L’ART COMME RÉVOLUTION : WAGNER ET PROUDHON

Si Wagner défraya la chronique culturelle et musicale de son temps, s’il fut même un activiste révolutionnaire frappé d’exil et poursuivi par les forces de police même en dehors de son pays, et s’il fut enfin le Maître de Bayreuth célébré comme l’un des artistes majeurs de son époque, l’illustre compositeur n’en demeurait pas moins avant tout un homme fait de chair et de sang, animé de passions, avec un caractère parfois violent, parfois facétieux, et même parfois tendre…

L'ART COMME RÉVOLUTION : WAGNER ET PROUDHON

RICHARD WAGNER, LE THÉORICIEN

Des prises de position politiques à l’œuvre d’Art totale : un pas seulement…  ; D’Un Théâtre à Zurich au Festpielhaus de Bayreuth : Wagner, théoricien de l’art ; La bibliothèque de Richard Wagner ; « Les affinités électives » de Richard Wagner (ses maîtres à penser en matière de musique, littérature, philosophie, politique : Wagner et Proudhon ; L’Allemagne et les allemands selon Richard Wagner ; Wagner sur tous les fronts : Les allemands et le climat !

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DRESDE ET LES GRANDS OPÉRAS ROMANTIQUES (1842-1849)
Richard Wagner a déjà connu nombre de désillusions : l’artiste a frappé à beaucoup de portes, cherché à se faire entendre comme compositeur, directeur musical, théoricien… Mais aux quelques maigres succès qu’il rencontre succèdent de retentissants échecs. Et cette série d’espoirs et de désillusions va se poursuivre encore un certain temps. (lire la suite)

par Michela LANDI (Université de Florence)

In MEDIEVALES 55 : RICHARD WAGNER ET LA FRANCE
Actes du Colloque International des 13, 14 et 15 février 2013
publiés par les soins de Danielle Buschinger et Jürgen Kühnel
Texte reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteure
pour lire le texte dans son intégralité sur le site www.academia.edu, cliquer ici.

 

Pierre-Joseph Proudhon, né le 15 janvier 1809 à Besançon et mort le 19 janvier 1865 à Paris

L’idée d’une aliénation causée par la civilisation et d’une rédemption par l’art – notamment par la musique – remonte, comme Mario Fubini l’a bien montré, à la pensée de Rousseau1. L’idéologie révolutionnaire, tout en s’appropriant ce messianisme laïque, refuse de reconnaître à l’art sa fonction cérémonielle dans le cadre de la célébration du pouvoir : une nouvelle destination éthique et esthétique, pratique et transcendentale en même temps, l’attend. Le grand questionnement autour de ce double statut ne cesse, depuis l’avènement de la société libérale, de se reproposer, depuis Novalis jusqu’à l’école de Francfort, en passant par Schopenhauer, Nietzsche2, Wittgenstein. Les artistes sont concernés; et Wagner est, on le sait, au cœur du débat.

Situé entre les raisons de la révolution et les fastes de la religion, l’art est forcé à l’acceptation d’un compromis entre la pensée de l’équivalence, qui est de l’ordre de l’éthique, de la justice et de la loi, et la pensée de la surabondance, ou de la grâce, qui est de l’ordre de l’amour et de la gratuité. À côté d’une justice distributive, visant à introduire dans les partages inégaux le plus haut degré d’égalité compatible avec la productivité et l’efficacité de la société, une possibilité qu’a l’amour en tant que don, c’est de contribuer, par la valeur exemplaire de l’exception, de la surabondance et de l’excès, à l’universalisation de la règle morale. Car, seul le religieux, par l’acte cérémoniel qu’il encourage, permet la renonciation à toute réciprocité exacte, donnant lieu à celle que l’on appelle, dans le domaine théologique, la «suspension de l’éthique»3. Face au problème de la destination sociale de l’art – pour reprendre le titre d’une cuvre de Proudhon4– l’ancien débat doctrinaire se repropose : au moment où l’art est dépossédé de sa valeur rituelle5 le sujet-artiste, concerné par une perte de fonction6, cherche – au milieu de contradictions patentes entre autodétermination et justification sociale7 – son statut politique, ce dont Wagner justement prend conscience8.

C’est dans ce contexte qu’il convient de situer la rencontre de Wagner avec la pensée de Proudhon, cet héritier – critique, il est vrai – de Rousseau. La réélaboration dialectique, de la part du musicien, de cette pensée acquiert en effet une valeur initiatique autant que symbolique : elle constitue le point de départ d’une réflexion qui s’ouvre, chronologiquement, sur L’art et la révolution (1849) pour se refermer sur La religion et l’art (1880). Encouragé, comme nous le verrons, par quelques ambiguïtés idéologiques inhérentes à l’anarchisme socialiste, ce parcours révèle de façon emblématique, entraînant la réversibilité même de ses catégories, la coexistence problématique de deux phénomènes complémentaires : d’un côté, la politicisation de l’art, centrée sur la primauté de la justice, de la civilisation et de l’histoire; de l’autre, l’esthétisation de la politique, où prime la force, la subjectivité exemplaire, le mythe et la nature9.

Nous allons finalement reconnaître chez Wagner la prise en compte de la question sociale de l’art et, en même temps, la nécessité d’une «suspension de l’éthique» qui trouve sa raison d’être – c’est du moins l’opinion de Nietzsche. de Wilde et de Bernard Shaw10 – dans l’anarchisme socialiste même. Au cœur de cette contradiction est celui que nous allons appeler le “complexe de Siegfried« 11. Héritier direct des “Ingénus” voltairiens et des “Émiles” rousseauiens ; point de contact entre l’exception individuelle et la règle morale12, Siegfried, conçu par Wagner dans la période révolutionnaire à l’occasion de la rédaction du poème La mort de Siegfried, est bien l’incarnation de l’exception esthétique, telle qu’elle doit être réabsorbée – la mort du héros, dit Adorno, rentre dans la conscience de ces limites13 – par le système économique. Dans ce personnage, intolérant à l’égard des anciens pactes sociaux et des lois morales14, nous reconnaissons finalement tout sujet empirique se faisant le représentant d’une société d’individus dont la nature purement humaine – qui s’identifie, la Romantik aidant15, avec la plus pure expression de l’art – souffre à cause du formalisme juridique qui l’opprime16, comme Wagner même le dit dans L’art et la révolution, “le poète dramatique réunit en lui toutes les souffrances des autres artistes”17. D’où, vraisemblablement, l’accusation de théâtrocratie et de démolâtrie que Nietzsche lui lance18.

En quête de figures et d’événements emblématiques à même d’illustrer le mythe d’une palingénesie sociale, Wagner affronta la révolution de Dresde, selon ses propres mots, avec la candeur d’un enfant19. L’exemple vivant de Bakounine semble avoir joué, à ce moment, un rôle essentiel: cet homme imposant et vigoureux, dans la plénitude de la jeunesse et de l’énergie vitale20 devient chez lui, le modèle du héros épique sans tâche et sans peur: ayant renoncé «à tous les revenus qu’il tenait de sa famille21 il était, en même temps, le saint et l’idiot. Sa «barbarie ennemie de toute civilisation», s’unissant aux exigences du plus pur idéalisme»), suscita chez le musicien, alors asservi à sa fonction de Kapellmeister, « l’effroi involontaire » et « l’irrésistible attrait »22. Un rôle analogue est, semble-t-il, joué par le personnage idéal de Proudhon. Wagner partage avec ce dernier, qu’il n’a pourtant jamais rencontré, le destin épique de l’homme innocent persécuté par la misère et l’injustice23. Pour ces individus d’exception, que nous n’hésitons pas à situer dans l’héritage de Rousseau, auteur d’une Consolation des misères de ma vie (1781) vaut, semble-t-il, ce que Nietzsche dit à propos de l’idéologie dans sa Généalogie de la morale: elle nait du ressentiment personnel24, et du besoin conséquent d’une réparation cosmique. Une blessure narcissique est apparemment à l’origine de ces destins exemplaires. Fils putatifs, orphelins symboliques25, en l’absence d’une famille biologique qui s’occupât de leur formation et ayant fait l’expérience de la misère, ils finissent par s’arroger la tâche même du rédempteur26. Manifestant une intolérance instinctive pour la loi injuste du Père, ils rêvent, tout comme les enfants de la Révolution, d’un parricide symbolique: l’amour à l’état pur ne pourra triompher qu’à la suite d’une nouvelle justice distributive. Audacieux par temperament27, et se faisant en même temps publicistes, volontiers auto-apologistes, traitant la parole comme l’épée28, et privilegiant l’action et l’évidence axiomatique (la «vérité frappante», selon le mot de Wagner)29, Proudhon et Wagner affichent, à côté de Rousseau, leur anti-intellectualisme et leur éclectisme d’autodidactes30 ; tous les deux, ayant fait des études de philologie et de linguistique, ont abouti, par ce chemin, à des analyses politiques et à des mythologies économiques justifiant la révolution: destinée, celle-ci, à fonder, en remplaçant la loi transcendante de l’histoire par les lois immanentes de la nature, une société en même temps organique et scientifique.

Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, publié le 30 juin 1840

Au delà de ces analogies typologiques, l’examen de quelques passages répérés dans Qu’est-ce que la propriété ? nous fournit de bonnes raisons pour croire à l’intérêt que Wagner a réservé à Proudhon. Ce dernier se réclame, dans son essai, de Grotius rapportèrent, comme l’on sait, Montesquieu et Rousseau: «Dans l’origine, toutes choses étaient communes et indivises: elles étaient le patrimoine de tous…»31. Grotius nous explique « comment cette communauté primitive finit par l’ambition et la cupidité, comment à l’âge d’or succéda l’âge de fer, etc.). Ainsi, ajoute Proudhon filant la métaphore biblique de l’homme forgeron de son mal qui aurait bien pu inspirer le Ring, «le droit de la propriété a été le premier anneau de cette longue chaine de crimes et de misères que le genre humain traine dès sa naissance»32. Là où «un éclair de vérité illuminait les sociétés primitives, les premières spéculations des chefs ne pouvaient enfanter que ténèbres : le crépuscule du monde, en d’autres termes, a eu lieu à cause de quelques géants-patrons qui ont imposé par la force des lois injustes. Si la propriété, se demande Proudhon évoquant le contractualisme hobbésien et rousseauien, a sa source d’abord «dans la guerre et la conquête, puis dans des traités et des contrats», ces contrats ont-ils fait les parts égales, ou bien furent-ils «imposés par la force et reçus par la faiblesse? La réponse, digne d’un Machiavel, est évidente: dans ce cas «ces contrats sont nuls […] et nous vivons dans un état permanent d’iniquité et de fraude »34. Là où la société de fait remplace la société de droit (mythe du droit et mythe de l’origine étant chez Proudhon une seule et même chose), l’homme est autorisé à les désavouer pour rétablir l’ordre social : l’exception réaffirme la règle. Ce thème va être, nous le savons, central dans le Ring, où la valeur contractuelle est souvent mise en question par des actions de force individuelle35 qui ouvrent la possibilité de disposer librement du travail d’autrui; en d’autres termes, de la propriété36. Siegfried est, comme le rappelle Adorno, celui qui, innocenté par sa candeur et admiré par sa vigueur, est à l’abri de l’obligation des contrats et de la propriété37: libre est celui qui, par sa force, soustrait son bien à celui qui l’a conquis par une action frauduleuse38.

Le chapitre II, par. 2, de Qu’est-ce que la propriété ? mérite à notre avis une attention particulière, en ce qu’il pourrait avoir directement influencé Wagner et, notamment, sa conception du théâtre en tant que métaphore de l’établissement social : conception qui, comme l’on sait, remonte à Rousseau et à sa Lettre à d’Alembert »39. Le point de départ de Proudhon est, bien avant la révision célèbre qu’en a donnée Nietzsche, le De finibus bonorum et malorum cicéronien : 

De même que dans un théâtre, qui est un endroit commun à tous, […] chaque place appartient à qui l’a occupée, de même, dans la cité commune ou le monde, le droit ne s’oppose pas à ce que chaque chose appartient en propre à quelqu’un40.

Puisque dans un théâtre on ne peut pas occuper simultanément plusieurs places, “nul n’a droit qu’à ce qui lui suffit” – suum quidque cuiusque sit41. Ce théâtre, chez Proudhon tout comme chez Rousseau, n’est pas le monde en tant qu’idée abstraite, voire la terre en tant qu’oikos. Là où l’eau, l’air et la lumière sont en effet, dit-il, presque infinis, et ainsi préservées de toute appropriation42 – ce pourrait être là déjà le grand sujet du Ringla terre seule est mesurable: elle est l’égale du capital. Traitée, depuis toujours, comme une “lice immense” dans laquelle les prix, d’abord disputés à coups d’épée, par la force et la trahison, le seront plus tard par la richesse acquise43, la terre, continue Proudhon, doit échoir en partage égal à chacun pour son plaisir autant que pour son travail ; tous seront, tour à tour, comme le voulait Rousseau44, acteurs et spectateurs ; occupant une place, ou jouant leur propre rôle45. Mais comment se demande-t-il – traiter les « inégalités de talent ou d’industrie »46 pour que chacun puisse occuper au théâtre la place qui lui revient ? De la valeur-travail d’une oeuvre la collectivité entière est détentrice; cette valeur collective, toujours en «excès» par rapport à la valeur individuelle, justifie à l’en croire l’existence du talent, qui n’est qu’un capital social accumulé, une plus-value appartenant de droit à la communauté qui lui a fourni les moyens; suivant le principe de la justice distributive, d’autant plus grand le talent, d’autant majeure est la dette de celui qui le possède à l’égard de la société qui l’entretient47. C’est donc l’égalité des fortunes qui assure au talent sa supériorité; si la propriété “fait du poète un Crésus ou un mendiant”, “l’égalité seule sait l’honorer et l’applaudir en réglant “le droit de celui qui chante et le devoir de celui qui écoute”48. Ainsi, l’individualisme libéral et le “transcendantalisme communiste”, selon la formule de R. Damien49, sont, au même titre, assurés: l’artiste doit faire par son cuvre selon l’éthique de la réciprocité, son «hommage volontaire à l’humanité; lui restituer ce qu’elle lui a prêté en se faisant, ajoute Proudhon, «l’instrument de la nature»: l’oeuvre accomplie, comme Kant l’avait vu, retourne à son principe et le cercle de la civilisation, comme ce sera plus tard dans le Ring, est refermé.

L’idée d’un théâtre national où le peuple, enfin débarrassé des “ordres des pères […] contraires à la nature »50 forme l’assistance régénerée, compense chez Proudhon les effets de la division du travail51: une société organique, sans classes, viendra s’opposer à la ploutocratie qui oriente le goût collectif faisant coincider, comme Rousseau l’avait vu52, artifice et privilège. Le théâtre grec offre à Proudhon le modèle d’un art désinteressé où s’harmonisent ouvriers et artistes, art et nature, corps et esprit, superstructure et Infrastructure :

Si j’osais comparer la société humaine au choeur des tragédies grecques, je dirais que la phalange des esprits sublimes et des grandes âmes figure la strophe, et que la multitude des petits et des humbles est l’antistrophe. Chargés des travaux pénibles et vulgaires, tout-puissants par leur nombre et par l’ensemble harmonique de leurs fonctions, ceux-ci exécutent ce que les autres imaginent. Guidés par eux, ils ne leur doivent rien : ils les admirent cependant et leur prodiguent les applaudissements et les éloges.53

Il s’agit, comme Robert Damien le voit bien, d’une “société « religionnaire » qui lie l’effectif et l’affectif »54, et par laquelle on en arrive à une conciliation entre le problème de la liberté de l’art et de celle que Proudhon appelle sa «destination sociale». Les raisons d’une telle conciliation s’éclairciront, d’ailleurs, dans son Idée générale de la Révolution au XIX siècle : 

Trouver une forme de transaction qui, ramenant à l’unité la divergence des intérêts, identifiant le bien particulier et le bien général, effaçant l’inégalité de nature par celle de l’éducation, résolve toutes les contradictions politiques et économiques: où chaque individu soit également et synonymement producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur et administré ; ou sa liberté augmente toujours, sans qu’il ait besoin d’en aliéner jamais rien55.

Publié à Paris en 1840, et traduit en allemand en 1844 (l’année même où paraît L’unique et sa propriété de Stirner56), Qu’est-ce que la propriété ? ne tombe dans les mains de Wagner, selon son propre témoignage, qu’en 1849, juste après la révolution de Dresde57. Mais dès son premier séjour parisien (1839-1842) où il fait, tout comme Proudhon, l’expérience de la misère58 et se pose des questions sur le paupérisme, Wagner a pu entrer en contact avec ses idées, qui, d’ailleurs, circulaient dans le milieu intellectuel français. Proudhon est cité à quelques reprises, mais toujours de manière empressée – sinon laconique – dans Ma vie 59; il est à craindre que cette autobiographie, dont la rédaction est tardive et souvent tendencieuse, n’attribue à l’influence du penseur anarchiste le même rôle qu’y a joué l’épisode de la révolution de Dresde : un élan juvénile sans conséquences politiques ni pénales. En tout cas, nombre d’idées que Wagner expose dans Ma vie relèvent indéniablement de la pensée de Proudhon, qui aurait pu alors avoir fourni a posteriori, à l’auteur de Parsifal, des vagues paradigmes pour réinterpréter son propre passé. Parmi ces emprunts probables figure le plan de réorganisation du théâtre que Wagner avait présenté, dès 1847, à Dresde, et dans lequel il avait montré sans succès comment, en réunissant les musiciens en une société de concert et en utilisant judicieusement les fonds royaux, “on arriverait à une répartition plus juste des appointements et à un travail plus productif des artistes”. Ce surplus de productivité, explique-t-il, “devait servir tant à relever l’esprit artistique de l’opéra qu’à améliorer la situation économique des musiciens. »60 En 1849, pendant la révolution de Dresde, lorsque son ami Roeckel, s’appuyant sur les leçons de Proudhon et d’autres socialistes, “voulait détruire la puissance du capital par la production du travail et construire un monde moral nouveau”61, la conciliation du destin de l’artiste avec la justice sociale inquiète Wagner. À sa demande : “où trouverait-on des hommes qui voulussent se livrer à un travail intellectuel ou artistique lorsque tous seraient réduits au même état d’ouvriers ?”, la réponse de Roeckel, Proudhon à l’appui, est la suivante :

Le fait que tous prendraient leur part de besogne, selon les forces et le talent de chacun, ferait disparaître totalement ce que la loi du travail a de pénible et de dur: travailler ne serait finalement plus que s’occuper dans un sens nécessairement artistique. N’est-il pas prouvé dès maintenant que le champ sur lequel peine un seul paysan rapporte moins que lorsqu’il est cultivé par plusieurs mains ?

Ce malentendu – tous ouvriers, tous artistes – présent dans la pensée même de Rousseau et de Proudhon, est à l’origine du renversement épistémologique qu’on avait annoncé: des raisons politiques de la révolution on en vient à celles, théologiques, de la rédemption; de la justice, à l’excès et à l’exception libératrice. Les illusions, poursuit en effet Wagner, “que Roeckel m’exposait avec une emphase superbe, me portaient […] à vouloir coopérer à l’édification d’une société qui répondrait à mon idéal artistique le plus élevé”62. C’est bien le sujet d’un nouveau projet pour l’établissement d’un théâtre National à Dresde63, ainsi que de son essai L’art et la révolution (1849)64. À partir de ce texte inaugurant sa réflexion critique, Wagner se réclame, comme quelques biographes l’ont fait remarquer65, de la pensée de Proudhon pour formuler son idée de l’auvre d’art de l’avenir. Devant la menace, de la part de l’État, d’appliquer, à la suite de la révolution de Dresde, les lois somptuaires jadis invoquées par Rousseau (et que Proudhon avait d’ailleurs recommandées dans son traité sur l’utilité de la célébration du dimanche66), à savoir de retirer les subventions aux théâtres67, réputés autant coûteux que nuisibles pour l’éducation du peuple, il lui revient de défendre et illustrer, sur la voie même inaugurée par le citoyen de Genève, un nouveau théâtre populaire, où le plaisir et le travail68 puissent s’identifier dans une même activité; de créer, notamment, une entreprise sociale où les spectateurs seront des acteurs, et les ouvriers des artistes. Reconnaissant dans le théâtre le principe idéal du fonctionnement de la société, Wagner se réclame, tout comme Rousseau69, de l’exemple des Grecs qui, libres et forts, chassaient le tyran mais se soumettaient aux lois de la représentation. Le théâtre sera donc dès ce moment la nouvelle place publique où l’identité collective du peuple – dieu et prêtre à la fois – représente et célèbre son propre culte: le poète, en tant que pontife, médiateur sacré, viendra présider à ces fêtes de l’esprit70. Si la joie d’être soi-même et d’appartenir, en même temps, à une communauté est, comme Wagner le dit avec le Génevois, la forme de liberté la plus élevée, elle ne supporte, en tant que telle, aucune autorité71. Résultat d’un pacte social mensonger entre le public et l’artiste, qui cherchent, au même titre, une autonomie factice – celle que leur donne leur seule idole, l’or72 – l’autorité que les nouveaux Pères, jadis enfants parricides, représentent actuellement, n’a plus aucune valeur: une démocratie sincère doit remplacer ce régime hypocrite et marchand. Comme Rousseau et Proudhon, Wagner, épris de messianisme, croit, dans son essai, que la révolution est “à venir”: par la rupture contractuelle qu’il souhaite, l’homme, accablé de travail, va devenir généreux, beau et fort73. Une égalisation de forces – état de fait reconnu dans un modèle social ancestral – va donc remplacer l’égalité de droit établie par la force elle-même: l’instinct vital de la Nature l’emportera sur la mécanisation et la division du travail, et dictera sa loi à la culture et a la civilisation74. Le nouvel art, de son côté, ne demandera pas, tout comme celui des Grecs, “qu’on le maintienne en considération d’un but placé hors de lui »75 : pour que le peuple soit libre de juger, il faut qu’il soit public et gratuit. L’État doit proportionner le moyens au but, de façon à mettre le théâtre en condition de ne s’occuper que de sa propre vocation. La direction serait prise par une corporation d’artistes qui se garantissent mutuellement le succès de leur activité.

Mais ce ne sont pas, comme on l’a vu, que les écrits théoriques76 qui se ressentent chez Wagner, de la pensée de Proudhon77. Selon John Louis Di Gaetani78 la clé pour l’interprétation du vol de l’or de la part d’Alberich dans le Ring est à rechercher dans ce qu’il appelle le “seminal slogan”79leitmotiv avant la lettre – de Qu’est-ce que la propriété ? : “la propriété c’est le vol”80. Si le lien établi entre l’anneau et le Walhalla nous rappelle que ce dernier emplacement est le symbole de la propriété conquise par l’abus de pouvoir, et que Wotan voudrait se l’approprier à son tour en soustrayant aux propriétaires eux-mêmes le fruit du travail ouvrier81, les dieux seraient les grands bourgeois finalement expropriés82. Cette thèse, aussi séduisante soit-elle, demande des considérations ultérieures: la suite des expropriations que le premier vol, en tant que rupture contractuelle, entraîne, assure non seulement un état de fait fondé sur l’égalisation naturelle des forces, mais aussi, et surtout, l’entretien d’une valeur cérémonielle de l’art : l’or, passant de main en main réaffirme, contre l’économie politique et la justice distributive, une économie symbolique qui, apanage des sociétés primitives, garantit une «circularité» sacrée du bien collectif; circularité évoquée alors soit par la forme – l’anneau – soit par le matériel sacré, l’or83 ; une signification rituelle attribuée à l’or assurerait, en somme, la survie de celle que Benjamin appelle l’«aura» de l’æuvre d’art à l’époque où les moyens de reproduction technique l’emportent sur les fins artistiques.

Comprenant, tout comme Proudhon et les socialistes français, que “le paradigme moteur de l’industrie n’est plus mécanique mais physiologique”84, Wagner décline ce modèle à l’aune de l’idéalisme allemand dont il hérite: se faisant le porte-parole d’un biologisme spiritualisé85 il repropose, par la suspension d’une éthique pourtant prise en compte, celle que Lukács appelle, dans le cadre d’une “philosophie romantique de la vie”, I’”éthique du génie”86 : adéquation empirique aux événements, poétisation du destin individuel87, synthèse enfin opérée entre unité et universalité, dans l’espoir que le culte d’une personnalité produirait – continue Lukács – “une communauté consciente d’auteurs et de lecteurs”88. Pactisant avec un modèle économique en voie d’affirmation et prenant conscience en même temps de l’augmentation rapide de la disponibilité des moyens techniques pour des fins esthétiques et cérémoniels, Wagner est le premier qui éprouve sa dette à l’égard de son assistance et qui, selon la volonté même de Proudhon, se fait, par l’établissement d’une nouvelle morale esthétisée, “l’instrument de la nature”. La “suspension de l’éthique” qu’on vient demander à l’art pour la réalisation de ses fins – Mallarmé l’avait bien vu dans son Richard Wagner – se pose en effet, comme but, l’occultation de la valeur-travail – de l’orchestre sinon du théâtre entier89 – requis par l’æuvre d’art lui-même: il s’agit de dissimuler tout effort productif pour atteindre, dans son résultat, l’effet de la gratuité. La “main heureuse”90 de l’artiste restitue ainsi à l’ouvrier, par l’apparence cérémonielle du don, le bien qu’il lui a soustrait; la réception innocente dissimule, ou refoule, la douleur du procès91, et la révolution se fait, par un mensonge maintenant conscient et partagé, religion92.

Comparant l’harmonie de Wagner à un «système de crédit géant»93, Adorno nous montre comment, par l’adoption d’une instrumentation intégrale (Ausinstrumentation)94 musicien représente, pour le peuple même, une société sans classes, antérieure à la propriété et à la division du travail.

Là où l’individu, pris dans un sens absolu n’est, au dire d’Adorno, qu’un reflet des rapports de propriété, l’unité biologique précédant la totalité sociale95 – c’est bien ce contre quoi justement Proudhon luttait96 – le fascisme essaiera d’organiser les masses, note Benjamin, sans toucher à ces rapports, réputés nécessaires à la production de valeurs culturelles97. Là où Wagner devait mépriser tout formalisme juridique au profit de cet individu, Schoenberg rêve, selon l’analyse adornienne devenue célèbre, d’un atelier de composition où «l’un commence le travail exactement là où l’autre doit l’abandonner98. L’auteur de Die Glückliche Hand, wagnerien malgré lui, et ressentant la culpabilité d’une rupture contractuelle entre l’art et la production ouvrière, adopte le modèle artisanal de l’industrie exploitant, dans la musique, la connaissance spécialisée la plus avancée99. Par cette réparation, dont Wagner même a indiqué la nécessité, la musique a acquis, semble-t-il, sa conscience politique100.

ML

Notes :

      1. E. Fubini, Alienazione e Redenzionne nella musica : evoluzione di un concetto da Rousseau a Wagner, in Il pensiero musicale nel Romanticismo, Torino, EDT, 2005, PP. 1-12. Voir aussi : Id., Musica e cultura nel Settecento europeo, Torino, EDT, 1986.
      2. Nietzsche oppose cette rédemption esthétique, formulée dans Humain trop humain, au “besoin de salut” chrétien qu’il reproche à Wagner. F. Nietzsche. Der Fall Wagner. Trad. fr. Le cas Wagner, Paris, Gallimard, 2005, p. 72. 
      3. A. LaCoque, P. Ricoeur, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998. pp. 153 ct 179.
      4. Du principe de l’art et de sa destination sociale, oeuvre posthume de Proudhon, paraît en 1865. 
      5. W. Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Trad. it. L’opera d’arte all’epoca dalla sua riproducibilita tecnica, Torino, Einaudi, 2000, pp. 26-27.
      6. Voir, à ce sujet. Th. W. Adomo, Versuch über Wagner. Trad.fr. Essai sur Wagner, Paris, Gallimard, 1966, p. 103. 
      7. Puisque l’artiste – c’est l’idée centrale de Du principe de l’art et de sa destination sociale – ne sait pas “justifier son oeuvre”, ce qui légitime le parasitisme et la vanité, Proudhon recommande, dans l’absence d’une preuve objective du travail accompli pour réalisation, des règles objectives de jugement : l’artiste doit rendre compte à l’humanité de son travail. C’est justement ce défaut que Nietzsche reproche à Wagner, savoir la décadence de la force organisatrice, l’abus des moyens traditonnels, sans la capacité qui les justifie. F. Nietzsche, Le cas Wagner, op. cit., p. 68. 
      8. “Avant, l’artiste était payé par la classe niche et oiseuse, à laquelle il pourvoyait le plaisir, l’artiste jouissait du même état.” Aujourd’hui, continue Wagner, “l’artiste lutte pour le pain de chaque jour et partage le sort du travailleur manuel”. R. Wagner. Die Kunst und die Revolution. Trad. fr. L’art et la révolution, Bruxelles, Bibliothèque des Temps Nouveaux, 1895. Pp. 32-33. 
      9. Benjamin, L’opera darte…, op. cit., p. 11. 
      10. Selon Nietzsche, “Wagner a cru à la Révolution comme seul un Français peut y avoir cru. […] Il a cru trouver en Siegfried le révolutionnaire typique.” F. Nietzsche, Le cas Wagner, op. cit., p. 40. De même, Wilde dans The soul of man under Socialism et G. Bemard Shaw dans The Perfect Wagnerite, voient dans le héros de la Tétralogie un coryphée du socialisme. Voir, à ce sujet, M. Bartolotto, Wagner l’oscuro, Milano, Adelphi, 2003. Pp. 207-208. 
      11. Plusieurs personnages, historiques ou mythiques, se reconnaissent dans ce “complexe” wagnérien Hercule, Apollon, Jésus-Christ, Frédéric Barberousse. 
      12. Dans cette contradiction Nietzsche reconnaît l’expression même de la décadence : “anarchie des atomes, désagrégation du vouloir, liberté individuelle », pour parler en termes moraux – ou, si l’on étend cela à une théorie politique, « égalité des droits pour tous ». La vie, la vitalité répandue partout d’une manière égale, la vibration et l’exubérance de la vie reléguées dans les formes les plus minuscules, et tout le reste dépourvu de vie. Nietzsche, Le cas Wagner, op. cit. p. 48. 
      13. Mourir dans l’amour signifie, selon Adomo, prendre conscience de la limite que l’institution de la propriété impose aux hommes: c’est la possession qui ôte tout plaisir. Adomo, Essai sur Wagner, op. cit., p. 209. 
      14. « D’où vient tout le mal dans le monde?”, se demandait Wagner. Des anciens contrats », répondait-il, à l’instar de tous les idéologues de la Révolution. […]. « Comment élimine-t-on le mal du monde? Comment élimine-t-on l’ancienne société? Tout simplement en déclarant la guerre aux « contrats” (à la tradition, la morale). C’est ce que fait Siegfried, note Nietzsche dans Le cas Wagner. Nietzsche, Le cas Wagner, op. cit., p. 40. 
      15. Dans Art et Religion, Wagner cite Goethe: “Le vrai caractère du Christianisme […] ne consiste qu’en la suspension de la loi de l’impératif kantien, à la place duquel est le libre choix, il est donc, dans sa pure forme, l’expression d’une noble éthique et de l’humanisation du sacré, et, dans ce sens, la seule religion vraiment esthétique. Inutile, ajoute Bortolotto, de rappeler que la source est saint Paul : la force du péché est la loi (I Cor. 15, 56). M. Bortolotto, Wagner l’oscuro, op. cit., p. 221. 
      16. C’est bien le sujet de Une communication à mes amis. R. Wagner, Eine Mitteilung an meine Freunde. Trad. it. Una communicazione ai miei amici, Pordenone, Studio Tesi, 1985. pp. 95-96. 
      17. Wagner, L’art et la révolution, op. cit. p. 89.
      18. Nietzsche, Le cas Wagner, op. cit. p. 63. 
      19. « Le 8 mai 1849, lors de la révolution de Dresde, Wagner avoue à son beau-frère que tout était innocent, candide, et que, pour cela, il n’y avait aucune raison de poursuite à son égard. Mais son beau-frère comprit le danger et l’exhorta à s’enfuir, juste avant que le mandat d’arrêt ne lui soit remis. R. Wagner, Mein leben. Trad. fr. Ma vie, Paris, Plon, 1929, vol. II. Pp. 307-308. Nous signalons la toute récente réédition française de cette autobiographie : Ma vie, Paris, Perrin, 2012. 
      20. ” Lorsque que je le vis en personne, je fus d’abord étonné de l’étrange ai imposante personnalité de cet homme, alors dans la pleine vigueur de la lentaine. Tout en lui était colossal et d’une force naïve.” Ibid., II. p. 266.
      21. Ibid., II. p. 265.
      22. bid., II. p. 270.
      23. “Pour trouver que la propriété est le vol, il fallait une âme pure et sans cupidité: il fallait un coeur, ou détaché des richesses au sein de l’opulence, ou qui ne les deniât point dans la pauvreté même. P.-J. Proudhon, Cahier 1 op. cit. E. Castleton, introduction à P.-J. Proudhon. Qu’est-ce que la propriété ?, Paris, Librairie Générale Française, 2009. pp. 98-99.
      24. A propos de la “mauvaise conscience”. Nietzsche écrit (Généalogie de la morale, II) que le ressentiment est à l’origine scientifique de la société. Cette mauvaise conscience a toujours passé, selon le philosophe, pour de l’innocence Wagner lui-même remarque, à propos de Bakouninc, la haine naturelle qu’il a contre le seigneur qui l’opprime: instrinct de l’animal mordant l’homme qui le torture. R. Wagner, Ma Vie, op. cit., Il. p. 267.
      25. La naissance de Siegfried, est déjà, selon Nietzsche, une déclaration de guerre à la morale – il est venu au monde par l’adultère et l’inceste. Nietzsche, Le cas Wagner, op. cit., p. 40.
      26. Lorsque Wagner parla Bakounine de son projet d’un drame sur Jésus Christ, celui-ci  “le pria vivement de représenter Jésus comme un être faible”. R. Wagner, Ma vie, op. cit., 11, p. 269. Bortolotto remarque, à ce sujet, que l’absence de paternité, qui concerne des personnages exemplaires (Hercule, Siegfried, Jésus), est l’apanage du rédempteur. M. Bortolotto, Wagner l’oscuro, op. cit., p. 224.
      27. “Je ne me nommais pas Wagner pour rien”, rappelle-t-il dans Ma Vie, I, op. cit., p. 297.
      28. “Puissè-je, dans cette lutte solennelle, porier dans tous les cours la lumière dont je suis pénétré, et montrer, par le succès de mon discours, que si l’égalité n’a pu vaincre par l’épée, c’est qu’elle devait vaincre par la parole !” Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 162.
      29. Wagner, L’art et la révolution, op. cit., pp. 57-58.
      30. Dans sa Lettre à un acteur Wagner se dit défavorable à l’institution d’écoles de théâtre : l’art de l’acteur ne peut pas, à son dire, être enseigné.
      31. Grotius, De jure pacis et belli, in Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? op. cit., p. 178.
      32. Ibid. p. 224.
      33. Ibid. p. 233.
      34. Ibid, p. 178.
      35. Selon Adorno, Wotan se révolte pour des raisons impérialistes et suivant des principes de liberté d’action et de rupture contractuelle. Adorno, Essai sur Wagner, op. cit., p.12. Chez Wagner, écrit Adomo, le droit se révèle comme la forme équivalente de l’injustice. Ibid., p.160.
      36. “D’après Wagner, il n’est pas de remède à l’anveuglement de la société aussi longtemps que l’on tient à la propriété privée sous le signe de la propriété privée, le plaisir subjectif – la minne – et la reproduction objectivement organisée de la vie sociale sont inconciliables. « Puissance », le contraire wagnérien de l’amour, ne signifie rien d’autre dans L’Or du Rhin, que l’appropriation du travail d’autrui, avec la nuance toutefois que Wagner axcuse uniquement le capital accapareur”. Ibid. p. 192
      37. L’ « idée d’histoire universelle, qui prépare à cette histoire son propre jugememt, ne peut se réaliser que chez les innocents, chez ceux qui sont exclus du lien mythique des contrats et de la propriété”. Ibid., pp. 177-178.
      38. « Libre est ici, sous le signe d’une prétendue nécessité majeure, le plus fort qui s’approprie la propriété du plus faible”, Ibid. p. 199.
      39. Retenons notamment ce passage : “Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neuchâtel un spectacle assez agréable et peut-être unique sur la terre. Une montagne entière couverte d’habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent ; en sorte que ces maisons [sont] à distances aussi égales que les fortunes de propriétaires (…). Ces heureux paysans, tous à leur aise, francs de taille, d’impôts […] cultivent, avec tout le soin possible, des biens dont le produit est pour eux, et emploient le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains.” J.-J. Rousseau, Lettre à d’Alembert, Paris, Gamier-Flammarion, 1967, pp. 133-134.
      40. “Quemadmodum theatrum cum commune sit, recte tamen dici potest ejjus esse eum locum quem quisque occuparit.” Cicéron, De finibus bonorum et malorum. Trad. fr. Des termes extrêmes des biens et des maux, livre 3. XX. 67. Paris, Les Belles-Latures, 1961. p. 45. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? op. cit., p. 177.
      41. Ibid. p. 177.
      42. Ibid. p. 221.
      43. Ibid., pp. 252-253.
      44. “donnez les spectateurs en spectacle rendez les acteurs eux-mêmes, faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. Je n’ai pas besoin de renvoyer aux jeux des anciens Grecs : il en est de plus modernes, il en est d’existants encore, et je les trouve précisément parmi nous [A Genève]”. Rousseau, Lettre à d’Alembert, op. cit., p. 234.
      45. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? 7. op. cit., p. 180.
      46. Ibid. p. 181.
      47. Ibid., p. 337.
      48. Ibid. p. 267.
      49. R. Damien, préface à Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? op. cit., p. 26. Cette même idée revient dans Une communication à mes amis, où Wagner reconnaît deux forces créatrices l’une individuelle, l’autre communiste. Wagner, Una communicazione a miei amici, op. cit., p. 24. Le principe qui la fonde est celui de Proudhon : la force commune existe par le fait qu’elle réside dans la force individuelle ; elle n’est rien d’autre que la force de l’individu humain et général d’où l’Oeuvre commune (Ibid., p. 25).
      50. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? op. cit. p. 368. Le rapport père-enfant est envisagé chez Proudhon, comme chez Wagner, selon le critère biologique faiblesse-force : “l’obéissance aux parents est une deférence de la faiblesse envers l’expérience et la force […] Mais cette déférence cesse d’exister quand les rôles sont intervertis, ou que les ordres des pères sont contraires à la nature”. (Ibid.)
      51. Proudhon fonde, au contraire, la nécessité de la division du travail sur l’observation de l’économie de la nature dans cette multitude de besoins divers qu’elle nous a donnés, et que par ses seules forces l’homme isolé ne pourrait satisfaire, la nature devait accorder à l’espèce la puissance refusée à l’individu : de là le principe de la division de travail, principe fondé sur la spécialité des vocations (Ibid., pp. 262-263).
      52. “La répartition [des spectacles], loin d’être proportionnelle, charge le pauvre au-delà de ses forces et soulage le riche en suppléant aux amusements les plus coûteux ceux qu’il se donnerait au défaut de celui-là. Il suffit pour en convenir, de faire attention que la différence du prix des places n’est, ni ne peut être en proportion de celle des fortunes des gens qui les remplissent.” Rousseau, Lettre à d’Alembert, op. cit., p. 215.
      53. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? op. cit., p.385
      54. R. Damien, préface à Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? op. cit. p.13
      55. Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXème siècle, Paris, 1891. p. 203. Cf. R. Damien, op. cit.. p.19.
      56. M. Stirmer, Der Einzige und sein Eigentum (1844). Livre anarchiste où des pulsions libératrices relèvent d’un certain titanisme pré-nietzschéén et qui souleva à l’époque nombre de critiques.
      57. “Je puisai dans les œuvres de Proudhon, surtout dans son ouvrage : De la propriété, des consolations singulièrement appropriées à ma situation particulière, puis je me plongeai avec un énorme plaisir dans l ‘attrayante Histoire des Girondins de Lamartine. Wagner, Ma Vie, op. cit., II. p. 320. Si ces deux lectures n’avaient rien d’exceptionnel à l’époque, car elles avaient suscité, au niveau de l’opinion publique, un succès extraordinaire, on comprend les raisons pour lesquelles le romantisme idéologique de Lamartine (auteur d’une Histoire de la Révolution de 1848 publiée en 1849) pouvait fasciner Wagner : La Révolution est, aux yeux de son auteur, un clan lyrique d’hommes purs qui se réveillent, après la lethargie de la période de Louis-Philippe et le libéralisme effréné de Guizot, contre l’égoisme des profiteurs du système.
      58. “Nous partîmes immédiatement pour Paris à la recherche d’un gîte modeste et nous le trouvámes […] au 14 de la rue Jacob [.]. J’ai appris plus tard que, peu de temps après nous, Proudhon l’habita aussi” (octobre 1841). Wagner, Ma vie, I, p. 342. Voir aussi les nouvelles autobiographiques que Wagner écrivit pour la Gazette musicalede Schlessinger (La fin d’un musicien à Paris 1841) et, pour Europe (Divertissements parisiens : Fatalités parisiennes). “Je m’y vengeais – écrit-il au sujet de la première – de toutes les humiliations que j’avais subies. Dans les nouvelles suivantes, imitant la manière de Heine, je racontai avec humour mes déceptions à Paris”. Ibid., I. Pp. 320 ct 333. Nous signalons une édition récente de ces nouvelles : R. Wagner, Un musicien étranger à Paris et autres nouvelles, Paris, Ombres, 2012.
      59. Rappelons, notamment, l’épisode de la lettre adressée à Lehrs par le ministre Villemain (1841), par laquelle on destinait au philologue une petite somme pour reconnaître la gloire que son œuvre “procurait à la nation”. Cette lettre, commente Wagner, “nous produisit l’effet d’un miracle”. “Nous savons, (…) par l’expérience de cas analogues, qu’une aide aussi prompte et aussi affable de la part d’un ministre serait chose impossible en Allemagne”. Wagner, Ma vie, op. cit., I, pp. 344-345. En 1848 Wagner se plaignait fréquemment de l’expropriation dont il était victime, et de l’exploitation à but lucratif de son propre travail. Ibid., II, p. 311.
      60. Ibid., II, p. 202.
      61. Ibid., II, p. 248.
      62. Ibid., II, p. 249.
      63. “J’esquissai donc un plan qui permettait, avec la somme allouée jusqu’alors sur la liste civile, de créer un Théâtre national du royaume de Saxe et de l’entretenir. J’indiquai avec une telle précision les détails (…) que je voyais la possibilité pour les ministres de s’en servir comme guide lorsqu’ils exposeraient cette question aux Chambres”. Ibid., II, p. 250.
      64. Refusé par le journal Le National, cet essai fut publié à Leipzig sous forme de brochure. Cfr. Ibid., II. p. 329
      65. Voir, par exemple, Curt von Westernhagen, Wagner: a Biography, Cambridge University Press, 1981.
      66. “Voilà des dépenses publiques; par conséquent des contributions de la part des particuliers. Etablissement d’impôts”, s’écrie Rousseau, ajoutant, à des raisons éthiques, des raisons d’économie politique – le respect des lois somptuaires – dans son réquisitoire contre l’établissement d’un théâtre à Genève. Rousseau, Lettre à d’Alembert, op. cit., p. 138. De même Proudhon: “Il est juste de faire des lois somptuaires, restrictives de la propriété et distributives du travail: pourquoi? pour maintenir l’égalité entre les conditions […] L’égalité des fortunes est l’expression de la volonté divine”). Proudhon, De l’utilité de la célébration du dimanche considérée sous les rapports de l’hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de cité, Besançon, 1839, p. 89. Cfr. E. Castleton, introduction à Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? op. cit., pp. 64-65.
      67. Wagner, Ma vie, op. cit., II, p. 249.
      68. “L’état d’homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, et naissent de ses travaux). Rousseau, Lettre à d’Alembert, op. cit., p. 65. “Je ne vois – conclut-il – qu’un remède (…): c’est que pour nous approprier les drames de notre théâtre, nous les composions nous nous-mêmes”. Ibid., p. 225.
      69. “Je ne sache qu’un seul peuple qui n’ait pas eu là-dessus (à propos du théâtre) les maximes de tous les autres, ce sont les Grecs. Il est certain que, chez eux, la profession du théâtre était si peu déshonnête que la Grèce foumit des exemples d’acteurs chargés de certaines fonctions publiques, soit dans l’État soit en ambassades […] Tous les sujets des pièces n’étant tirés que des antiquités nationales dont les Grecs étaient idolâtres, […] ce peuple (était) enthousiaste de sa liberté jusqu’à croire que les Grecs étaient les seuls hommes libres par nature. (…) Leurs théâtres n’étaient point élevés par l’intérêt et par l’avarice.” Ibid. pp. 160-161.
      70. Wagner, L’art et la révolution, op. cit., pp. 37-40.
      71. Ibid., pp. 42-44.
      72. Ibid., p. 71.
      73. Ibid., pp. 74-76.
      74. Ibid., p. 78.
      75. Ibid., p. 84.
      76. Ibid., pp. 92-93. Les écrits théoriques successifs ne font, comme nous le savons, que reformuler ces idées : depuis L’oeuvre d’art de l’avenir, écrite dans la même année, jusqu’à Opéra et drame, où Wagner souhaite l’affranchissement des masses de leur sujétion au travail, et Une communication à mes amis (1851) où, étant question du rapport entre l’intention artistique, qui excède toujours ses moyens, et la justice sociale, il recommande que cette “excédence” soit restituée au peuple.
      77. Selon Jean-Jacques Nattiez la chronologie du Ring montre comment ce projet a été pensé par Wagner conjointement avec les idées théoriques mûries pendant la période révolutionnaire et exposées dans ses essais. Voir, à ce propos, Nattiez, Proust musicien, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 57. Voir aussi, du même auteur: Wagner androgyne, Paris, Christian Bourgois, 1990.
      78. J. L. Di Gaetani, Inside the Ring: essays on Wagner’s opera cycle, Jefferson, McFarland, 2006, pp. 72-73.
      79. Ibid.
      80. Selon le témoignage du biographe Curt von Westernhagen, Wagner aurait été frappé, notamment, par le « slogan » en question, présent dans l’essai de Proudhon dès la première page.
      81. J. L. Di Gaetani, Inside the Ring, op. cit., pp. 72-73. Selon Bortolotto, les dix-huit enclumes des Nibelungen ne sont que le symbole du travail forcé auquel ce peuple est soumis par Alberich. M. Bortolotto, Wagner l’oscuro, op. cit., pp. 240 241.
      82. J.L. Di Gaetani, Inside the Ring, op. cit., p. 73. Encore selon Bortolotto, le crépuscule des dieux n’est que le crépuscule de l’ancienne morale. M. Bortolotto, Wagner l’oscuro, op. cit., p. 208.
      83. Au sujet de la “structure annulaire” du Ring, cf. Bortolotto, ibid. p.282
      84. R. Damien, préface à Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 20.
      85. Si l’on en croit Glasenapp, son acolyte, Wagner se serait exclamé à Venise, juste avant sa mort, en face de nombreux palais inconnus et fermés : «Voilà la propriété ! La cause de toutes les corruptions! Proudhon a compris la chose encore trop matériellement, à savoir de manière superficielle; car la plupart des mariages tiennent compte de la propriété, et par là on ouvre la porte à la dégénérescence des races». Karl F. Glasenapp, Das Leben Richard Wagners, VI, 1911, VI, p. 764. Selon Adomo, qui cite ce passage, interioriser cette réalité signifiait pour Wagner remplacer des idées politiques par un biologisme spiritualisé. Adomo, Essai sur Wagner, op. cit., p. 16.
      86. Lukács cite Novalis, selon qui le génie est la condition naturelle de l’homme. G. Lukács, L’anima e le forme, Milano, Sugar, 1972, pp. 75-78.
      87. Ibid., p. 81.
      88. Ibid., p. 82.
      89. Comme le rappelle Mario Bortolotto, Wagner avait rêvé d’un théâtre invisible. M. Bortolotto, Wagner l’oscuro, op. cit., p. 124
      90. Adomo emprunte cette formule à l’œuvre homonyme de Schoenberg : Die Glückliche Hand. Adomo, Philosophie der neuen Musik. Trad. it. Filosofia della musica moderna, Torino, Einaudi, 2002, p. 36 sq.
      91. “Tandis qu’on invite le spectateur de l’oeuvre d’art à la passivité, qu’on le décharge du travail et que, dans cette passivité, on le réduit à n’être que simple objet de l’effet artistique, c’est cet allégement qui l’empêchera de s’élever a la conscience du travail contenu dans l’auvre d’art. L’œuvre d’art confirme ce que par ailleurs l’idéologie conteste : le travail dishonore. Wagner a explicitement excepté l’artiste du concept de travail. Adomo, Essai sur Wagner, op cit, p. 112. Il est vrai que dans Ma vie les données phénoménologiques et existentielles l’emportent visiblement sur celles concernant le travail artistique.
      92. Wagner avoue sa prise de conscience d’une vanité de la révolution, autant que, plus tard, d’une vanité de son projet de Bayreuth. M. Bonalon, Wagner l’oscuro, op. cit., pp. 23-25, pp. 216-217. Au sujet de la révolution, cfr. Ma vie : “Ce spectacle me donnait une sensation de béatitude à laquelle se mêlait la pensée ironique que cette histoire n’était pas bien sérieuse et qu’une bienveillante proclamation du gouvernement allait y mettre fin.” Wagner, Ma vie. p. 283
      93. Adorno, Essai sur Wagner, p. 85. Nietzsche a parlé de Wagner, “parangon de prodigalité”, comme d’un “grand propriétaire foncier au royaume des sons”, alors qu’il se fait admirer, à côté de Victor Hugo, pour des raisons contraires: comme maître et modèle d’économie, comme hôte astucieux. Nul ne l’égale, ajoute-t-il, “dans l’art de donner l’impression d’une table princière avec une dépense modique”. Nietzsche, Le cas Wagner, op. cit., p. 52. Tout en rappelant que, face à Liszt, fier des dépenses colossales que demandait toute mise en scène, Wagner lui-même avançait des réserves, Bortolotto, n’oublie pas «l’indifférence avec laquelle Wagner prétendit et obtint la dilapidation de l’argent d’autrui». M. Bortolotto, Wagner l’oscuro, op. cit., pp. 124 et 241.
      94. Adorno, Essai sur Wagner, op. cit., p.101.
      95. Id., Minima moralia, in M. Bortolotto, préface à Adomo, Wagner, Torino, Einaudi, 2008, p. XXII.
      96. “Si l’homme n’a aucune domination sur les choses, il ne l’a pas non plus sur lui-même”, écrit-il dans les Notes sur le Traité d’économie politique de Destutt de Tracy (1822). Cf. E. Castleton, introduction à Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 94.
      97. Benjamin, L’opera d’arte…op. cit., p. 42.
      98. Adorno, Essai sur Wagner, op. cit., p. 151.
      99. Id. Filosofia della musica moderna, op. cit., p. 50. Schoenberg a ouvert, selon Adomo, la voie dans la découverte des principes d’une unité et d’une économie universelle à partir des données subjectives, délivrées, renouvelées dans l’esprit de Wagner. Ibid., p. 60.
      100. “L’anathème que Tristan jette à l’amour est […] la révolte .. de la musique contre son propre destin et c’est seulement en face de sa détermination totale par ce destin qu’elle reconquiert la connaissance de soi-même.” Id. Essai sur Wagner, op. cit., p. 211.

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