RICHARD WAGNER PASSE À TABLE

Si Wagner défraya la chronique culturelle et musicale de son temps, s’il fut même un activiste révolutionnaire frappé d’exil et poursuivi par les forces de police même en dehors de son pays, et s’il fut enfin le Maître de Bayreuth célébré comme l’un des artistes majeurs de son époque, l’illustre compositeur n’en demeurait pas moins avant tout un homme fait de chair et de sang, animé de passions, avec un caractère parfois violent, parfois facétieux, et même parfois tendre…

RICHARD WAGNER PASSE À TABLE

RICHARD WAGNER, AU QUOTIDIEN

Wagner intime, un article de Judith Gautier, «Richard Wagner, un artiste malade; Les lunettes de Richard WagnerWagner à tableWagner et les animauxRichard Wagner et les bêtes; Wagner et les enfants/Wagner et la famille; Wagner et l’argent/Wagner…et la question du « bien être matériel »; Mieux connaître Wagner à partir de sa correspondance avec Franz Liszt

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ANNÉE 1883
Au cours des premiers jours de 1883, Richard Wagner apprend l’invention du phonographe, cette nouvelle l’indigne tant qu’elle l’attriste. 6 février 1883 (Soir de Mardi Gras) Le Carnaval bat son plein et les Wagner sont Place Saint-Marc où ils voient passer le cortège du prince Carnaval.(Lire la suite)

ÉLÉGIE WWV93
Cette œuvre fragmentaire (feuille d’album) en la bémol majeur semble avoir été écrite par Wagner en 1869. Cette page fut longtemps considérée comme une œuvre tardive (cf. les dernières notes qu’il traça à Venise avant sa mort en 1883). Wagner la joua dit-on la veille de sa mort.(Lire la suite)

TRISTAN ET ISOLDE
Septième opéra de Richard Wagner, Tristan et Isolde (WWV 90) est le quatrième de la période dite de maturité du compositeur et le premier créé sous le patronage du roi Louis II de Bavière. Il s’agit également du seul ouvrage résultant d’une commande dans la carrière du compositeur : le 9 mars 1857,(Lire la suite)

par Pascal BOUTELDJA

Connaissant mon goût pour les énigmes posées par la wagnérologie et les enquêtes qui en découlent, il devenait nécessaire qu’un jour ou l’autre Richard passât à table, pour rester dans un jargon policier. Cependant aujourd’hui, il ne s’agit pas de rechercher une solution à une n-ième interrogation wagnérienne ou de vérité cachée. Quoique…

Nous serons plus léger en considérant le titre de cette causerie au sens propre. Henri Perrier nous avait proposé la carte des vins, moi, je vous propose un repas en trois services : hors-d’œuvre, plat et dessert.

Voici le menu : dans un premier temps, nous verrons en partant des indications scéniques quels plats ou aliments interviennent dans l’œuvre wagnérienne. Dans un deuxième temps – qui sera le plat de résistance – nous nous arrêterons aux habitudes alimentaires de Wagner, en prenant en considération essentiellement le Journal de Cosima, la correspondance et l’autobiographie du compositeur. Enfin, nous nous intéresserons à l’attitude de Wagner en face du végétarisme.

Envisageons d’emblée la place de l’alimentation dans les œuvres de Wagner. Sur le plan strict des mots qui se trouvent dans le livret, il en est essentiellement question dans Siegfried et dans Les Maîtres Chanteurs. Ainsi, Mime, à la première scène du premier acte, a préparé du “rôti qui sort de la broche” et “un bouillon”. Siegfried dira également au nain s’être fait cuire un “rôti” dans la forêt. A la fin de cet acte, durant la scène de la forge, lorsque Mime prépare le poison, il masque sa ruse en expliquant à Siegfried qu’il lui mijote un “bouillon aux œufs”. Pour rester dans le Ring, le livret de La Walkyrie précise que Sieglinde, au premier acte, “va chercher mets et boissons dans le garde-manger et dispose le repas du soir sur la table ”. Quant au Crépuscule des Dieux, on peut supposer que les invités au banquet des noces y consommeront les viandes des animaux immolés pour les dieux, à savoir, du sanglier, du taureau et du mouton. Poursuivons, en évoquant le “gibier” chassé au troisième acte : Dans le livret des Maîtres Chanteurs, la gourmandise de David est mise à rude épreuve. Magdalene lui promet “un bon morceau” pour le récompenser d’initier Walther aux règles de la « Tabulatur ». L’apprenti découvrira au troisième acte le contenu du joli panier “empli de bonnes choses” promis la veille : gâteau et saucisse. Toujours dans cette œuvre, il y est question de pain et des boulangers qui évoquent, lors du défilé des corporations, “la famine” si ces derniers “ne donnaient pas le pain quotidien« . Le décor de la Festwiese fait voir des tentes avec des boissons et des rafraîchissements de toutes sortes : donc, obligatoirement, il doit y avoir quelques victuailles (mais Wagner ne le précise pas !). Wolfgang Wagner n’a pas hésité, dans sa production de l’œuvre au Festival de Bayreuth des années 1980, à montrer les réjouissances gustatives de la population de Nuremberg. Concluons cette mise en bouche, en signalant qu’au troisième acte, pendant la fête du retour des matelots de Daland, les jeunes filles leur apportent des corbeilles de victuailles. Évoquons aussi la communion du pain et du vin au deuxième tableau du premier acte de Parsifal. Les pages apportent deux corbeilles de pain qu’Amfortas a béni. Mais il s’agit là d’une agape sacrée qu’il serait inconvenant d’inclure dans le cadre trop matérialiste de notre propos.

Venons-en au plat de résistance, c’est-à-dire aux habitudes alimentaires de Wagner qui ne dédaignait pas de bien boire et manger. Judith Gautier a raconté dans ses souvenirs comme il “mangeait de bon appétit”. Un de ses biographes, Geoffrey Skelton écrit : “Wagner s’était reproché quelques jours plus tôt en parlant avec Cosima son goût vulgaire pour la bouffe. Rien n’était meilleur, à son sens, que les tartines beurrées, qu’il ne pouvait s’empêcher d’engloutir par énormes quantités avec son café ”. L’académicien Jean Mistler raconte l’anecdote suivante, datant de l’ultime séjour à Venise : “Par temps humide, un cognac remplaçait le chocolat. Sa promenade s’achevait généralement par une halte au restaurant Hayndl où il commandait une portion d’emmenthal et une chope de bière. Le docteur Keppler ne croyait pas que ces mélanges de boissons et de nourritures fussent particulièrement indiqués pour les crampes d’estomac, mais Wagner avait toujours mangé et bu ce qui lui plaisait. L’été précédent, pendant une représentation de Parsifal, sentant venir une de ses crises, ne s’était-il pas fait servir un hareng fumé au buffet du théâtre : cela, assurait-il, m’a fait le plus grand bien !”  Il faudra attendre, bien sûr, l’examen post mortem du compositeur pour prendre toute la mesure des conséquences néfastes de ses excès alimentaires sur son état cardiaque. . .

On possède quelques renseignements sur ses habitudes et goûts alimentaires, glanés en parcourant les récits autobiographiques et les recueils de correspondance. Il est évident que ces habitudes dépendaient de l’état de ses finances et que la table de Wahnfried n’eut que peu de points communs avec celle de Dresde. Il est toutefois possible de dégager quelques constantes dans ses goûts.

Insistons d’emblée sur le fait que – contrairement à une idée reçue – Wagner ne fut jamais végétarien (nous y reviendrons plus en détail ultérieurement) et que malgré son aversion pour la chasse, il aimait manger de la viande. Avec nostalgie, il se souvenait, dans les dernières années de sa vie, “de l’oie rôtie ” qu’il mangeait dans son enfance. Le 11 octobre 1852 il écrivait à Uhlig prendre pour le  déjeuner “de la viande rôtie – de préférence du gibier: avec une goutte ou deux de bon vin« . “Un peu de poulet froid” constituait parfois le plat de résistance. Et de Venise, il écrivait à son épouse le 10 décembre 1858 : “Tous les jours que Dieu fait, je mange ma côtelette de veau aux épinards, avec cela du poisson avant, ou après soit du poulet soit du gibier à plume”. Parfois, à la même époque, le menu se composait plutôt ainsi : “potage et côtelette”, comme il l’écrivait à Liszt le 21 novembre 1858. Il goûta même en Italie, en 1853, lors d’une étape à Formazza, du « rôti de marmotte« . De même, après sa fièvre typhoïde d’octobre 1860 à Paris, il consacra sa convalescence sur l’avis du médecin à un régime à base de bifteck le matin et de bière de Les ArtichautsMunich le soir… Quelques années plus tard, en 1866, dans sa résidence genevoise Les Artichauts, il prenait au déjeuner un steak de bœuf avec des pommes de terre et des légumes, accompagné d’une sauce au raifort ; son condiment préféré. Dans de nombreuses occasions, lorsque ses finances lui permettaient seulement d’assurer péniblement le quotidien, Wagner s’accommodait d’une nourriture plus frugale. Comme en 1850, au retour de sa pitoyable aventure avec Jessie Laussot, où il se contente chez un marchand de vin de Montmorency, de pain et de fromage ; ou encore d’un simple saucisson : “Je garde toujours la demi-flûte pour le déjeuner du saucisson et du fromage, et quelques bouteilles de vin pour ne pas avoir à sortir” écrivait-il à Minna le 9 février 1850. En 1841, pendant les derniers mois de misère parisienne, le plat de résistance était parfois constitué par des champignons cueillis dans les bois de Meudon ou bien par les noix gaulées nuitamment dans les jardins du voisinage.

A Dresde, dans les années 1842- 1843, le couple Wagner appréciait de venir souper à la table familiale de Ferdinand Heine, dont la fille raconte dans ses souvenirs : “En se mettant à table, Wagner disait quelques fois à sa femme : « Allons Minel, c’est le moment de se remplir la panse.  » . Son plat préféré, après la viande froide en hors d’œuvre, était des poitrines de terre nouvelles cuites dans leur peau avec des harengs et de la sauce piquante. Il appelait cela « la saumure de harengs ».  Une fois, ma mère lui fit remarquer en plaisantant qu’il mangeait trop de beurre et le soir suivant, il lui servit une large noix de beurre”. A cette même époque, le repas du soir préparé par Minna était volontiers composé de “viandes froides et de fines tranches de saucisson”, que l’on dégustait à la mode saxonne, en de “parcimonieux sandwiches”. Pendant son séjour londonien de 1855, le menu de son dîner se composait de “soupe – c’est le plus cher -, de roast-beef et de fromage de Chester”. Ferdinand Praeger se souvient avec quel plaisir Wagner avait consommé, à cette même époque, une salade de homard et de crabe accompagnée de mayonnaise préparée par le français Sainton ; le tout arrosé d’un punch de rhum “à la danoise« . Autres mets rares dont Wagner se souvient avec nostalgie : à l’époque de Riga où, en compagnie de sa belle-sœur Amélie, il dînait avec son épouse de “salade russe, de saumon fumé de la Duna ou même de caviar frais ” ! Les huîtres faisaient également son bonheur. Dès 1834, à Magdebourg, pour la Saint-Sylvestre, il en régalait l’élite de la troupe Bethmann dans son modeste logis. Le 14 mars 1855, il contait à Minna que “pour le déjeuner d’une heure, je me fais apporter d’ordinaire une douzaine d’huîtres.”  Pour fêter l’anniversaire de Liszt en 1858, c’est en compagnie de Karl Ritter, dans un restaurant de la Place Saint-Marc, qu’il savourait ces coquillages avec du champagne, pendant que sur la place une musique militaire jouait l’ouverture de Rienzi.

Durant ses périodes de régime assez strict des années 1850, il consommait “du pain sec, avec du lait, le matin, mais rien qu’avec de l’eau le soir. Au dîner, cuisine anglaise – légumes cuits à l ‘eau et viande rôtie à la broche« . Et à une relation zurichoise, il n’hésitait pas à écrire : “Je suis un régime tel que je serais un hôte incongru parmi vos invités à déjeuner”.

Toutefois, il précisait prendre volontiers de “la soupe, du rôti froid et un peu de riz au lait “.

Parfois, le régime lui était imposé par ses propres ennuis de santé. Ainsi, ses problèmes intestinaux chroniques, en particulier ses problèmes de constipation, le contraignaient à modérer sa consommation de pommes de terre, pour divers “légumes frais et nourrissants” que son épouse, Minna, lui préparait “toujours si remarquablement ».

Le 22 mai 1855, il précisait à sa femme : “Quand je me sens l’estomac moins chargé, je déjeune avec une tasse de bouillon et un œuf ou alors une bouteille d’eau de Seltz que je mélange souvent avec du lait”. Bien plus tard, le 2 octobre 1872, le docteur Landgraf lui prescrivait une n-ième diète : “Pas de café, pas de saucisses, le soir, des rôtis.” Lors de sa cure dans les Grisons, à Saint-Moritz en juillet et août 1853, il se plaignit amèrement de la nourriture. Il écrivait à son épouse : “Tes biscuits m’ont fait très plaisir. C’est naturellement impossible de trouver quelque chose de semblable ici. Il n’y a pas non plus de cacao. Ma principale plainte vient de la nourriture. C’est une cuisine de chien ! Foie salé, viande de bœuf bouillie, poitrine de veau farcie, etc.. Et presque pas de légumes ! Herwegh [qui l’accompagnait] a écrit immédiatement à Coire, à l’épouse d’un professeur, pour qu’elle m’envoie des légumes ».

En revanche, la table de Tribschen fut toujours bien garnie : “Le souper se composait de viandes froides, de salaisons, de gâteaux et de fruits, et le Maître aimait à y joindre du champagne de son ami Chandon. » Pour les  réceptions et les fêtes, la table était digne des grandes maisons bourgeoises, comme l’illustre le menu du repas servi le jour du baptême de Siegfried.

A Wahnfried on servait une nourriture bourgeoise et d’inspiration franconienne. Daphné Wagner, l’une des arrière-petites-filles du compositeur a écrit un livre de recettes de cuisine (Daphné Wagner, Zu Gast bei Wagner. Munich, Collection Rolf Heyne GmbH, 2002, 191 p.), inspiré par les plats et desserts servis à la table de Wahnfried sans qu’il soit garanti que c’était la table de Richard. On y apprend que celle-ci était composée de soupes, de viandes variées et de poisson (dont de fameux, sinon authentiques ! « filets de silure au poivre vert sur mousse de potiron miellée“).

Les deux espèces de poissons qui figurent le plus souvent au menu de Wahnfried sont les harengs et les truites. Ces dernières étaient sans conteste le poisson préféré de Wagner. Déjà dans sa jeunesse, il s’en régalait en compagnie de son ami Theodor Apel pendant un séjour estival en Bohême. À Tribschen, il était approvisionné directement par un pêcheur du lac. Plus tard à Bayreuth, de petites excursions dans les environs se terminaient en mangeant des truites dans une auberge de campagne. Aux côtés des écrevisses et des rôtis, on savourait des Klösse (boulettes de pommes de terre râpées crues puis cuites peu de temps à l`eau), des rôtis de porc à la mode franconienne, du chevreuil au genièvre, des grenouilles au chou irisé, de la quiche aux blettes ou encore du rôti de lièvre accompagné de bacon. Le plat préféré de Wagner aurait été le “Leipziger Allerlei”, qui est une macédoine de légumes, mélange de chou-fleur, de chou-rave, d’asperges, de petits pois et de carottes, reposant sur un lit de purée Leipziger Allerleide pommes de terre et agrémenté d’un beurre d’écrevisse. C’était, avec la soupe au vin blanc de Franconie ou le potage à la bière et aux pommes, l’un des ornements de la table de Wahnfried. Félix Mottl nota dans son Journal à la date du 9 juin 1876, son dîner chez les Wagner : “Soupe d’asperges. Poisson. Roast-beef. Crème et biscuits. Dessert.

Le dessert était parfois composé de crêpes à l’orange. La petite histoire veut que Cosima ait reçu cette recette de France afin de réconcilier les Wagner avec le peuple français après la guerre franco-prussienne. Autre dessert apprécié, les fruits confits qu’il aimait garnir largement de crème fraîche. Plus souvent la fin de repas se composait de glaces, dont le parfum poire-sureau enchantait son palais. On retrouve plusieurs allusions à la consommation de glaces dans sa correspondance, en particulier lors de ses séjours en Italie. Ainsi, le 1er septembre 1853, il raconte à Minna, restée à Zurich, sa dégustation de glace au palais  Brignolle : “J’y ai pris une glace, bu du café et fumé un cigare : une nuit divine”. Ou encore, le 10 décembre 1858 à Venise, il fait allusion à une glace au citron, qu’il dit consommer quotidiennement. À la fin de sa vie, à Venise, c’est au café Lavena, qu’il déguste sa glace. Gourmand, Wagner l’a probablement été !

Et c’est avec humour qu’il maudissait la gourmandise du jeune Karl Tausig. “Il dévore mes biscuits, pour lesquels ma femme me rationne moi-même« .

Un mot pour conclure sur ses repas : lorsqu’il fut confortablement installé, à Tribschen d’abord, puis à Bayreuth, on connaît les horaires et habitudes de sa vie très (ou trop) bien rythmée et ordonnée par Cosima, mais il y eut dans la vie de Wagner de nombreux moments où son emploi du temps était moins bien réglé. Après un petit-déjeuner modeste et frugal avec du café, il mange en famille vers 13 heures. Le repas n’est “ni trop somptueux, ni trop artistiquement préparé. Messieurs mes chiens y comparaissent d’ordinaire à la fin. Je me retire ensuite dans le salon pour le café”. Pour ce qui est du café, le compositeur n’en consommait pas des quantités balzaciennes… Le soir, vers 19 heures ou parfois 20 heures, on dîne. Souvent, le repas est “léger” avec du thé, parfois, plus frugal : “un simple repas avec les enfants”.

Comme je vous annonçais en préambule, Wagner ne fut jamais végétarien… Certes il épousa la cause du végétarisme, mais il le fit de manière contradictoire. Cette ambivalence est révélée la première fois par une discussion animée qu’il eut avec Friedrich Nietzsche, le 19 septembre 1869 à Tribschen. Alors qu’ils prenaient le café, le philosophe contraria fortement le compositeur, comme le relate Cosima, “par le vœu qu’il a fait de ne pas manger de la viande, mais seulement des végétaux.” Wagner observa que c’était “une absurdité et aussi de l’orgueil” et il affirma que l’homme était par nature carnivore. Nietzsche arguant du bien-fondé éthique du végétarisme, Wagner lui répliqua : “Notre existence est un compromis que l’on ne peut expier qu’en faisant le bien… Et pour faire quelque chose de bon dans notre climat, nous avons besoin d ‘une bonne nourriture« .

Dans l’ensemble, le végétarisme est peu abordé et surtout tardivement dans le Journal de Cosima. Il faut attendre la lecture des traités de Jean-Antoine Gleïzès (1773-1843), le père spirituel du végétarisme, au début de l’année 1880, pour que Wagner s’occupe du problème désormais plus profondément, convaincu de la décadence de l’homme en raison de son habitude de manger de la viande. Précurseur du végétarisme en France, J .-A. Gleïzès fut aussi l’un des premiers à s’interroger sur la question du droit des animaux et à fonder son attitude sur le respect de toute vie. Gleïzès mourut le 17 juin 1843, sans avoir réussi à convaincre grand monde par son travail de prosélytisme.

En effet, en dehors de quelques lettres polies qu’il avait reçues des personnalités auxquelles il avait envoyé ses ouvrages, Gleïzès vit son œuvre accueillie par un silence à peu près complet. Son œuvre majeure est Thalysie ou la nouvelle existence, publiée entre 1840 et 1842 à Paris, en trois volumes totalisant près de 1300 pages. Wagner avait commandé cet imposant ouvrage le 9 janvier 1880. A l’époque, ses maux physiques l’indisposaient sévèrement. Cosima note le 6 mars 1880 : “Richard pense que vu son peu de goût pour les fruits, rien ne peut mieux lui réussir que le lait et les légumes et que beaucoup de ses graves problèmes sont dus à la consommation de viande”. Et le 9 mars : “Ses malaises le disposent à la lecture et il est de plus en plus décidé à adopter le végétarisme”. Elle note : il veut imiter de la sorte les hindous “morts d’une famine, auprès de leurs animaux domestiques sans penser à les manger”.  Le 21 avril 1 880, il explique à un ami “ses idées sur la décadence des hommes depuis qu’ils mangent de la viande” et le 28 février 1881, Wagner cite “l’exemple de l’Amérique du Nord, donné par Gleïzès ; les prisonniers y deviennent très doux grâce à une nourriture végétarienne”. Le théoricien du Végétarisme vantait l’image d’une humanité pacifique et herbivore en y expliquant que le massacre des animaux était la principale source des erreurs et des crimes de l’homme, et l’habitude de consommer la chair des animaux la cause principale de sa laideur, de ses maladies et de la brièveté de son existence. Cosima écrit le 8 janvier 1880 : “Il me cite l’anecdote des deux Arabes dont l’un mangeait des dattes dont il rejetait les noyaux, l’autre un mouton dont il jetait les os, le geste du premier faisait naître une palmeraie, celui du second accroissait la pourriture ! L’Histoire universelle commence le jour où l’homme devient bête de proie et tue pour la première fois un animal.” En mars 1880, Wagner publia Religion et Art dans lequel il comptait exprimer ses idées nouvelles sur la régénération de la société humaine. Il y écrivait : “Sous l’effet d’une nourriture contraire à la nature, il souffre de maladies qui ne se constatent que chez lui seul ; il dépérit et n’atteint plus jamais ni son âge naturel ni une mort douce ; mais il est tourmenté par des souffrances et des misères corporelles et morales connues de lui seul, durant toute sa vaine existence, et dont la fin lui cause toujours de l’effroi. ” Il pensait avoir reconnu comme cause de dégénérescence de l’espèce humaine le changement de l’alimentation qui, de végétarienne à l’origine, était devenue animale. Et d’y voir, “L’homme devenant progressivement un animal féroce” tomber en décadence. Dans cet essai, ses spéculations alimentaires culminaient en une idée hautement imaginative : déplacer des populations entières des régions froides vers les plus chaudes, puisque selon lui ce n’était que sous les climats froids qu’il était nécessaire de manger de la viande… En 1881, Wagner répéta ces idées dans Héroïsme et Christianisme, où il écrivait qu’il avait reconnu comme cause de la dégénérescence constatée dans l’espèce humaine “le changement de l’alimentation qui, de végétarienne à l’origine, est devenue animale.”  Toujours dans Religion et Art, il regrettait que dans “les associations dites végétariennes « , nombreuses sont ceux qui “s’abstiennent de l ‘alimentation carnée uniquement pour des raisons personnelles de régime, sans y ajouter aucune grande idée de régénération, dont il devrait être exclusivement question, si ces associations voulaient être puissantes”.  Dans cet essai où il fait l’éloge de “l’alimentation végétale« , il dénonçait “la profonde immoralité de notre civilisation”.  Wagner est d’avis que “l’histoire, dès son aurore première, nous montre l’homme devenant progressivement animal féroce”.  Et d’estimer qu’on se mettait “au niveau des bêtes féroces en consommant de la nourriture animale”. Il poursuivait en écrivant que “l’homme de proie conquiert les pays, subjugue les races végétariennes  » ; et il voit “l’homme de proie dominateur tomber en décadence…, souffrir de maladies qui ne se constatent que chez lui seul ” et “dépérir”.  Mais il ne concluait pas explicitement que la régénération de l’humanité pouvait être obtenue par l’adoption d’un régime végétarien. . . C’est peut-être pour cette raison, que la non consommation de viande resta pour lui une question plus théorique que pratique. Malgré son hostilité pour la chasse, il ne dédaignait pas le gibier, avec une préférence pour la bécasse ! Ainsi, le 25 septembre 1880, “un menu végétarien lui déplaît”. Le 22 janvier 1881, il s’écrie à table : “Un chapon gras chasse la mauvaise humeur« . Le 4 octobre 1882, “il est de nouveau très gai à table comme on lui apporte un beefsteak”. Et même peu de temps avant sa mort, le 9 janvier 1883, il déplorait “la folie des végétariens qui interdisent le lait, une nourriture qui nous est pourtant donnée par la nature”.  Le 23 mars 1880, il déclare ne pas “avoir quoi que ce soit à faire avec les végétariens, car ceux-ci n’ont jamais en vue qu’un principe d’utilité”. En effet, pour Wagner, le végétarisme n’était pas un but en soi. Ce qui l’intéressait, c`était moins la façon de se nourrir que la notion de régénération de l’humanité. D’où sa déception face à l’attitude de ses amis adoptant un régime végétarien. Celle-ci témoignait, selon lui, d’une incompréhension profonde de sa pensée. Cosima note le 16 décembre 1880 :“Nos amis Wolzogen adoptent le végétarisme ; R. voit dans cette décision ses idées lui revenir sous forme de grimaces ; une grande conception est mal comprise et dévalorisée en une pratique mesquine”. Deux ans plus tard, il se souvenait encore de sa rencontre avec Nietzsche : “R. raconte : “Lorsqu’il venait nous voir, il ne mangeait rien et disait : je suis végétarien ; vous êtes un âne, lui disais-je.””

Johann Friedrich KittlCe qui est sûr et certain, c’est que Wagner était surtout hostile à la chasse pour laquelle il éprouva un dégoût définitif dès 1832. En octobre de cette année, lors d’un séjour en Bohême, il avait rencontré un jeune compositeur et chef d’orchestre, Johann Friedrich Kittl qui était un chasseur enragé et avait même composé une Symphonie de la chasse. C’est avec lui que Wagner participa à une chasse aux environs de Prague qui devait profondément le marquer. Entraîné par ses compagnons, Richard tira sur un lièvre. Bien des années plus tard, il raconta à Cosima comment il l’avait touché à la patte de derrière. Un chien avait retrouvé et traîne la bête jusqu’à lui. Ses cris l’avaient pénétré jusqu’à la moelle. “ Voici votre lièvre” lui avait-on dit. Il s’était alors juré de renoncer à de telles distractions. Bien plus tard, il aurait confié à Hans von Wolzogen que la certitude d’avoir été la cause des souffrances de cette créature lui avait donné un coup au cœur et l’avait décidé à ne plus jamais mettre un animal en joue. De fait, pour le compositeur, “la compréhension profonde du végétarisme  » s’allia à la pitié pour les animaux. C’est ainsi que Wagner, ne pouvant supporter la souffrance des animaux, devint un adversaire farouche de la vivisection. Ce thème fut abordé en 1879 dans un article “Lettre ouverte à Monsieur Ernst von Weber, auteur de l’essai : Les Chambres de torture de la science” paru dans le numéro d’octobre des Bayreuther Blätter. Dans ce plaidoyer éloquent, il incitait les hommes à manifester de la compassion envers les bêtes, et débattait du problème éthique et médical de l’expérimentation animale. Mais cette question, qui est à l’ordre du jour dans la pensée de Wagner vers 1879-1880, déborde du cadre de notre exposé.

Restant dans notre sujet, nous préférons conclure en évoquant l’image d’un Wagner gourmand qui, invité chez Eliza et François Wille, s’écriait au moment de passer à table : “Plongeons-nous dans les abîmes de la sensualité ”.

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