Désirée, pressentie, libératrice, infiniment féminine et pourtant si forte, telle est l’image que Wagner nous a laissé de la femme à travers ses héroïnes et qu’il qualifie lui-même de « femme de l’avenir« . C’est peut-être cette femme que Wagner recherchera tout au long de sa vie, une femme capable de le libérer de la solitude, capable de croire en lui, capable de le comprendre par amour en lui offrant son amour.
Parmi ces femmes que Wagner a connues dominent trois figures que les wagnériens connaissent plus ou moins et apprécient plus ou moins : Minna, Mathilde et Cosima.
Et autour de ces trois astres, d’autres étoiles plus ou moins fugitives, plus ou moins discrètes ou secrètes.
Mais les relations de Wagner avec les femmes, ce n’est pas seulement cela : ce sont aussi les amies qui réconfortent et qui conseillent, celles qui aident. C’est une cantatrice qui enflamme le cœur d’un jeune homme au point de décider du sens de sa vie. C’est aussi une servante, dévouée, douce et prévenante. C’est encore, bien sûr, la mère, les sœurs et puis plus tard les filles de Wagner.
Et puis ce sont enfin ces femmes qu’il a créées, ces héroïnes sublimes qui donnent de la femme une image si forte, si majestueuse et qui nous en disent beaucoup plus long sur Wagner et les femmes que les récits plus ou moins véridiques d’aventures sentimentales.
Si l’on veut résumer le message poétique de Wagner, on dit : « La rédemption par l’amour ». Si l’on regarde les deux derniers mots écrits par l’artiste avant de succomber à une crise cardiaque, on lit : l’amour… le tragique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le tragique…N’est-ce pas cette inextinguible aspiration de l’être humain vers le sublime ? Et ce désir de dépassement n’est-il pas le visage même de l’amour ? Alors, parler de Wagner et des femmes, c’est un peu la même chose que de parler de Wagner et l’amour, puisque en toute relation entre homme et femme il y a toujours un peu d’amour.
Johanna Rosine PÄTZ, la mère
La première femme avec qui Wagner a eu des relations très très intimes a bien sûr été sa mère, ce en quoi il ne se distingue guère des autres humains. Disons seulement que le cordon qui les reliait a été coupé très vite, trop vite. Et il cherchera longtemps une « femme-mère » qu’il trouvera enfin quand il aura passé la cinquantaine et auprès d’une femme qui sera sa cadette de 24 ans !
Mais à quoi ressemblait cette mère ? Voici ce qu’il en dit dans son autobiographie: « Son caractère offrait un singulier mélange d’activité ménagère et bourgeoise et de grande vivacité d’esprit … des maux de tête l’obligeaient à porter sans cesse un bonnet, de sorte que je n’ai pas gardé d’elle l’impression d’une mère jeune et gracieuse… Je ne me rappelle guère avoir reçu d’elle une caresse ; tout épanchement affectueux était, au reste, banni au sein de notre famille. En revanche, il y régnait un ton bruyant, presque violent, de remue-ménage perpétuel qui nous semblait tout naturel ».
Il aura cinq sœurs, toutes plus âgées que lui à l’exception de sa demi-sœur Cäcilie, née du second mariage de sa mère avec l’acteur Ludwig Geyer. Richard a donc passé son enfance dans le parfum de femmes et le froufroutement des robes qui passent. Tout ce petit monde exerça sur lui une influence profonde dans l’évolution de sa personnalité sentimentale.
Voir également :
– Johanna Rosine PÄTZ (PB)
Sœurs de Richard Wagner (Rosalie) et premières amours estudiantines
Parmi toutes ces sœurs, c’est à Rosalie, son aînée de 10 ans, qu’allait sa préférence et de qui il attendait conseil et soutien. C’est à elle qu’il fit lire les ébauches de son premier opéra Les Noces, mais Rosalie déclara l’œuvre trop lugubre et le jeune compositeur, blessé, détruisit une grande partie de son manuscrit. Rosalie encouragera cependant Richard à composer, lui apportant même une aide financière. Elle mourra en couche à l’âge de 34 ans.
En plus des sœurs, il y avait les amies des sœurs que le jeune Richard ne considérait pas tout à fait de la même façon. Et c’est ainsi que vint le temps de l’amour, de l’amour qui se fait. Mais à cette époque, au XIXème siècle, avant de faire l’amour c’est-à-dire avant d’accomplir 1’acte sexuel, il y avait le long apprentissage de la passion et du chagrin, de l’ardeur et du désespoir qui était le charme de l’adolescence et qui de nos jours est devenu totalement obsolète.
Alors Wagner adolescent, Wagner jeune homme, épris des deux jolies filles d’un comte de Bohème ou frivole ami de la fille d’un fossoyeur de Würzbourg, a lui aussi été un amoureux exalté, le cœur battant et puis après déçu ou trahi.
A vingt ans, il commence sa vie active de musicien praticien au théâtre ce qui mettra un point final au temps joyeux de sa jeunesse. Chacun sait que les théâtres sont des lieux où l’on rencontre des actrices qui sont en général charmantes.
Minna PLANER, première épouse de Richard Wagner
C’est ainsi que Richard rencontre, en 1834, dans la petite ville de Bad-Laüchstadt, l’actrice Minna Planer. L’événement en soi n’a rien d’important. Ce qui est important, ce qui est grave même, c’est que Wagner va l’épouser. Ce Wagner-là n’est pas le compositeur de Tristan ou de Parsifal, car celui-ci n’aurait pas épousé Minna. A cette époque, il n’est que le compositeur de La Défense d’aimer, œuvre aimable dans laquelle, avec beaucoup de verve, il prend parti pour la libération des mœurs et l’expression libre de la sensualité.
Quoi de plus normal à cet âge ? Mais après avoir épousé Minna, il s’apercevra vite combien cela peut parfois devenir fâcheux. Minna est belle, douce, pleine de fraîcheur et se distingue par une grande réserve et une assurance pleine de dignité. La grâce naturelle et la distinction de ses manières et de ses gestes la différencient des autres femmes et tout naturellement le jeune compositeur en tombe amoureux.
Et puis il trouve que Minna est bonne puisqu’elle accepte de renoncer à sa carrière d’actrice pour suivre son chef d’orchestre de mari. Mais on peut penser que si Wagner a demandé ce sacrifice à Minna c’est qu’il avait de bonnes raisons de le faire : d’abord parce que le talent de la jeune femme n’est peut-être pas exceptionnel et puis et surtout parce que l’éloignement du théâtre représente une sage précaution, Minna n’étant pas à proprement parler ce que l’on a coutume d’appeler une pure jeune fille.
En effet, elle est coquette. Elle accepte volontiers les assiduités de protecteurs généreux, et puis, elle aime bien les petits cadeaux. Pourtant, un de ces messieurs, resté anonyme, lui a déjà fait un cadeau qui pèse très lourd : une petite fille, Nathalie, qu’elle a eue alors qu’elle n’était âgée que de 17 ans. Wagner le sait, il l’accepte, et malgré les pressentiments qui l’assaillent et lui prédisent la catastrophe, il s’unit à Minna le 24 novembre 1836 dans l’église de Koenigsberg. Il a 23 ans et demi et elle, 27 ans. Il nous décrit lui-même l’état d’âme dans lequel il se trouve au cours de la cérémonie de mariage : « Pendant cette cérémonie dont je comprenais si peu le sens profond, ma distraction resta si grande que lorsque le prêtre nous tendit le missel fermé pour y recevoir nos anneaux, Minna dut me pousser assez fort pour m’obliger à suivre son exemple. Alors, comme à travers une hallucination, j’eus la nette impression que tout mon être était tiré entre deux courants qui agissaient dans des directions opposées; l’un, tourné vers le soleil, m’entraînait vers les hauteurs, tandis que l’autre maintenait mon âme prisonnière d’une profonde angoisse. A plusieurs reprises, l’idée du sacrilège que je commettais s’imposa brutalement à mon esprit; mais je la chassai tout aussi vite, en posant mes regards brûlants d’affection sur la jeune femme qui s’unissait ainsi à un jeune homme balloté par la vie et privé de tout point d’appui « .
Le 31 mai de l’année suivante, soit six mois après leur mariage, Minna quitte le domicile conjugal pour suivre un riche négociant. Richard, jaloux et pitoyable, la recherche, la retrouve et lui pardonne. Mais pardonne-t-il vraiment? Non.
Non, car cette femme, sa femme, il va maintenant la voir sous un autre jour et s’apercevoir de tous ses défauts qui peuvent se résumer en un mot : la mesquinerie. Peut-être bien que la naissance d’un enfant aurait ressoudé ce couple; mais cet enfant ne viendra pas.
Un moment, ils retrouveront une tendresse réciproque : c’est à l’époque de leur séjour misérable à Paris dans les années 1839-1842. Mais par la suite, à mesure que Wagner atteindra les sommets de son art et de ses pensées, il laissera Minna, qui est incapable de le suivre, se confiner à ses tâches de maîtresse de maison. Cela ne se fera pas sans douleur car Minna, se sentant irrémédiablement délaissée, tentera de résister. Ce seront d’interminables scènes de ménages, dictées par l’incompréhension et la jalousie, qui pousseront le couple à une inévitable rupture.
Wagner a donc été vite marié, il l’a vite regretté et il l’a regretté longtemps puisqu’il resta marié avec Minna jusqu’au décès de celle-ci, survenu en 1866. Quant à la petite Nathalie, la fille de Minna, Wagner qui pourtant adorait les enfants, n’en parle jamais sinon pour la qualifier d’enfant « lourde de corps et d’esprit« . Peut-être lui était-il difficile, compte tenu des circonstances, de s’attacher à cette enfant que d’ailleurs Minna faisait passer pour sa sœur et non pour sa fille ce qui ne faisait qu’embrouiller une situation déjà bien compliquée. Quoi qu’il en soit, il hébergera Nathalie tant que durera sa vie commune avec Minna.
Voir également :
– Minna PLANER (NC)
La cantatrice Wilhelmine SCHRÖDER-DEVRIENT
Il est une femme qui a marqué très profondément la jeunesse du compositeur : c’est la cantatrice Wilhelmine Schröder-Devrient qui enthousiasma le jeune Richard âgé de 16 ans par son interprétation de Fidelio. On peut penser que bon nombre de ses idées sur l’art lyrique, sur la puissance supérieure de l’expression dramatique liée au chant, lui sont venues par 1’exemple de cette artiste. C’est même peut-être grâce à elle qu’il est devenu compositeur d’opéras.
Cette première rencontre eut lieu au printemps de 1829 et voici ce qu’il nous en dit : « Wilhelmine-Schröder-Devrient fit une courte tournée à Leipzig. Jeune, belle, pleine de feu, elle était à l’apogée de sa carrière. Elle joua Fidelio. Je ne devais plus revoir sur la scène de femme qui lui fût comparable. En portant mes regards en arrière, je ne trouve dans toute ma vie guère d’événement qui ait eu sur moi une influence aussi forte… Après la représentation, je me précipitai chez un de mes amis afin d’écrire une courte lettre dans laquelle je déclamais à la grande cantatrice qu’à partir de ce jour ma vie avait son but, et que si jamais mon nom était prononcé avec éloge dans le monde des arts, elle voulût se souvenir que Wilhelmine-Schröder-Devrient seule, avait fait de moi ce que je jurai de devenir ».
C`est à Dresde, en 1842, que Wagner rentrant de son misérable séjour à Paris retrouvera l’idole de sa jeunesse. Il lui confiera la création du rôle d’Adriano de Rienzi. Treize années se sont écoulées depuis l’interprétation de Fidelio et Berlioz note, à cette époque, que Madame Schröder-Devrient a pris « un embonpoint de mère de famille » La voix elle-même n’est plus aussi agile. Ces détails n’échappent pas à Wagner qui sent pourtant tout ce qu’il y a encore de grand et d’incomparable dans son interprétation. Un an plus tard c’est le rôle de Senta qui sera créé par la grande cantatrice qui pour l’heure retrouve une ardeur toute juvénile.
Enfin, en 1845, elle sera Venus de Tannhäuser ; mais une Vénus passablement vieillie, terriblement jalouse de Johanna, la gracieuse nièce de Wagner, qui triomphe dans le rôle d’Elisabeth. Quand on a été durant de longues années l’idole du public, on accepte mal que d’autres vous supplantent. Humiliée, jalouse, tenant Wagner pour responsable de son détrônement, la Schröder se vengera du compositeur par le biais de l’argent lui réclamant sur le champ 1000 thalers prêtés auparavant. Wagner ne dispose pas de cet argent et doit emprunter une forte somme pour s’exécuter se mettant ainsi dans une situation financière réellement délicate.
Mais le temps passera, effaçant ces petites bassesses humaines qu’il oubliera pour ne garder en lui que le souvenir d’une immense artiste, d’une femme incomparablement douée pour la scène et pour le chant. Durant son séjour à Dresde, Wagner occupe les fonctions de Maître de Chapelle, c’est-à-dire directeur de la musique royale à l’église et aussi et surtout chef d’orchestre à l’Opéra. Le sentiment qui l’envahit après 1845 est celui de la solitude morale avec le désir simultané d’un amour tendre et simple capable de ramener son génie solitaire auprès de la chaleur des hommes.
C’est cet état d’âme qui imprègne son opéra Lohengrin qui évoque le drame de l’amour incompris mais aussi de l’artiste incompris.
Voir également :
– Wilhelmine SCHRÖDER-DEVRIENT (SB)
Deux amies : Caroline von WEBER et Ida von LUTTICHAU
Deux amies éclairent cette solitude morale : c’est d’abord Karoline, la veuve de Carl Maria von Weber, femme vive et aimable chez qui il se rend souvent, l’écoutant faire revivre pour lui les souvenir d’un maître qu’il n’a pas cessé d’aimer. C’est elle qui le décidera à occuper ce poste de Maître de Chapelle laissé vacant depuis la mort de son époux.
L’autre amie, c’est Ida de Luttichau, la femme du Directeur de la Chapelle Royale. Si les relations entre le jeune compositeur et Monsieur de Luttichau furent souvent tendues, voire hostiles, il admirait sincèrement la femme de son directeur, raffinée, délicate, qu’il comparaît à sa sœur Rosalie et auprès de laquelle il cherchait appui et compréhension. Mais plus le génie de Wagner se développe, plus les conditions de la vie artistique de Dresde lui deviennent intolérables. Il met son espoir dans une transformation radicale de l’art qui accompagnerait un bouleversement politique.
C’est cette volonté de changement qui le poussera à se rapprocher de ses frères humains en participant aux mouvements révolutionnaires de Dresde de 1849. Cet engagement, face à la révolution et vu la tournure des événements, va signifier pour lui l’exil, un exil qui durera douze ans.
Le compositeur va s’établir en Suisse, à Zurich, bientôt suivi de Minna qui regrette amèrement sa position confortable de Dresde et qui le fait savoir. Wagner, dans l’incertitude où il se trouve, aurait besoin de tout autre chose que de cette acrimonie stérile. Mais il n’a rien, rien que cette femme qui le somme d’aller à Paris tenter sa chance comme compositeur d’opéras, refusant de partager sa vie avec ce qu’elle appelle : « un écrivain misérable et un directeur de concerts de coin de rue ». Si cela nous paraît dérisoire aujourd’hui, on peut concevoir que ce l’était encore plus pour Wagner lui-même qui l’acceptait pourtant avec une admirable patience.
Il n’a pas envie d’aller à Paris et n’a d’ailleurs pas l’argent pour effectuer le voyage. Pourtant il part. À Paris, au moins, il ne verra pas sa femme, il ne l’entendra pas ; et qui sait, peut-être verra-t-il un autre visage, entendra-t-il un autre langage.
L’aventure Jessie LAUSSOT
Quand un être se trouve dans un tel état de solitude et attend de rencontrer une âme qui le comprenne, il est rare qu’il ne la trouve pas. Et cette âme, jeune et pleine de compassion, a pour nom Jessie Laussot, c’est la femme d’un marchand de vin bordelais.
Wagner est invité par la mère de Jessie, Madame Taylor, à aller passer quelques jours à Bordeaux. Madame Taylor avait eu l’occasion de manifester son enthousiasme au compositeur à Dresde, à l’issue de la représentation de son Tannhäuser.
Instruite de la situation difficile du musicien, elle décide, avec l’aide d’une autre amie, Madame Julie Ritter, de mettre à sa disposition, chaque année, une somme d’argent confortable lui permettant de travailler uniquement à la composition de ses œuvres. Ravi, Wagner accepte cette bonne fortune et se rend à Bordeaux. Signalons que ce généreux projet n’aura pas de suite car 1’affaire de Bordeaux tournera mal. Cependant Madame Julie Ritter, elle, tiendra parole et versera régulièrement de l’argent au compositeur pendant près de 10 ans.
Wagner se rend donc à Bordeaux où il est reçu fort aimablement par toute la famille et surtout par Jessie qu’il retrouve chaque jour pour de longues conversations. Mais les conversations débordent rapidement le cadre musical, et c’est ainsi que naît une passion dévorante et totalement irraisonnée. Jessie est complètement envoutée par cet homme au génie supérieur et Wagner, lui, tente d’oublier ses échecs dans les bras de cette brûlante admiratrice. Dans un élan de délire amoureux, Richard décide de fuir le monde et de partir en Asie mineure pour y trouver une sorte de paradis terrestre et Jessie lui fait comprendre qu’elle est prête à partager sa fuite. Mais les passions les plus fortes sont aussi les plus fragiles. Le projet de fuite est découvert par la famille Laussot qui réagit. Tout s’effondre. L’illusion était immense et la déception sera immense.
Pourtant dans ce vide, dans ce néant, Wagner va renaître, ou plus exactement un autre Wagner va naître : c’est celui qui conçoit La Tétralogie. Si inspirer signifie faire naître l’enthousiasme créateur, on peut accorder à Jessie Laussot le titre d’inspiratrice car c’est dans la désillusion de leur rupture tragi-comique que Wagner, repartant à zéro, va, tout seul, s’élever vers des sommets jamais atteints.
Voir également :
– « L’affaire Jessie LAUSSOT » (NC)
Rencontres à Zurich
La solitude de l’artiste avec son œuvre ne signifie pas le repliement de l’homme sur lui-même. Si Wagner souffre de la situation difficile de l’artiste indépendant qui travaille à une œuvre qui ne sera peut-être jamais jouée et qui par conséquent n’est pas payé pour le travail qu’il fait, il n’en mène pas moins une vie sociale satisfaisante, voire mondaine, qui n’est pas dépourvue d’agréments. Il rencontre toute l’élite zurichoise où l’on compte une forte colonie allemande et dans cette société l’élément féminin ne manque pas et il est même de haute qualité.
Dans l’appartement qu’il occupe au Zeltweg, Richard a pour voisine Johanna Spyri qui deviendra l’auteur des aventures de la petite Heidi, et surtout la chanteuse Emilie Heim, interprète occasionnelle de ses œuvres, qu’il entoure d’une tendre sollicitude, n’hésitant pas à lui adresser de sa fenêtre quelques petits signes affectueux. Mais les plaisirs de la conversation ou même un brin de cour ne sauraient remplir un cœur comme celui de Wagner. Depuis l’aventure avec Jessie Laussot, ce cœur est libre. Pourtant l’inspiration de manque pas : L’Or du Rhin, La Walkyrie ont pu se passer de muse. À moins que ce soit le souvenir de Jessie qui agite Wagner quand il écrit ce merveilleux premier acte de La Walkyrie qui ruisselle des plus tendres et des plus émouvantes mélodies.
Mathilde WESENDONCK, la muse, l’inspiratrice
Pourtant, si l’on regarde ce qu’il y a écrit à la fin de la partition manuscrite du premier acte de La Walkyrie, on voit : “terminé à la fin de 1854 G.S.M.” Ce qui signifie : “Gesegnet sei Mathilde” ou “Bénie soit Mathilde !”
Cette Mathilde, c’est bien sûr Mathilde Wesendonck, la muse wagnérienne par excellence. Mathilde fait partie de la riche société zurichoise. Wagner l’a rencontrée en 1852, il est alors âgé de 39 ans. Elle est l’épouse d’Otto Wesendonck, de 15 ans plus âgé qu’elle : c’est un homme d’affaires de haut vol qui procure à sa femme une vie sociale conforme à ses revenus, c’est-à-dire élevée. Mathilde apprécie cette vie bourgeoise aisée mais elle apprécie aussi les arts et les artistes. La présence, dans le cercle de ses relations, de Richard Wagner que tout le monde reconnaît comme un grand artiste, la flatte et même beaucoup plus : cette présence du Maître l’excite terriblement. Elle tient beaucoup à jouer un rôle et elle va s’appliquer à le jouer très bien. Mais jusqu’où et jusqu’à quand ? Wagner cherche un lieu tranquille pour composer ; Otto Wesendonck lui offre une petite maison, située à côté de sa propre demeure, qu’il baptisera : « l’Asile ». Wagner cherche l’argent nécessaire à assurer son existence ; Otto Wesendonck se charge de procurer à 1’artiste des moyens conformes à son génie. Mais plus que tout, Richard cherche la muse qui lui apportera exaltation et amour et c’est Mathilde qui cette fois répond à la demande du Maître.
Quand on écoute la musique de Tristan, on ne peut douter du fol amour que devait éprouver ces deux êtres, mais cet amour est-il un véritable amour ou est-ce l’amour de l’amour… Quoi qu’il en soit, si l’on se réfère à ce que Richard écrit dans son Joumal, rédigé à Venise en même temps que la musique du deuxième acte de Tristan, on peut penser qu’il a réellement souffert de sa séparation avec Mathilde, au point même de trouver quelques délices dans cette souffrance et dans ce renoncement.
Ce renoncement au bonheur, à la paix, à l’amour a été dicté par les agissements de Minna. Sa jalousie à l’égard de Mathilde la pousse à des scandales qui ne sont guère compatibles avec la position sociale d’Otto Wesendonck. Même si dans son for intérieur celui-ci a tendance à faire confiance à sa femme, il commence à trouver le génie un peu trop encombrant et Wagner préfère quitter Zurich et il va s’installer à Venise tout rempli d’une immense souffrance.
Entre le 21 août et le 12 octobre (son départ de l’Asile ayant eu lieu le 17 août), il rédigera pour Mathilde son Journal dans lequel il lui fera part de ses états d’âme allant de l’espoir le plus fou au désir de mort, de la résignation à la révolte. En voici deux courts extraits. Le premier est en date du 3 septembre : « ici s’achèvera Tristan, – malgré les tourmentes du monde. Et avec lui, si je peux, je m’en reviendrai, pour te voir, pour te consoler, pour te rendre heureuse ! Cela s’évoque à moi comme le plus beau, le plus sacré des désirs ! » L’autre extrait, en date du 7 septembre, exprime toute sa révolte et sa colère face à la résignation docile de Mathilde : « Aujourd’hui j’ai reçu une lettre de Madame Wille. Ce sont les premières nouvelles de toi. D’après ce qu’elle écrit, tu es résignée, calme et résolue à aller jusqu’au bout dans la voie du renoncement ! Les parents, les enfants ; les devoirs. Comme cela s’accordait mal avec mon état d’âme à la fois divinement serein et grave ! En pensant à toi, jamais ne me sont venus à l’esprit les parents, les enfants, les devoirs ; je savais seulement que tu m’aimais et que tout ce qui est élevé et fier en ce monde doit souffrir. De cette hauteur, je m’effraye de voir exactement déterminées les circonstances qui nous rendent malheureux. Alors je t’aperçois soudain dans ta magnifique demeure ; je vois toutes les choses, j’entends toutes les personnes dont nous devons rester éternellement incompris, qui ne se rapprochent de nous que pour nous séparer. Et il me prend une envie furieuse de dire : c’est à ceux-là, qui ne savent rien de toi, qui ne comprennent rien de toi, mais exigent tout de toi, que tu irais tout sacrifier ! Cela, je ne puis ni le voir, ni l’entendre, si je veux accomplir dignement la tâche qui m ‘est dévolue sur terre ».
Cependant, cette délicieuse souffrance semble s’être apaisée progressivement à mesure qu’approchait la fin du troisième acte de Tristan. Et pourtant est-il un morceau de musique qui, mieux que cette admirable mort d’Isolde, exprime l’irrésistible force de l’amour, plus fort que la mort ? Plus fort que la mort peut-être, mais pour ce qui concerne Richard et Mathilde, moins fort que le simple temps qui passe. Ils diront adieu à leur bel amour à 1’automne de 1861, au cours d’un bref voyage à Venise où Richard est venu retrouver Mathilde. Mais une Mathilde accompagnée de son mari et enceinte.
Entre temps, Wagner qui s’était séparé de Minna après son départ de Zurich en 1858, tente de reprendre un semblant de vie commune avec son épouse durant le long séjour qu’il fait à Paris.
Voir également :
– Mathilde WESENDONCK (NC)
Pauline von METTERNICH, l’amie intellectuelle et l’alliée politique
Après une série de concerts qui se soldent par un énorme déficit, son Tannhäuser est mis en répétition à l’Opéra de Paris grâce à l’intervention de sa protectrice et admiratrice, la princesse Pauline de Metternich, qui obtient pour lui 1’accord de Napoléon III. Mais comme chacun sait, c’est la chute stupide et lamentable de Tannhäuser sous les coups de la cabale. Après Paris, Minna dont la santé est déclinante, a enfin compris qu’une séparation est devenue nécessaire et elle retourne à Dresde. Wagner ne la verra qu’en de rares occasions se contentant de lui envoyer l’argent nécessaire à la vie confortable, mais modeste, qu’elle-même souhaitait mener. Elle ne cherchera plus jamais à diriger sa vindicte contre son mari qu’au contraire elle défendra en publiant un rectificatif quand un journaliste mal intentionné déclara que le compositeur Richard Wagner laissait sa femme mourir de faim. Minna mourra seule et Richard n’ira pas à son enterrement.
Il faut dire qu’arrivé à cette époque de sa vie, il aura enfin trouvé une femme, sa femme, Cosima. Les premières années de la décade 1860 sont les plus agitées de la vie de Wagner avec une grande instabilité géographique et sentimentale.
Voir également :
– Princesse Pauline de METTERNICH (SB)
Les amies de l’infortune : Mathilde MAIER et Frédérique MEYER
Mathilde Maier, célibataire de 29 ans et Frédérique Meyer, une actrice vieillissante, règnent tour à tour sur le cœur du Maître. Mathilde Maier, cette autre Mathilde, est une jolie blonde aux joues roses que Wagner a rencontrée à Mayence en 1862 et dont la figure reste liée aux Maîtres Chanteurs et plus particulièrement au personnage d’Eva pour qui le cœur de Richard, à l’instar de Hans Sachs, ressent une indicible tendresse.
C’est peu avant leur rencontre que Wagner a écrit le poème des Maîtres Chanteurs qu’il s`apprête à mettre en musique. Il va s’ébaucher entre Richard et Mathilde une liaison dont il est difficile de préciser les limites. Une amitié amoureuse va naître dont il est difficile de définir l’intensité. Une importante correspondance est échangée et Richard envoie des petits billets amoureux à celle qu’il nomme « la petite femme aimée » ou « la chère enfant » ou encore « le cher ange« , l’invitant à partager sa vie, ou plus exactement son appartement. Mais Mathilde refuse et Wagner continue ses expéditions de mots d’amour, se moquant de la « bigoterie bourgeoise de Mathilde et de sa famille« .
En 1864, alors qu’il séjourne au bord du lac de Starnberg, il demande une dernière fois à Mathilde de venir le rejoindre et elle refuse encore. Mais cette fois elle a eu raison de refuser car, entre le moment où Richard a écrit sa lettre et le moment où elle a répondu, Cosima, elle, a dit oui. Mathilde avait-elle déjà compris que Wagner attendait une autre femme ? Ou bien, connaissant ses limites, a-t-elle choisi de sacrifier son amour pour ne pas décevoir le génie qui l’a regardée avec tendresse ? Quoi qu’i1 en soit, Wagner n’oubliera pas « le petit trésor de Mayence” et les contacts, bien que rares, ne seront pas interrompus. Fidèlement, Mathilde se rendra aux premières représentations de Tristan et des Maîtres à Munich et de La Tétralogie et de Parsifal à Bayreuth malgré le handicap de sa surdité. Après la mort de Richard, elle restera une fidèle du Festival de Bayreuth.
Mais revenons au début de l’année 1864. Pressé par ses créanciers qui le menacent, au plus fort d’une crise financière inextricable, Wagner s’enfuit de Vienne et cherche refuge à Zurich. Otto Wesendonck, prétextant un deuil familial récent lui refuse l’hospitalité et le musicien se réfugie chez sa vieille amie, Eliza Wille. Celle-ci accepte de recevoir le malheureux Richard qui cette fois à d’autres soucis que celui de faire le joli cœur. Sa situation est tellement désespérée qu’il envisage même un mariage avec une riche veuve, Madame de Bissing, la propre sœur d’Eliza Wille. Quand le mari d’Eliza rentre de voyage, il s’étonne de la présence du musicien et lui fait comprendre qu’il serait préférable pour lui de trouver un autre refuge. Wagner quitte Zurich pour Stuttgart.
C’est là que se produira l’événement le plus formidable de sa vie : l’appel de Louis II, le jeune roi de Bavière, rencontre qui va provoquer un changement complet dans ses conditions d’existence. Grâce à ce monarque qui lui voue une véritable adoration, il sent que ses rêves artistiques vont enfin pouvoir se réaliser. La faveur royale lui permet de s’installer dans une belle villa située en bordure du lac de Starnberg, tout près du château de Berg où réside le roi auquel il rend visite presque chaque jour. Il est heureux, il ne lui manque rien. Pourtant si, une chose lui manque, pas une chose, un être, une femme, c’est autant dire que tout lui manque.
Voir également :
– Mathilde MAIER (SB)
Cosima von Bülow, née LIZT
C’est alors qu’il lance des invitations à tous ses amis à venir le rejoindre dans sa villa. Comme nous l’avons déjà dit, Mathilde Maïer refuse mais Cosima, elle, accepte. Cosima est la fille de Franz Liszt, le grand ami de Wagner. En 1857 elle a épousé le pianiste et chef d’orchestre Hans de Bülow, l’élève préféré de Liszt et le disciple le plus fervent de Richard Wagner. En cette année 1857, pendant leur voyage de noces, Cosima et Hans sont venus rendre visite à Richard à Zurich et ils reviennent l’année suivante. Bien plus tard, Richard et Cosima se rappelleront de l’étrangeté de leurs sentiments au moment de ces rencontres : sentiments d’un attrait irrésistible dont ils ne comprenaient ni la raison ni la nature. Ils auront plusieurs occasions de se revoir jusqu’à ce jour de novembre 1863, à Berlin, où ils se feront mutuellement le serment de s’appartenir l’un à l’autre. Cosima arrive donc à Starnberg et par précaution elle arrive même huit jours avant son mari. Neuf mois plus tard, elle mettra au monde une petite fille qu’on baptisera Isolde. Richard en est bien sûr le père. Il a 52 ans et il a enfin trouvé la femme de sa vie, digne de lui et dévouée corps et âme. Par malheur, cette femme a déjà un mari et ce mari n’est pas un personnage quelconque. S’il présente parfois quelques bizarreries de caractère, il n’en est pas moins un des meilleurs et des plus célèbres musiciens de sa génération, très fervent et dévoué disciple de son maître Richard Wagner.
On peut imaginer ce que ce ménage à trois a pu représenter de mensonges, de tromperies, de patience et de souffrance pour chacun de ces trois êtres. Mais l’amour sera le plus fort, ou plus exactement l’amour de Cosima pour Richard et de Richard pour Cosima.
Le 12 mai 1866, Cosima, résolue à vivre auprès de Richard, vient s’installer à Tribschen accompagnée de ses trois enfants : Daniella et Blandine, les filles de Hans et la petite Isolde. Ils resteront dans cette maison de Tribschen jusqu’en 1872. C’est là que naîtront les deux autres enfants de Wagner : Eva en 1867 et Siegfried en 1869. En 1869, Cosima qui n’est toujours pas légalement séparée de son époux conjure le pauvre Hans d’accepter le divorce et le 25 août 1870, enfin libérée de toutes chaînes, elle épouse Wagner dans la petite église protestante de Lucerne.
Voir également :
– Cosima WAGNER (SB)
Judith GAUTIER
Durant ces années de vie à Tribschen, Richard et Cosima reçoivent de nombreuses visites dont celle de Judith Gautier, accompagnée de son époux Catulle Mendès. Plus tard, en 1876, le cœur du vieux Maître débordera de passion pour cette belle jeune femme.
Avec nostalgie, Richard et Cosima quitteront leur asile de Tribschen et Cosima notera dans son Journal sa toute dernière impression que voici :
« Je rentre en barque à la maison pour la dernière fois. Impression idyllique. Le soir je me promène à travers tout Tribschen. Je suis remplie de gratitude à l’égard de la divinité qui m’a accordé ici tant de bonheur ; tout ici était beau, même ce qui était lourd à porter ».
Wagner a choisi la petite ville de Bayreuth pour y construire son théâtre dont la première pierre sera posée le 22 mai 1872. Les premières représentations, elles, auront lieu en août 1876. Judith Gautier, divorcée depuis deux ans de Catulle Mendès, arrive le 20 août pour la deuxième série des représentations et restera à Bayreuth jusqu’au début septembre. Le Maître fait lui-même les honneurs de sa maison à la belle Judith et lui sert aussi de guide pour la visite des installations du théâtre. A-t-il été réellement amoureux ou a-t-il seulement fait semblant de l’être pour ressentir, une fois encore, le trouble délicieux que procure cet état ? Quoi qu’il en soit, il se complaît dans la compagnie de Judith et après son départ il rôdera tristement sous les fenêtres de sa maison. Il entretiendra avec elle une correspondance assidue en un français pittoresque, plein de déclarations enflammées dont voici un petit échantillon : « Chère âme ! Douce amie ! Je vous aime toujours ! Toujours vous me restez ce que vous êtes, le seul rayon d’amour dans ces jours si réjouissants pour quelques-uns et si peu satisfaisants pour moi. Mais vous étiez pour moi pleine d’un feu doux, calmant et enivrant ! Oh ! Que j’aimerais vous embrasser encore, chère douce !… Je vous plains de votre existence. Mais tout est à plaindre. Surtout ce serait moi si je suivais votre conseil de vous oublier ».
De Paris, Judith adressera à Cosima et à Richard de nombreux cadeaux, des toilettes, des scieries, des eaux de bain, des parfums… elle retournera à Bayreuth en septembre de l’année 1881 mais Cosima, dans son Journal, ne fera aucun commentaire sur cette visite.
Cette idylle, quelle qu’elle fût, n’entachera pas l’amour de Richard et Cosima.
Cosima se voue littéralement au génie qu’elle admire. Dans le moindre de ses mots ou de ses gestes, elle voit une raison de l’aimer davantage. En l’entourant de sa tendresse, elle veut le préserver le plus possible de l’hostilité extérieure. Wagner, dans cette paix, dans les qualités intellectuelles de Cosima et dans les preuves d’amour qu’elle lui donne, trouve tout simplement le bonheur. Un tel bonheur ne se mesure pas et même si Cosima, tel ou tel jour, a le cœur gros, et si même tel ou tel jour Madame Wagner a presque du vague à l’âme, qu’est-ce que cela signifie ? Un bonheur trop grand, un bonheur trop lourd, quand autour la vie continue avec ses grandes et ses petites méchancetés. Et ce bonheur, un jour, va s’arrêter. L’immense géant est épuisé. Son cœur, sa pompe cardiaque est devenue trop grosse et flasque. La mort se présente et veut sa proie. Elle va agir avec sa mesquinerie coutumière. Elle distille un pauvre parfum d’illusion à Richard qui rêve peut-être d’une jeune femme à qui il fera encore une cour dévorante. Cette jeune beauté s’est annoncée en visite à Venise au Palais Vendramin, c’est Carrie Pringle, une fille fleur du Parsifal de Bayreuth 1882. Évidemment, Cosima est jalouse et elle a la faiblesse amoureuse de le dire à Richard. Et Richard, dans les tourments de sa santé très chancelante, a la grandeur d’accepter cette petite scène de ménage qui lui rappelle des temps bien lointains : les temps bien lointains de sa jeunesse. Mais son vieux cœur n’est plus en mesure de supporter de tels bouillonnements. Richard s’est étendu sur un petit canapé, on dirait qu’il dort. Cosima appelée en hâte, recueille le petit corps docile et le berce, et c’est ainsi qu’il s’endort pour toujours. Il repart comme il était venu, blotti contre le corps d’une femme.
Voir également :
– Judith GAUTIER (SB)
En guise de conclusion
C’est ainsi que s’achève l’histoire de cette vie sentimentale marquée par trois astres qui brillèrent tour à tour de façon plus ou moins éclatante. La postérité a fait de Mathilde Wesendonck la muse, l’inspiratrice, image de la femme désirable, symbole de l’amour impossible. C’est elle qui exalte le poète, qui aide l’artiste à atteindre le sommet de son art. Mais l’union de la muse avec l’artiste ne dure que le temps d’une création. Les soucis du quotidien ne sont pas son fait et elle laissera aux deux femmes légitimes le soin de se les partager. Minna sera la compagne d’un quotidien où domineront, pour elle, les soucis d’argent, les échecs, les fuites, les peurs et les mille désagréments que doit affronter un ménage souvent trop pauvre. La vie fera d’elle une épouse délaissée mais elle lui donnera le grand privilège d’être la femme que le jeune Richard Wagner crut prendre pour la vie entière ; la femme qu’il aima d’un amour plein de fougue, d’enthousiasme, de spontanéité mais aussi d’inconscience et de maladresse, un amour qui, s’il ne fut pas très constructif, fut dicté par un véritable élan du cœur. C’est Cosima qui apportera à Wagner la stabilité et la paix propices à la construction. Elle attendra son heure, mais le moment venu, elle se mettra au service de celui qu’elle admire depuis toujours, avec une force et une détermination que rien n’aurait pu arrêter. Pour cet homme qui n’a que deux ans de moins que son père, Cosima se transformera tour à tour en épouse, en mère, en domestique ou secrétaire, en confidente ou conseillère avec la même résignation amoureuse.
Dans ce havre de paix, Wagner pourra enfin concrétiser ses rêves : il fondera une famille, il érigera son propre théâtre et il prendra même le temps d’écrire le récit d’une vie qui n’en finira pas de faire couler de l’encre. Mais quand le temps qui passe aura estompé peu à peu les figures de ces compagnes d’une vie, les autres femmes, celles à qui Wagner a donné vie dans ses œuvres, resteront les témoins éternels de son génie : Ada, la fée et Isabella, la religieuse novice qui toutes deux quittent leur solitude privilégiée au nom de l’amour ; Senta et Elisabeth qui feront le sacrifice de leur vie au nom de l’amour ; Elsa qui anéantira un bonheur qui lui semble factice et mourra de l’impossibilité de son amour ; Sieglinde, Brünnhilde et Isolde, les grandes prêtresses de l’amour rédempteur ; Kundry, qui n’ayant pu vivre par l’amour, réussit à mourir par l’amour ; sans oublier la gentille Eva qui, le temps que dure une comédie, et elle dure longtemps comme toujours chez Wagner, peut croire au bonheur de l’amour.
Toutes ces héroïnes laisseront à Cosima le soin et la charge de porter le deuil après la mort de son époux et elle le fera admirablement et longtemps puisqu’elle lui survivra 47 ans.
Entre temps, Wagner sera lui aussi devenu un personnage mythique, presque divin et le message d’amour qu’il a laissé à l’humanité n’est pas près de s’épuiser.
in WAGNERIANA ACTA 1996 @ CRW Lyon