Par tradition, l’opéra – aboutissement de la composition musicale par excellence – débute depuis le baroque par une ouverture, pièce musicale s’apparentant à une symphonie (en italien l’ouverture s’intitule « sinfonia » jusqu’au milieu du XIXème siècle) pour orchestre seul et ayant pour but d’introduire le spectateur au spectacle auquel il va assister.
Alors que durant la période baroque ou classique, l’ouverture n’a le plus généralement aucun rapport musical avec l’œuvre qui va suivre (si ce n’est, dans les ouvrages de Glück « le réformateur », par exemple, la description d’une ambiance ou d’une atmosphère), c’est avec les compositeurs romantiques que cette pièce de musique va prendre toute sa véritable dimension symphonique. Beethoven en sera le premier – qui, insatisfait de ses compositions, n’hésitera pas à composer pas moins de trois ouvertures avant de se « fixer » sur une dernière version pour son opéra Fidelio. Lui emboitant le pas, des compositeurs tels que Weber donneront ses lettres de noblesse à l’Ouverture introduisant (Le Freischütz en est le plus parfait exemple) les thèmes principaux de l’opéra qui seront développés par la suite dans les différents actes de ce dernier.
Aussi Richard Wagner ne déroge pas à la règle et ses premiers opéras (Les Fées, Rienzi, Le Vaisseau Fantôme) présentant les thèmes principaux de l’action (la prière de Rienzi dans l’opéra éponyme, le thème du Hollandais ou bien encore la ballade de Senta dans Le Vaisseau Fantôme) dans ces pièces qui ouvrent l’opéra, véritables symphonies pour la forme et pour le fonds, sorte de « pot-pourri » (n’en déplaise au compositeur qui détestait ce terme) résumant, par leur juxtaposition respective, en quelque sorte l’action.
Jusqu’à la composition de Tannhäuser, les ouvertures sont « fermées » et ne s’enchaînent donc pas avec l’action. A partir de Tristan et Isolde, à l’ouverture à proprement parler lui succèdera le prélude, pièce symphonique liée directement à l’action du premier acte (mais suffisamment indépendante pour être donnée au concert) mais n’ayant plus tout à fait la même fonction que la pièce de musique traditionnelle jouée à l’époque romantique. En effet, le prélude (ou Vorspiel en allemand, comprendre ce qui est donné avant la pièce) aura pour fonction de présenter l’atmosphère caractéristique de l’ouvrage – en utilisant principalement les fameux Leitmotive -, d’exposer la psychologie des personnages et parfois en fournir le dénouement. Un prélude pour tout l’opéra, ou bien, comme il le sera par la suite, un prélude pour chaque acte – de longueur variable – afin de préparer le spectateur musicalement au drame musical. Richard Wagner souhaite une immersion du spectateur dans l’action rapidement, C’est ainsi qu’il plonge la salle du Festspielhaus dans le noir complet, qu’il dissimule l’orchestre aux yeux du public et crée des préludes descriptifs.
La forme peut-être la plus aboutie de prélude sera celui de L’Or du Rhin : six notes seulement sur lesquelles s’exprime l’orchestre de l’ « abîme mystique » (le nom donné pour désigner la fosse d’orchestre wagnérienne) évoquant les remous du fleuve – le Rhin – un thème que Wagner répète inlassablement à l’orchestre et grossit jusqu’à aboutir en pleine majesté à la première scène de l’ouvrage. Le thème quant à lui sera repris jusqu’à la fin du cycle, et c’est avec lui que s’achèvera Le Crépuscule des Dieux. La modernité de ce prélude est d’avoir réussi à créer un prélude sur un accord, sans thème mélodique, en ne variant que l’intensité de l’orchestration, inscrivant ainsi la musique dans une forme descriptive aboutie et épurée.
En une cinquantaine d’années, Wagner aura bien mûri le principe de l’ouverture délaissant peu à peu cette forme conventionnelle pour conférer au prélude une nouvelle signification et une nouvelle forme pour mieux servir son processus de composition. Ainsi, des quinze minutes de l’Ouverture de Tannhäuser, Wagner va directement à l’essentiel dans Siegfried par exemple où chacun des préludes des trois actes expose directement le thème de l’acte qui va suivre en moins de cinq minutes chacun.
A noter que les ouvertures et les préludes constituent une excellente introduction pour le néophyte qui souhaite s’initier au répertoire wagnérien. En tête, les ouvertures du Vaisseau fantôme ou de Tannhäuser, les préludes de Lohengrin, des Maîtres chanteurs de Nuremberg ou bien encore de Parsifal figurent parmi les plus célèbres et les plus faciles à appréhender pour un auditeur curieux mais effrayé à l’idée de se confronter au répertoire réputé si difficile d’appréhension du Maître de Bayreuth !
Pour aller plus loin…
1) Quelques ouvertures et préludes célèbres de Richard Wagner
Maintes fois exécutée en concert, l’ouverture de Tannhäuser est sans doute l’une des plus célèbres de Richard Wagner. Construite sur la forme classique de l’exposition et du développement des deux thèmes majeurs de l’ouvrages (le chant des pèlerins et l’hymne à Venus), celle-ci, exigeant une rare virtuosité de la part de l’orchestre, n’en comporte pas moins que … trois versions ! Trois versions qui, justement, sont la parfaite illustration de la réflexion que le compositeur mena sur la construction de ses drames musicaux. La version initiale (création à Dresde en 1845) est une ouverture classique et « fermée », somme toute assez conventionnelle dans sa forme. La version de Paris (1861) – totalement revisitée par le compositeur quelques quinze années après sa création – fait appel à un effectif orchestral plus large dans la fosse. Pour les exigences de l’Opéra, Wagner compose une musique de ballet, la Bacchanale qui ouvre la première scène de l’opéra, mais celle-ci est encore indépendante de l’ouverture qui reste « fermée ». Enfin la version de Vienne (1875) offre une pièce musicale qui s’apparente plus au prélude, celle-ci s’enchainant directement avec la musique de la Bacchanale de Venusberg, soit la première scène de l’opéra.
A partir de Lohengrin (1850), les choses changent aussi radicalement que Wagner commence à systématiser son principe d’œuvre d’Art Totale. Le prélude de Lohengrin est certainement celle qui a le plus marqué les auditeurs par son développement du thème du Graal et sa forme de poème symphonique. Elle est fondée sur un seul leitmotiv et une base d’accords harmoniques qui, partant d’un pianissimo des cordes dans l’aigu, va progressivement croître, se déployer à travers tout l’orchestre pour éclater enfin aux cuivres avec le thème lumineux et glorieux du Graal, puis petit à petit le thème s’éloigne, perd d’intensité et revient aux premiers accords célestes aux violons. Richard Wagner souhaitait décrire l’arrivée des anges portant le saint Graal, sa découverte au monde puis à nouveau l’éloignement des anges.
Il s’agit véritablement d’un poème symphonique, qui ne résume pas une action de l’opéra mais place le spectateur dans une ambiance mystique et légendaire, une sorte de parabole où l’on compare cette apparition fugace du Graal à celle de Lohengrin parmi les hommes. Autant descriptif qu’il est en réalité et en lui-même l’aboutissement d’une forme musicale quasi totale d’abstraction, ce Prélude n’a pas manqué de laisser les tous premiers auditeurs indifférents, le poète Charles Baudelaire en tête, générant ainsi une quantité impressionnante d’écrits aussi élogieux que fascinés… et fascinants !
Avec Tristan et Isolde, Wagner systématise l’usage d’un prélude en début d’acte, insistant sur le changement de terminologie qui s’impose car si l’ouverture est une forme close, le prélude pour Wagner doit s’ouvrir vers l’action, à travers une transition harmonique. Dans Tristan il utilise quelques leitmotive importants et décrit ainsi la fusion des sentiments des personnages autour du thème de l’amour, du regard. Le prélude du dernier acte de Tristan est aussi remarquable par le sentiment de désespoir qui s’en dégage, et notamment par la mélopée du cor anglais qui reste une des pages les plus mélancoliques du répertoire wagnérien.
Dans La Tétralogie, le compositeur va à l’inverse laisser s’exprimer sa veine descriptive avec l’évocation du Rhin au tout début de L’Or du Rhin, l’orage au début de La Walkyrie et au début du IIIème acte la célèbre Chevauchée qui est un sommet de la musique descriptive et qui s’enchaine sur la première scène. De même pour Siegfried et son prélude évoquant le dragon tapi dans la forêt.
Avec Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, le sujet – volontairement plus léger et populaire – l’entraine à revenir sur une forme plus traditionnelle de l’ouverture, en trois parties, toujours fondées sur des leitmotive principaux et s’achevant sur un chœur, qui débute l’action du premier acte. Le prélude du IIIème acte, lui, reflète, l’état d’esprit et les réflexions sombres de Hans Sachs, le cordonnier-poète qui ne voit dans le monde qu’ « illusion, leurre, folie » (« Wahn, Wahn, überall Wahn ! »)
Enfin Parsifal reprend une forme symphonique aboutie, avec l’usage du leitmotiv mais comme musique pure (et non plus descriptive), cherchant à placer l’auditeur dans le drame mystique qui va suivre, sur un tempo lent (comme pour Lohengrin ou Tristan), proche de l’oratorio. Le prélude du IIIème acte quant à lui, d’une sobriété et d’un dénuement le plus total, introduit le spectateur à l’atmosphère moribonde du royaume du Graal qui vient de perdre son roi : rarement un état de « no man’s land » n’aura été dépeint musicalement de manière aussi saisissante…
2) De l’Ouverture (Über die Ouverture), un essai du jeune Richard Wagner
Preuve en est que Wagner conférait à l’ouverture ou au prélude une importance cruciale dans la construction de ses opéras et drames musicaux, entre 1840 et 1841, le compositeur rédige un court essai qu’il intitule De l’Ouverture. Il y expose sa théorie sur le genre musical, déplorant tout d’abord que les compositeurs baroques « se contentèrent de donner un simple prélude musical qui ne devait servir à autre chose qu’à préparer les spectateurs au chant qu’ils allaient entendre ». Il étudie ensuite les ouvertures classiques. Il écrit : « Cependant, il existe encore dans cette distinction en trois parties, dont chacune exprime un caractère à part, au moyen d’un mouvement musical différent, une sorte de gaucherie. Il s’agissait donc désormais de réunir en un tout ce qui était isolé, et de relier dans un seul morceau de musique qui se développât sans interruption, des caractères et des contrastes. Les créateurs de la forme parfaite de l’ouverture furent Gluck et Mozart. » Richard Wagner loue l’ouverture d’Iphigénie en Aulide de Glück mais également celle de Don Giovanni de Mozart qui se termine par une transition vers la première scène.
Il poursuit son étude historique de l’ouverture par Chérubini et Beethoven, dont l’ouverture de Fidelio est définie comme une « composition gigantesque [qui ] ne peut plus s’appeler ouverture : c’est le drame lui-même à sa plus haute puissance. »
Puis viennent les ouvertures pots-pourris, que Wagner estime débuter avec la Vestale de Spontini. Pour lui, c’est une décadence de la musique qui ne cherche qu’à plaire et à être brillante (Il cite Guillaume Tell de Rossini ou Zampa d’Hérold) mais sans aucune qualité artistique.
Après cette brève vision historique du genre où il met en exergue la musique allemande, il revient en détail sur les ouvertures de Don Giovanni, de Fidelio et d’Iphigénie en Aulide pour conclure sur sa thèse qu’une ouverture ne doit par fournir un résumé de l’œuvre qui va venir (« Le dénouement du drame ou les péripéties dans la destinée des personnages principaux doivent-ils exercer une influence immédiate sur la conception de l’ouverture, surtout à la péroraison ? »)mais préparer l’auditeur à l’atmosphère qui domine l’œuvre (« Le compositeur ne doit résoudre que la question supérieure et philosophique de l’ouvrage, et exprimer immédiatement le sentiment qui s’y répand et le parcourt dans toute son étendue comme un fil conducteur. Ce sentiment arrive-t-il dans le drame à un dénouement victorieux, le compositeur n’a guère à s’occuper que de savoir si le héros de la pièce remporte cette victoire, ou s’il éprouve une fin tragique. »)
3) Les Ouvertures de Richard Wagner traitées par Albert LAVIGNAC
dans LE VOYAGE ARTISTIQUE A BAYREUTH (1897)
Dans son célèbre opus Le Voyage artistique à Bayreuth (1897), l’éminent professeur de solfège et auteur français Albert Lavignac, passionné de l’oeuvre de Wagner fut l’un des premiers musicologues a avoir analysé l’oeuvre de son contemporain allemand. Dans cet ouvrage fascinant qui fait toujours aujourd’hui autorité parmi les spécialistes modernes, Lavignac consacre une partie du Chapitre V (Analyse musicale), à une présentation et une étude éminemment intéressante des Préludes dans l’oeuvre de Richard Wagner.