LE WAGNERISME AU ROYAUME-UNI : L’extraordinaire mission de Mary Burrell (1850-1898)

Lorsque Richard Wagner s’éteint en 1883, c’est tout un empire artistique et un royaume (celui de Bayreuth) qui menacent de s’écrouler. Conserver un temps comme une œuvre intouchable dans un mausolée, survivre à la disparition du compositeur … parfois même pour mieux y échapper : Cette section raconte l’histoire de l’aventure wagnérienne après la mort du compositeur jusqu’à aujourd’hui, des appropriations des plus douteuses aux créations contemporaines les plus intéressantes.

L’OEUVRE DE RICHARD WAGNER A LA CONQUÊTE DU MONDE

LE WAGNERISME EN EUROPE

MANIFESTATIONS DU WAGNERISME AILLEURS EN EUROPE

Le wagnérisme en Catalogne
Les « Soirées Wagner » de Robert Kajanus (1890-1911) à Helsinki, Finlande
L’extraordinaire mission de Mary Burrell (1850-1898)

« L’EXTRAORDINAIRE MISSION DE MARY BURRELL (1850-1898) »
article extrait de l’ouvrage Richard Wagner, The Lighter Side
par Terry QUINN (2013, Amadeus Press, Amadeus Press, Hal Leonard Corporation)
traduction de l’anglais @ Le Musée Virtuel Richard Wagner

Après la mort de Wagner en 1883, Cosima s’installa définitivement dans le rôle de de gardienne autoproclamée de l’image du Maître. Elle s’attaqua à tout ce qui pouvait porter atteinte au statut quasi divin de Wagner au sein des sociétés wagnériennes. C’est ainsi qu’elle saisit toutes les occasions d’exiger le retour de documents et de tout ce qui pouvait être utilisé pour altérer cette image de son défunt mari.

Mais dans sa campagne pour rassembler les lettres de Wagner, Cosima allait rencontrer une concurrente. C’est ainsi qu’entre en scène l’Honorable et très riche Mary Burrell, fille de Sir John Banks, médecin royal au Trinity College de Dublin, et épouse de l’Honorable Willoughby Burrell. Elle idolâtrait Wagner, parlait et écrivait couramment l’allemand. Elle avait visité Bayreuth du vivant de Wagner et était devenue une fervente wagnérienne mais également une chercheuse dévouée. Cependant, elle condamnait la production biographique de ceux qu’elle considérait comme étant sous l’influence de la famille et de Wahnfried. Elle critiquait tout particulièrement les premières biographies de Carl Friedrich Glasenapp et de Houston Stewart Chamberlain, ainsi que Wagner as I Knew Him de Ferdinand Praeger, qui avait déjà été publié, et reconnu publiquement comme étant peu fiable.

Dans The Rejected Statement, Bernard Shaw écrivait en 1916 :

“Toutes les autobiographies sont des mensonges. Je ne parle pas de mensonges inconscients, involontaires : je veux dire des mensonges délibérés. Aucun homme n’est assez mauvais pour dire la vérité sur lui-même au cours de sa vie. Et aucun homme n’est assez bon pour dire la vérité à la postérité dans un document qu’il supprime jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne en vie pour le contredire.”

Mary Burrell était apparemment de l’avis [de son contemporain] et décida alors d’écrire sa propre biographie de Richard Wagner, en s’appuyant sur des documents originaux afin de ne laisser aucune place au doute. Au cours des années qui suivirent immédiatement la mort de Wagner, en 1883, elle entreprit de trouver toutes les sources dont elle avait besoin. Elle devint une wagnérienne “en mission” et suivit avec une indéfectible ténacité tous les indices qui la menèrent à des lettres, des enregistrements, des manuscrits, des documents officiels, des compte-rendus de spectacles et tout ce qui pourrait servir de base à son [futur] livre. Bien que Cosima ait déjà tenté de récupérer le plus de documents originaux possible, la prodigieuse correspondance de Wagner et le volume considérable d’autres documents le concernant signifiaient qu’il en existait encore une grande quantité. Le problème était de les retrouver. 

La villa Wahnfried de Bayreuth après la mort de Wagner (à droite, Cosima)

Mary Burrell fut stimulée dans sa quête par le ressentiment et la méfiance envers la “machine de Bayreuth” qui étaient incontournable à l’époque. Machine dirigée par Cosima, laquelle n’était pas particulièrement réputée comme facorable à la réalisation à la réalisation d’une biographie réellement objective. Burrell contacta les membres de la famille et les amis de Wagner ainsi que leurs descendants dans toute l’Europe. C’est ainsi que dans la mesure du possible, elle fit l’acquisition de lettres ainsi que de manuscrits originaux ; lorsqu’elle ne le pouvait pas, elle se procurait des copies certifiées conformes pour sa collection.

Puis, un jour de 1891, Mary Burrell toucha … le gros lot. Elle découvrit en effet chez un proche un document ayant appartenu à Minna Planer, la première épouse de Wagner. Durant la période de son mariage avec Wagner, Minna avait accumulé une vaste collection de documents et d’objets éphémères, dont 128 lettres que Richard lui avait adressées, ainsi que de nombreux programmes de théâtre, documents officiels et divers autres papiers.

Lorsque Minna décéda en 1866, sa collection passa aux mains de Natalie Bilz, la fille illégitime de Minna, née avant qu’elle ne rencontrât Wagner. Après la mort de Minna, Wagner exigea le retour de ses lettres et intimida Natalie en la menaçant de représailles si elle refusait. Elle finit par céder et rendit un grand nombre de lettres et autres documents, mais elle en conserva d’autres qui lui étaient chers. Après la mort de Wagner, il était impensable que Natalie Bilz-Planer puisse remettre une plus grande partie de son trésor à Cosima, qui était, après tout, « l’autre femme » qui avait évincé le souvenir de Minna. Mary Burrell s’efforça de gagner la confiance de Natalie et parvint finalement à la convaincre qu’elle voulait écrire le premier récit véridique de la vie de Wagner. C’est alors que Natalie accepta peu à peu de se séparer d’objets de sa collection. 

Lorsque Mary Burrell la rencontra, Natalie vivait d’aumônes dans un hospice à Leisnig en Saxe, et il est probable qu’elle avait besoin de l’argent que cette riche Anglaise était prête à payer pour les lettres et autres documents restants. Le prix que Mary Burrell était prête à débourser visait l’ébauche de l’une des premières œuvres de Wagner, Leubald. Jusqu’à ce moment-là, on croyait que cette ébauche de jeunesse de Wagner avait été perdue ou bien détruite. En 1892, Mary Burrell toucha à nouveau… le jackpot. Elle rencontra la veuve de l’imprimeur qui avait produit les dix-huit exemplaires de Ma vie de Wagner quelque vingt ans plus tôt. Wagner, certainement influencé par Cosima, avait essayé de récupérer tous les exemplaires qui avaient été distribués, et pendant plusieurs années, il semblait qu’il avait réussi. Mais personne ne savait que l’imprimeur, Bonfantini, avait gardé pour lui une copie non reliée des pages du texte. Le document, désormais inestimable, était encore en possession de sa veuve lorsque Mary Burrell prit contact avec lui. C’était le joyau de la couronne de ce qui allait devenir “la collection Burrell”. 

À l’époque, les chercheurs n’avaient pas accès à Ma Vie, qui s’est avéré par la suite être une mine d’informations. Mary Burrell n’accepta jamais cette version de la vie de Wagner comme parole d’évangile, et lorsqu’elle commença d’écrire sa biographie de Wagner, elle corrigea les erreurs qui avaient résulté de souvenirs imparfaits de Wagner sur sa jeunesse ou de déformations délibérées pour améliorer son iimage auprès du roi Louis II

Après quinze ans d’une quête inlassable, Mary Burrell avait réussi à accumuler une prodigieuse collection de 840 pièces, dont des lettres autographes, des esquisses musicales et littéraires, des images, des photographies, des carnets de notes, des manuscrits achevés, et même des passeports et des actes de mariage et de naissance. De retour en Angleterre, elle commença à travailler sur le livre qui, selon elle, serait la biographie définitive et précise de Wagner. Son manuscrit avait atteint la vingt-et-unième année de Wagner décéda en 1898. Aucun membre de sa famille ne souhaitait poursuivre le travail sur la biographie, mais son mari et sa fille publièrent la partie déjà achevée : Richard Wagner : Sa vie et ses œuvres de 1813 à 1834. 

Mary Burrell écrivait dans un style très familier, et passait de l’anglais à l’allemand. Il est probable qu’aucun éditeur n’a été autorisé à corriger son langage informel et ses abréviations. Elle interrompait le cours de sa propre narration par diverses interjections et questions au lecteur (« Voici les lecteurs… », « Les lecteurs peuvent-ils le croire »). 

La détective amateur s’était fixé un objectif particulièrement difficile. Elle s’était jurée de ne rien inclure dans son livre qui « ne repose pas sur des preuves documentaires” qu’elle avait pu voir elle-même. Elle put ainsi corriger de nombreux détails dans les biographies de Glasenapp, Houston Chamberlain et Wagner lui-même. (Elle faisait constamment référence à ces ouvrages biographiques antérieurs en les appelant simplement « les livres »). Elle avait le souci du détail, et rien ne lui paraissait être  trop insignifiant pour ne pas être corrigé. Sur une page, elle réprimande ceux qui, avant elle, ont indiqué le numéro de maison de la mère de Wagner : « Il est très gênant de mentionner ces bagatelles, les inventions des biographes sont un problème constant ». 

Un autre exemple est sa quête de détails sur la première maison de Wagner dans le quartier de Brühl, dans le vieux Leipzig : 

« La maison dans laquelle vivaient les Wagner portait le signe du Lion rouge et blanc, leurs voisins vivaient à l’enseigne du Sapin vert, de la Roue noire et de la Grue…. Tout cela peut sembler facile à écrire en se référant aux livres, mais pas du tout ! Un fait aussi élémentaire que le numéro de la maison que ces livres ont réussi à confondre. J’ai une réminiscence romantique pour me guider vers la cause de telles erreurs. La première fois que je suis allée à Bayreuth, j’ai logé dans une maison portant le numéro 673, mes amis m’imaginaient dans une rue de Tivoli franconienne (mais l’explication de ce numéro signifiait simplement qu’il s’agissait de la six cent soixante-treizième maison de Bayreuth. Lorsque j’y suis arrivé en 1889 et que j’ai découvert que la numérotation des villages de l’ancien monde avait été remplacée par une numérotation des rues en raison de la surconstruction destinée à accueillir les touristes (une vision des « bicoques » en briques rouges tachetées de blanc qui ont poussé comme des champignons autour du Temple s’élève devant moi), j’ai senti que cela faisait partie de la prospérité ruineuse qui avait gâché mon cher Bayreuth ».

Elle pousuit en décrivant comment elle avait décodé les « Livres » pour identifier la maison Wagner. Sa tâche fut compliquée par le fait que Friedrich Wagner avait enregistré la naissance de Wilhelmine Ottile, donnant l’adresse du Lion rouge et blanc, et non du Lion blanc et rouge, comme l’indiquent les « Livres ». La maison dans laquelle Wagner naquit fut démolie en 1886 dans le cadre d’un plan de réaménagement ; Burrell retrouva même le registre municipal de cet événement. 

L’un des documents que Mary Burrell acheta est le scénario d’une pièce pour enfants écrite par le beau-père de Wagner, Ludwig Geyer, pour l’anniversaire de sa mère en 1816. Elle consacra quatorze pages de son livre au script de la pièce, y compris la liste des acteurs qui étaient les enfants Wagner : Albert, Rosalie, Julius, Luise, Clara, Ottilie, Richard et Caecilie. Mary note que c’était « la première apparition dans une représentation théâtrale du précieux Richard à 3 ans et 3 mois ». Ailleurs, elle indique qu’en septembre 1820, alors que Richard avait sept ans, il a joué un rôle mineur dans la pièce Guillaume Tell de Schiller à Dresde. Elle reproduisit également une copie d’un ancien registre scolaire dans lequel le jeune Wagner avait dû inscrire son propre nom. 

L’exemplaire n°91 de Richard Wagner, 1813-1834 par Mary Burrell

Mary Burrell n’avait que quarante-huit ans lorsqu’elle décéda. Son mari, Willoughby Burrell, et sa fille décidèrent que les résultats de sa mission de quinze années devaient être publiés, et ils parrainèrent l’un des livres les plus chers et les plus somptueux jamais publiés sur Richard Wagner ou tout autre compositeur. Quelles que soient les diverses affirmations que l’on puisse faire au sujet de son livre, il s’agit certainement du livre le plus grand et le plus lourd jamais publié sur la vie ou l’œuvre de Wagner. Il mesure environ 70 cm x 56 cm (25,5 x 22 pouces) et pèse 16,6 kg (36,6 livres). Il était de la taille d’une table à café. En raison du poids du livre, les couvertures de l’exemplaire numéro 11 se sont détachées de la reliure, mais les pages intérieures sont restéses en excellent état. Chaque mot du livre a été gravé dans une belle écriture en taille-douce imprimée dans un rectangle réglé, avec des notes à côté dans une colonne réglée séparément. Un frontispice indique : « Ce livre a été gravé et imprimé à Londres par Allan Wyon, graveur en chef des sceaux de Sa Majesté. » Les illustrations ont été confiées à un spécialiste de l’héliogravure à Paris. 

Le papier de confection manuelle porte la signature de Wagner en filigrane. La reliure est tout aussi somptueuse, intégrant du vélin doré et des gardes en soie. L’ouvrage comprend vingt-six portraits et vues, soixante-quatre fac-similés de documents originaux et un plan de Leipzig, ville natale de Wagner, sur deux pages.

Seuls cent exemplaires de ce livre somptueux furent imprimés. On ignore combien d’entre eux survécurent, mais deux exemplaires numérotés se trouvent à la British Library, près de la gare de Saint-Pancras à Londres. L’un est identifié comme le numéro 11 et la page de titre indique qu’il a été offert à la bibliothèque par Mary Burrell. Willoughby Burrell ou sa fille l’a vraisemblablement présenté à la bibliothèque en son nom. L’autre exemplaire de l’opus magnum de Mary Burrell est identifié comme l’exemplaire numéro 54. 

On peut lire une note émouvante particulièrement à la fin du livre : 

“C’est ainsi que l’auteur de ces pages réalisa son objectif d’écrire autant que possible la biographie idéale. Son départ vers l’autre monde le 26 juin 1898, l’a empêchée de l’achever, et c’est à partir de son manuscrit que son mari et sa fille ont fait publier ce premier volume, conformément à ses souhaits et à ses instructions, comme une digne fondation pour le monument qu’elle espérait ériger au génie de Richard Wagner. Peut-être qu’à une date ultérieure, la considérable collection qu’elle a constituée en vue de cet ouvrage et à laquelle tant de personnes ont contribué, pourra être présentée au public.”

Après cette publication en 1898, la collection de lettres et autres documents disparut pendant près de trente ans. 

Vente à New York

En 1930, ce qui était devenu la “Collection Burrell” fut retrouvé dans le grenier de la fille de Mary Burrell, Lady Henniker. La collection fut vendue à Mme Mary Louise Curtis Bok, qui continua d’enrichir le trésor, lequel passa rapidement à 865 pièces en quelques années. En 1944, la collection entière fut donnée à l’organisation que Bok avait fondée en 1924 à Philadelphie, le Curtis Institute of Music. La “Collection Burrell” fut rebaptisée “Collection Richard Wagner du Curtis Institute of Music”.

Le catalogue de la vente de la « Collection Burrell » par Christie’s le 27 octobre 1978

Le Curtis Institute of Music est une fondation dédiée à la promotion de la musique et de l’éducation musicale. Pendant plus de cinquante ans, l’organisation a dispensé un enseignement gratuit à de jeunes musiciens talentueux issus de nombreux pays. L’institut ayant besoin d’alimenter son fonds de dotation initial, il fut décidé en 1978 de vendre la collection de documents Wagner. Des centaines d’articles passèrent ainsi sous le marteau de Christie’s lors d’une vente aux enchères à New York le 27 octobre 1978. Pour les spécialistes et les passionnés de Wagner, il s’agissait de la vente du siècle : des lettres, des manuscrits musicaux, des textes en prose, des photos et non pas un, mais deux exemplaires du premier volume de la biographie de Wagner par Mary Burrell, imprimé en 1898. Le trésor de Wagneriana comprenait une lettre originale signée par Ludwig Geyer, le beau-père de Wagner, et une lettre de Wagner à Mathilde Wesendonck.

Il s’agit de la fameuse lettre que Minna intercepta et qui finalement conduisit à la séparation des Wagner et à leur éloignement des Wesendonck. Wesendonck, riche associé d’une société new-yorkaise de commerce de la soie, avait fourni à Wagner sa maison, l’Asyl, et, selon certains, sa femme Mathilde. D’aucuns chercheurs pensent que Mathilde fut la maîtresse de Wagner ; nous ne le saurons probablement jamais avec certitude. Une chose est sûre : Mathilde inspira Wagner tandis qu’il composait Tristan und Isolde.

[NDLR : Il est réellement regrettable que Mary Burrell n’ait pu mener à bien la tâche qu’elle s’était fixée. Beaucoup d’incertitudes et de conclusions hatîves au sujet de Richard Wagner auraient pu être levés oudu moins faire l’objet de vérifications plus précises et objectives, puisque de nos jours les falsifications et destructions opérées par Cosima font l’objet de lourdes remises en cause.]

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