Asie ! ». — Il est certain que votre imagination frémit lorsque vous placez cela sous vos yeux, et le résultat heureux de ce frisson sera que vous me ferez verser sans délai l’avance demandée. J’y compte avec unemerveilleuse certitude ! — Pensez que dès le mois prochain, en ce magnifique mois de mai, je puis vous livrer les choses les plus merveilleuses ; les aphorismes les plus inspirés, les nouvelles de la meilleure qualité sont promis à la Gazette et ne contribueront pas peu à élever votre feuille à un sommet de gloire, si bien qu’un jour en des temps lointains…
Je n’en puis plus, je m’épuise trop en effusions poétiques… et tout cela pour 100 fr. ; pour que je puisse déménager ! Vous saurez apprécier mon anxiété ; dans cette conviction, je me permets de m’arrêter et d’attendre avec résignation ce que vous allez décréter à mon égard !
Avec contrition

Votre
très humble
Richard Wagner.
On est prié de
monter cette
lettre tout de
suite
Monsieur
Maurice Schlesinger éditeur de musique
à Paris
17, rue de Grammont. »

Le dernier air solo, à l’acte IV, revient à Fernand, revenu au monastère. Il y évoque une dernière fois cet « Ange si pur, que dans un songe j’ai cru trouver ». Il demeure un cheval de bataille des ténors, fut et demeure fort enregistré. On le trouve d’aileurs chanté en 1905, dans la force de l’âge (42 ans), par le bisontin Émile Scaremberg, qui fut aussi un grand Tannhäuser et Lohengrin.
Et de nouveau Wagner de devoir composer et remettre un arrangement de ce même air pour duo de violons.
Deux mois après l’emménagement de Wagner à Meudon, le 29 juin 1841, l’intendant des théâtres de Saxe, le baron Wolf August von Lüttichau, tenant également compte des recommandations de Meyerbeer en sa faveur, lui donna sa promesse de faire monter Rienzi à Dresde, dans le nouvel opéra bâti par Semper et inauguré le 12 avril.
Les préparatifs pour la création de son grand opéra sur la scène de Dresde prendront du temps, et Richard Wagner demeura encore neuf mois dans la cité parisienne. Pour vivre, il céda à l’opéra de Paris, pour 500 francs, le sujet de son Vaisseau fantôme, auquel il travaillait par ailleurs. Il rédigea de nouveaux articles pour la Revue et Gazette musicale de Paris, et effectua d’autres travaux pour Schlesinger, dont la réduction piano-chant du nouveau grand opéra de Halévy, La Reine de Chypre.

Fin janvier 184220La première édition de la lettre donne pour cachet de la poste le 21 janvier 1842. il écrivit à son éditeur :

« Cher Monsieur et bienfaiteur,
Je suis pressé par la hâte avec mon travail et ne sort par conséquent presque pas, ou alors seulement une fois poussé par la nécessité à votre magasin, où, comme c’est souvent mon malheur, je ne puis vous rencontrer !… Cette Reine de Chypre est un opéra épouvantable, notamment par la somme de travail qu’il donne à l’arrangeur : vous devriez voir le tas que j’ai devant moi déjà terminé, et cependant la grande réduction pour piano n’est pas encore complète ; cela vient de ce que beaucoup de grands passages, supprimés dans la représentation donnée ici (qui dure pourtant déjà 5 heures), ne doivent pas, selon la volonté de Halévy, être supprimés dans la réduction pour piano, ce qui d’ailleurs est très juste, parce que ce sont souvent de grandes beautés qui sont supprimées lors de la représentation.
Si j’ajoute maintenant à cela l’application bien plus grande qu’il me faut apporter à l’arrangement d’une partition d’une aussi bonne qualité, je puis alors dire sans exagération qu’en termes de temps et de peines, je préfère arranger deux fois la Favorite plutôt que cet opéra une seule fois.
Vous comprendrez en toute équité vers quoi cela tend.
Mais venons-en à la véritable raison d’être de ces lignes : je voudrais en même temps m’occuper des autres arrangements et pour cela il me manque… du papier !… Ne voudriez-vous pas avoir la bonté de veiller à ce que l’on m’envoyât le plus vite possible quatre à six mains de papier à musique à la fran- çaise*, de 18 ou 20 lignes ?
Je suis, ainsi que vous le savez sans doute, encore un peu engagé auprès de M. Land pour une petite dette de 27 fr. ; auriez-vous la bonté de dire à cette occasion à M. Land qu’il mette cette dette à votre compte, tandis que vous me remettriez bien entendu ces 27 fr. à mon compte ? — Comment cela s’est-il passé à Londres ?
Si les millions arrivent de là-bas, je suis sûr alors que mon avance chez vous sera rayée – cela va de soi – et je suis par conséquent fort curieux d’apprendre si et quand les millions arriveront.
Toujours au travail

Votre
fidèle serviteur
Richard Wagner. »

Wagner et son épouse, Minna, quittèrent Paris le 7 avril 1842.
Il n’en avait toutefois pas encore totalement terminé avec l’opéra de Donizetti.
Grâce au triomphe de Rienzi, créé le 20 octobre, puis le succès d’estime du Vaisseau fantôme, créé le 2 janvier 1843, Richard Wagner, par décret royal du 2 février, fut nommé maître de chapelle de la cour de Saxe. Carl Gottlieb Reissiger, qui assurait cette charge depuis 1826, resta en qualité de, pour ainsi dire, « second », se chargeant de la direction des opéras dont Wagner ne voulait pas s’occuper.
Le 29 juin 1845, Richard Wagner doit cependant diriger la première à Dresde de La Favorite, à la place de Reissiger, absent.
La Neue Zeitschrift für Musik, la Nouvelle Revue de musique, l’ancien journal fondé à Leipzig par Robert Schumann, maintenant dirigé par Franz Brendel, commenta ainsi l’événement :

« La Favorite (une vieille nouveauté) de Scribe et Donizetti a été jouée pour la première fois le 29 juin. Il n’y a pas grand-chose à en dire. La traduction est médiocre, l’intrigue assez ennuyeuse, il n’est pas plus question de mélodie que de dessin des caractères (aussi modéré que nous puissions l’exiger d’un opéra italien récent), l’instrumentation est sans raison très bruyante. L’opéra n’a absolument pas été à la hauteur de son nom auprès de notre public et a terminé sa brève existence après la troisième représentation. M. Tichatschek21Le créateur des rôles de Rienzi et de Tannhäuser., dans le rôle de Fernand, a été excellent dans son jeu et son chant, et Mad. Spatzer-Gentiluomo a été plus satisfaisante que d’habitude dans l’interprétation de Leonore – même la Marie de la Fille du Régiment si appréciée. Les autres rôles, distribués à MM. Mitterwurzer et Dettmer étaient entre de bonnes mains. »22Neue Zeitschrift für Musik, 29 août 1845, n° 78, p. 72.

Il semblerait même que cet opéra, funeste pour lui, ait contribué à creuser le fossé entre Richard Wagner et sa nièce Johanna, la créatrice du rôle d’Élisabeth dans Tannhäuser, fille adoptive du frère aîné du compositeur, et avec ce dernier. C’est du moins ce que pourrait laisser croire une lettre qu’il lui adressa, bien plus tard, où il revenait sur cet éloignement et ses causes.

« Comme je ne fais jamais rien à moitié, je conçus aussi, alors que ton talent juvénile se développait à Dresde, à moitié inconsciemment, un grand espoir pour toi. Je ne comprenais cependant pas autrement que tu dusses emprunter un chemin différent de celui que je suivais, et c’était celui sur lequel je fuyais avec une répugnance sans cesse plus forte ce qui était faux, pour ne me fortifier qu’au vrai. Bref, tu devais devenir ma chanteuse, ma défenseuse, et un soir, dans Don Giovanni, alors que tu me paraissais particulièrement à ton avantage en Donna Anna, je me pris d’une sympathie véritablement passionnée pour cette… espérance. Ton cœur était bon et volontaire, mais tu ne pouvais pas encore me comprendre : pendant que je concevais Brünnhilde, il me fallait te diriger la Favorite et te voir te lancer avec Tischatschek dans Zampa23 Zampa ou La Fiancée de marbre, opéra-comique de Ferdinand Hérold, créé le 3 mai 1831, fut un grand succès avec 56 représentations à l’Opéra-Comique la première année.. Crois-moi, aucune insinuation empoisonnée, mais seul le triste sentiment : elle devient comme les autres !, m’éloignait irrésistiblement de toi. Je voyais que tu suivais le chemin ordinaire d’une future prima-donna, et, cela m’aurait pu m’être tout à fait égal et bon, si je n’avais pas justement commis mon erreur, précisément celle déjà mentionnée, de t’avoir pensée trop élevée et, comment dire, intimement sublime, à laquelle je me sentais enclin. Ce fut ce même sentiment qui m’éloigna de ton père24Albert Wagner, le frère aîné de Richard, était le père adoptif de Johanna.. Il était dans mes souvenirs de jeunesse un chanteur particulièrement doué pour le drame : même si le théâtre l’avait déjà ravalé bien au dessous de la hauteur de ses capacités intellectuelles, je me réjouissais quand même de la manière dont, à Dresde, à mes côtés, il se relevait et… allait de l’avant avec moi. Dans cette période funeste, où à la fin il ne pouvait plus avoir en vue que ta carrière et son éclat, il s’écarta à vrai dire à nouveau de moi : il ne poursuivait pour toi que l’utile, le pratique, bref l’extérieur du bonheur théâtral, et, en cela, peut-être a-t-il alors agi en père au mieux de son jugement ; mais j’avais déjà trop espéré de lui aussi pour ne pas devoir maintenant le regarder de loin avec une amère tristesse. Je sentais que vous ne m’apparteniez plus ; et ceci, à un moment où je poursuivais impitoyablement mon idéal de vérité et d’authenticité, avec une énergie qui sacrifiait tout mon bien-être personnel. On ne peut me donner tort : bien ! Et il se peut que vous ayez eu raison. »25Lettre à Johanna Wagner, du 3 juin 1857, de Zurich ; RICHARD WAGNER : Sämtliche Briefe, vol. 8, Deutscher Verlag für Musik, Leipzig, 1991, pp. 340-341.

En 1853, il ressentait encore vivement l’épisode parisien et le rôle qu’y avait joué la Favorite, ainsi dans une lettre à Franz Liszt :

« Cela me rejette en esprit 13 ans en arrière, quand j’arrangeais pour Schlesinger à Paris La Favorite de Donizetti, pour 2 cornets à piston, etc. ; j’espère avoir, maintenant, obtenu au moins du monde qu’il n’exige plus de moi une pareille ignominie — pour de l’argent. »26FRANZ LISZT – RICHARD WAGNER : Correspondance, Gallimard, Paris, 2013, p. 194 (lettre du 3 mars 1853).

L’opéra de Donizetti n’apparaît que deux fois dans le journal de Cosima. Le 25 décembre 1881, elle nota que, la veille, « à propos de ses malaises, il a parlé de l’épisode de la Favorite »27COSIMA WAGNER, Journal, tome IV, Gallimard, Paris, 1979, p. 227.
Enfin, le 6 octobre 1878 :

« À table, [Richard Wagner] est remarquablement gai (il a commencé par se lever tout d’un coup pour écrire quelque chose) et nous chante plusieurs passages de La Favorite, de Guillaume Tell, etc., pour nous montrer le style de Duprez [le ténor, créateur de Fernand, le premier a émettre en scène un contre-ut en voix de poitrine] et fait également l’éloge du livret de La Favorite qu’il trouve émouvant. »

Richard Wagner consacra beaucoup d’efforts à ses travaux mercenaires sur la Favorite de Donizetti qu’il énumérait dans le passage de Ma Vie cité plus haut, à savoir : arrangement complet pour piano, arrangement sans texte à deux mains, idem à quatre mains ; arrangement complet pour quatuor, idem pour deux violons, idem pour cornet à piston.
Une recherche, rapide, nous a montré l’existence effective de la partition piano-chant et de celle pour deux violons, dont nous avons entendus différents extraits. L’arrangement sans texte à deux et quatre mains, doit pouvoir se trouver puisqu’il fut possible il y a vingt-cinq ans à deux pianistes d’enregistrer l’ouverture à quatre mains de l’autre ouvrage sur lequel peina Wagner à cette époque, le Guitarrero de Halévy.
Je n’ai, pour l’instant, encore jamais vu sous une forme quelconque les partitions ayant laissé un si mauvais souvenir à Wagner pour « 2 cornets à piston ».28COSIMA WAGNER, Journal, tome III, Gallimard, Paris, 1979, p. 204.
Par contre, en travaillant pour cette communication, j’ai pu m’assurer de l’existence effective de l’arrangement pour quatuor, dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale de France.
Composé de seize pages, il porte en suscription l’indication suivante : « La Favorite, arrangée pour Quatuor (2 Violons, Alto et Violoncelle, ou 1 Flûte, 1 Violon, Alto et Violoncelle.) ». Il n’en existe malheu- reusement aucun enregistrement et je ne puis donc vous le faire entendre. Son exécution serait peut-être une chose à envisager.

Quoi qu’il en soit, pour ne pas vous laisser totalement sur votre faim face à cette curiosité, et pour conclure cet exposé, je vous indique que le disque nous permet même d’écouter l’arrangement réalisé par Richard Wagner pour la même formation de quatuor, dans sa version avec flûte, du Guitarrero de Halévy, dans un enregistrement réalisé en 2014 sur un disque, hélas, confidentiel et épuisé.

MC

Suggestion d’écoutes musicales :
1 – « Descendons gaiement la Courtille ».
2 – Air extrait de La Favorite, Acte II, « Léonor, viens », interprété par Maurice Renaud (1901).
3 – La Favorite, Acte II, «Léonor, viens », arrangement pour deux violons.
4 – La Favorite, Acte I, Air de Fernand, « Un ange, une femme inconnue », interprété par Léon Laffitte (ténor), accompagné au piano (1901).
5 – La Favorite, Acte I, « Un ange, une femme inconnue », arrangement pour deux violons.
6 – La Favorite, acte II, pas de trois, arrangement pour deux violons.
7 – La Favorite, air de Léonora, « O mon Fernand », arrangement pour deux violons.
8 – La Favorite, acte IV, air de Fernand, « Ange si pur », Émile Scaremberg, Paris, 1904.
9 – La Favorite, acte IV, air de Fernand, « Ange si pur », arrangement pour deux violons.
10 – Halévy, Le Guitarrero, Acte II, sc. 4, duo Riccardo-Zarah, « Et d’un seul mot peut-être, la perdre sans retour », arrangement pour flûte, violon, alto et violoncelle.

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