Religon Et Art Visuel Mvrw
Les salles d’expositions permanentes

Section I

UNE VIE

Section II

DANS L’INTIMITÉ DE RICHARD WAGNER

Section III

UNE OEUVRE

Section IV

L’AVENTURE DE BAYREUTH

Section V

ILS ONT CRÉÉ WAGNER ET LE MYTHE WAGNÉRIEN

Section VI

 LIEUX DE VIE, LIEUX D’INSPIRATION

Section VII

WAGNER POUR LA POSTÉRITÉ

Section VIII

 WAGNER APRÈS WAGNER
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LA RELIGION DE RICHARD WAGNER, ENTRE ART ET SACRÉ

par Olivier SAUVAGE

in Revue CONFLUENCE Sciences et Humanités
N°4 : LA MUSIQUE, LES HOMMES ET LES DIEUX (Octobre 2023)

L’œuvre musicale et littéraire de Richard Wagner semble à première vue n’accorder qu’une place bien secondaire aux questions religieuses. En dehors de Parsifal, son opéra testamentaire sur lequel il conviendra de revenir plus loin, ses drames musicaux reposent pour la plupart sur un fonds mythologique issu de légendes celtiques ou nordiques antérieures au christianisme, tels les quatre opéras formant le cycle du Ring1Le Ring désigne l’ensemble de quatre opéras de Wagner regroupés sous l’appellation de Tétralogie : L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux. Ce cycle musical est également connu sous le nom d’Anneau du Nibelung, traduction de l’allemand Der Ring des Nibelungen., tandis que beaucoup d’autres ont pour cadre un Moyen Âge dans lequel les enjeux politiques, artistiques et amoureux prennent de loin le pas sur les questions théologiques. De Rienzi aux Maîtres Chanteurs de Nuremberg, en passant par Lohengrin et Tristan et Isolde, ce constat paraît se vérifier avec constance. En outre, Wagner ne passe pas pour un compositeur de musique sacrée. Son catalogue ne comporte ni oratorio, ni requiem, ni messe, au contraire de ceux de la plupart de ses confrères contemporains, comme son ami Franz Liszt – la cantate La Cène des Apôtres dont nous reparlerons plus loin doit être considérée comme une exception non représentative. On pourrait facilement en déduire que Wagner était un homme résolument étranger, voire hostile à toute forme de croyance religieuse. Sa lecture de Ludwig Feuerbach, philosophe considéré comme le « père de l’athéisme moderne » (Durand, 2008), viendrait en apporter la confirmation définitive. On aurait cependant bien tort d’en rester là, car en cette question comme en bien d’autres, Wagner a évolué, et ses conceptions du christianisme et de certaines spiritualités orientales attestent d’une connaissance profonde des textes autant que d’une pensée qui n’a pas rompu avec un questionnement existentiel au sein duquel la foi et une forme de sacré ont toujours cours. Nous nous proposons ici d’en retracer les contours, tout en étant bien conscients des limites de l’exercice. Une œuvre aussi complexe, et parfois contradictoire, que celle de Wagner ne saurait être réduite à une étiquette ni assignée à une représentation monolithique. Notre étude aura en revanche atteint son but si elle permet de donner une image plus nuancée d’un créateur souvent caricaturé.

De Feuerbach à Luther

Feuerbach LudwigTout au long de sa formation intellectuelle, Wagner fut indéniablement marqué par ses lectures philosophiques. Parmi ses auteurs favoris figurent Proudhon (Landi, 2013) et Ludwig Feuerbach. Ce dernier a développé dans ses ouvrages Pensées sur la mort et l’immortalité (1997 [1847]) et L’Essence du christianisme (1992 [1841]) une critique incisive de la foi religieuse, soutenant en outre que l’idée de Dieu est une création purement humaine. Qualifiant la religion chrétienne de « contradiction » (ibid., p. 516), Feuerbach est l’auteur de la célèbre formule « L’homme a créé Dieu à son image » (1851, p. 241)2Citation exacte, extraite de sa vingtième conférence : « Car Dieu n’a pas créé l’homme à son image, comme il est dit dans la Bible, mais c’est l’homme qui a créé Dieu à son image, comme je l’ai montré dans L’Essence du christianisme. » (« Denn nicht Gott schuf den Menschen nach seinem Bilde, wie es in der Bibel heißt, sondern der Mensch schuf, wie ich im Wesen des Christentums zeigte, Gott nach seinem Bilde. »), renversement provocateur du verset biblique « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme » (Genèse, 1, 27, trad. de Louis Segond). Wagner lui dédiera l’un de ses essais théoriques les plus importants, L’Œuvre d’art de l’avenir, et Martin Gregor-Dellin note que Feuerbach fut, « [a]près Proudhon, […] le philosophe qui eut la plus grande influence sur la conception fondamentale du Ring » (1991, p. 160).

BakuninSa participation à l’insurrection populaire de Dresde en mai 1849, suivie d’une longue période d’exil politique qui le conduisit à partager un temps le sort d’un autre proscrit célèbre, Mikhaïl Bakounine, conduirait à penser que Wagner partage pleinement les vues des révolutionnaires républicains, socialistes et anarchistes. Dès 1843, le jeune Karl Marx, alors lecteur de Feuerbach, n’avait-il pas employé l’expression d’« opium du peuple » (1971 [1843], p. 53) pour qualifier le rôle aliénant de la religion dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel ? Il est vrai que Wagner n’a jamais ménagé ses critiques à l’encontre de l’Église et de Rome, et son hostilité le conduisit à écrire dans L’Art et la révolution que « [l]e christianisme justifie l’existence sans honneur, inutile et lamentable, de l’homme sur la terre par le merveilleux amour de Dieu » (Looten, 2011, p. 131). Le pape mis en scène dans Tannhäuser apparaît pour sa part comme un potentat insensible au point de prononcer une malédiction rapportée par le héros de cet opéra : « Puisque tu as goûté des joies si noires, / attisé tes passions aux flammes infernales, / puisque tu as vécu au Venusberg, / alors à tout jamais tu es damné ! / Tel ce bâton, là, dans ma main, / ne reverdira plus, n’aura plus de rameaux, / ainsi sur les tisons qui brûlent en Enfer / jamais aucune rédemption ne fleurira pour toi ! » (Pazdro, 1994, p. 117).

La sévérité de sa condamnation outrepasse son rôle de pontife, comme Alain Galliari le relève :

 « [O]utre qu’il n’est ni dans la charge ni dans les prérogatives d’aucun successeur de Pierre – le plus pervers y compris – de maudire ni de damner qui que ce soit (tout juste peut-il excommunier, ce qui ne vaut ni damnation ni malédiction), il est nulle part [sic] imaginable que celui qui a la charge de conduire au Christ Sauveur le peuple qui lui est confié, refoule ainsi un pénitent. » (2013, p. 31)

Pour autant, Wagner ne renia jamais son milieu culturel d’origine, qui baignait dans le protestantisme. Saxon, comme Bach, Haendel et Luther lui-même, le compositeur portait une grande estime à ce dernier, en qui il admirait à la fois le poète, le père des lettres allemandes, et le traducteur de la Bible. On trouve ainsi dans Opéra et Drame, paru en 1852, ce bel éloge : « Nous avons un Luther qui s’est élevé en art jusqu’à la poésie lyrique religieuse, mais nous n’avons pas de Shakespeare » (traduit et cité par Looten, 2011, p. 601).

De manière plus étonnante, le musicien se place aussi sur un plan théologique, en reconnaissant au père de la Réforme un autre grand mérite : celui d’avoir joué un rôle unificateur en évitant la prolifération des sectes et des hérésies qui trouvaient un plus grand écho avec l’essor de l’imprimerie :

 « Il faut se souvenir des sectes religieuses du temps de la Réforme, de leurs disputes, des opuscules qu’elles se lançaient les unes à la tête des autres, pour avoir une idée de la folie furieuse qui s’était emparée des hommes, hantés par le texte imprimé. On peut admettre que seul le magnifique choral de Luther a sauvé la pensée saine de la Réforme : car il agit sur l’âme et guérit ainsi les esprits de l’obsession de la lettre. » (Ibid.)

De plus, Wagner n’hésitait pas à se comparer lui-même à Luther, comme en témoignent plusieurs réflexions retranscrites par Cosima, sa seconde épouse. Dans le Journal de cette dernière, on peut ainsi lire, à la date du 11 février 1869 : « il aimerait pouvoir écrire enfin une comédie dont le héros serait Luther et me dit qu’il vit véritablement en pensée avec lui, qu’il se sent très proche de lui à bien des égards. » (Wagner, 1977a [1976], p. 62). Wagner écrivit effectivement dans son Carnet brun l’argument d’une pièce intitulée Les Noces de Luther [Luthers Hochzeit], qui prend comme point de départ le mariage de l’ancien moine augustinien avec Catherine de Bore (Wagner, 2023 [1975], pp. 239-241). Il présente un réformateur pensif et soucieux des conséquences de ses actes :

« Où donc mon zèle entraînera-t-il mes réflexions ? Encore cette ardeur de moine ? Ton œuvre ne doit-elle pas se porter garante des hommes ? Mais quels hommes ? Je ne les connais que comme le moine que je suis ! C’est là dans cet orgueil calotin que se cache le diable : c’est lui que je dois écarter ! – Je prendrai femme, et ce sera Catherine. »  (Ibid., p. 241)

Cette esquisse en prose ne fut jamais portée à la scène, ni mise en musique, toutefois Wagner y revint régulièrement ; Gregor-Dellin relève ainsi que le 5 juillet 1878, « Wagner tient de nouveau des propos selon lesquels il veut mettre à exécution son projet » (1976, p. 270). Son admiration pour Luther demeura intacte jusqu’en ses derniers jours. Le 21 décembre 1882, quelques semaines avant sa mort, Cosima rapporte qu’il se plaît encore à « souligne[r] la beauté de la langue de Luther adaptant l’Évangile » (Wagner, 1979b [1977], p. 465).

La figure du Christ et La Cène des Apôtres

71j3qfdqxul. Ac Uf1000,1000 Ql80 Si Wagner juge avec peu d’aménité le pouvoir temporel de l’Église catholique, et ne prise guère le « « Vatergott » [Dieu le Père Tout Puissant et impitoyable] de l’Ancien Testament et de la religion juive » (Sans, 1999, p. 239)3 La question de l’antisémitisme de Wagner et de sa portée réelle, si souvent débattue, est abordée de manière exhaustive par Jacob Katz (1986 [1985]) et Éric Eugène (1978, 1998a, 1998b et 2022). Il faut aussi prendre en compte le fait que Cosima Wagner, qui lui a survécu près d’un demi-siècle, a mutilé, adultéré et même détruit une partie de sa correspondance et de ses autres écrits autobiographiques (Péladan, 1894, p. XXXVI). Nicolas Crapanne, co-éditeur de l’édition française du Carnet brun de Wagner, affirme quant à lui que « le peu de place qu’occupe la question des juifs dans cet écrit des plus personnels prouve qu’elle ne taraudait pas autant Wagner qu’on le prétend » (Weill, 2023). Éric Eugène souligne également que Wagner a évolué au fil du temps. Tout d’abord, à la fin des années 1840, il est indéniable que le ressentiment accumulé contre Mendelssohn et Meyerbeer a engendré des prises de position violemment hostiles aux Juifs, dont le pamphlet Das Judentum in der Musik (1850) est la plus regrettable manifestation. Il convient d’avoir à l’esprit que cet ouvrage, écrit alors que Wagner est engagé aux côtés de révolutionnaires socialistes et anarchistes, repose sur une grille de lecture curieusement proche de celle du jeune Marx dans son essai Sur la question juive [Zur Judenfrage], qui date de 1843-1844 (Candoni, 2017, p. 160). Par la suite, Wagner n’a jamais professé d’antisémitisme idéologique, au contraire d’un Drumont ou d’un Gobineau, théoricien ouvertement raciste que le musicien a d’ailleurs fréquenté à la fin de sa vie et dont il rejetait la vision élitiste et racialiste. En 1880, Wagner refusa en outre de signer la « Pétition massive contre l’envahissement excessif du judaïsme » adressée à Bismarck : il confia à Angelo Neumann être « étranger au mouvement antisémite actuel » (Gregor-Dellin, 1976, p. 280). Éric Eugène ajoute : « À l’examen des écrits de 1880/1881, il convient donc dans le cas de Wagner de parler d’antijudaïsme plutôt que d’antisémitisme puisque l’élément biologique et raciste en est absent. Pour Wagner, on peut cesser d’être juif par une conversion. Il n’y a donc pas de fatalisme biologique pour qui que ce soit » (Eugène, 1998b, p. 74)., il porte en revanche un regard bienveillant et empathique sur le Christ et ses premiers compagnons. En janvier 1849, quelques mois avant de prendre part aux émeutes révolutionnaires de Dresde, et alors qu’il est encore influencé par la pensée de Feuerbach, il décide, à la faveur d’une relecture des Évangiles, de se lancer dans l’ébauche d’un drame dont le protagoniste n’est autre que le Sauveur lui-même, présenté comme un insoumis et un révolté. Martin Gregor-Dellin précise les intentions wagnériennes, non sans relever avec une ironie discrète les contradictions du musicien :

« Wagner en revint alors à son idée favorite, à la figure du rédempteur révolutionnaire. À présent, il ne s’appelait plus Siegfried, mais Jésus. Wagner, cet athée caché, qui invoquait Dieu si souvent et dont les lettres contenaient tant de prières, rédigea un projet de drame détaillé, de cinquante pages, intitulé Jésus de Nazareth ; il y concevait Jésus sous un angle unique : celui du réformateur de la société, du révolutionnaire. Voici comment on peut interpréter l’idée de base du projet : la loi sur la propriété a pour première conséquence l’offense à la propriété ; ainsi, il n’y a pas d’offense là où cette loi n’existe pas. Wagner élimina le Christ symbolique ; il garda l’image d’un Jésus humain, souffrant du matérialisme infâme et pitoyable du monde romain, dont la futilité ressemblait fort à celle du monde moderne. » (1991, p. 243)

Le manuscrit de Jésus de Nazareth, qui devint la propriété de la princesse von Sayn-Wittgenstein, fut finalement publié en 1887, peu après la mort de Wagner. Il se présente sous la forme d’une pièce en cinq actes qui « suit pas à pas l’Évangile » (Hébert, 1895, p. 58). Le lecteur y croise Marie Madeleine, Barrabas, la Vierge, ainsi que les Apôtres, qui avaient déjà inspiré à Wagner une cantate fort méconnue : La Cène des Apôtres [Das Liebesmahl der Apostel], créée le 6 juillet 1843 à l’église Notre-Dame de Dresde, alors qu’il venait d’être nommé maître de chapelle à la Cour royale de Saxe. L’œuvre, sous-titrée « scène biblique pour chœur d’hommes et grand orchestre », était une commande portant sur le thème de la Pentecôte. Wagner s’en acquitta consciencieusement, offrant « le concert choral le plus spectaculaire et le plus imposant jamais vu en Allemagne à cette époque » (Gregor-Dellin, 1991, p. 186). Qu’on en juge : « Il installa un orchestre de 100 musiciens derrière un chœur de 1200 chanteurs. Quarante voix résonnaient dans la coupole du dôme de l’église. Elles symbolisaient la descente de l’Esprit Saint » (ibid., p. 187) qui « devint […] une tempête déchaînée par un millier de gosiers saxons » (ibid., p. 207). Le biographe de Wagner ajoute que « La Cène des Apôtres servit encore à divertir les enfants de Cosima quand ils s’ennuyèrent trop pendant les vacances en Italie » (ibid.)… Évoquant lui-même sa cantate plus de trente-cinq ans plus tard, le compositeur la qualifia de « sorte de festival d’Ammergau » (Wagner, 1979a [1977], p. 391), autrement dit comparable au « Jeu de la Passion » qui se joue tous les dix ans à Oberammergau depuis 1634 : un spectacle pittoresque et « folklorique » (Gregor-Dellin, 1991, p. 187).

Jésus de Nazareth possède un caractère plus intimiste qui sied sans doute davantage au fond du propos. Marcel Hébert affirme ainsi que Wagner a su dans cette ébauche de drame « développer, enrichir la narration évangélique » (1895, p. 62), la présence récurrente de Marie Madeleine permettant de soutenir l’intérêt dramatique « sans altérer le caractère tout idéal de ce don absolu d’elle-même à Celui qui l’a relevée et pardonnée » (ibid.). Hébert note par ailleurs que Jésus ne fait pas l’objet d’un traitement dépréciatif. Au contraire,

« l’auguste personnalité du Sauveur [est] traitée avec un respect profond. Pas trace de ces jugements superficiels où la justesse de l’idée est sacrifiée aux procédés littéraires » (1895, p. 63).

Md30880843944En conclusion de L’Art et la Révolution [Die Kunst und die Revolution], pamphlet et manifeste esthétique publié au même moment, Wagner place le Christ au même niveau qu’Apollon, proposant d’élever l’« autel de l’avenir » (1898, p. 95) à ces deux figures. Fabrice Malkani résume son propos : « Le premier, écrit-il, a montré aux hommes qu’ils sont tous égaux et frères ; le second, qu’ils possèdent eux-mêmes un pouvoir divin. » (in Picard, 2010, p. 993). Même si Jésus de Nazareth ne fut jamais joué ni mis en musique, Wagner continua à réfléchir à son projet jusqu’au soir de sa vie. Le 26 septembre 1877, il fait ainsi part à Cosima de l’état de ses réflexions sur son esquisse de drame christique. Craignant de dénaturer son œuvre ou de la rendre risible par l’emploi d’un chanteur d’opéra ventripotent et tonitruant4 Selon M. Gregor-Dellin, Wagner aurait même déclaré : « Le Christ chanté par un ténor, quelle horreur ! » (1991, p. 812), Wagner insiste sur le fait que Jésus doit apparaître comme « une figure médiatrice et en même temps un pur symbole » (ibid., p. 995). Cosima rapporte les propos de son mari : « Pour rendre réel le caractère spirituel des paroles du Christ, le détachement de la matière, il veut un mélange de voix, « une voix baryton par exemple matérialiserait tout cela ; il faut que ce ne soit ni un homme, ni une femme, quelque chose de neutre au sens le plus élevé du terme » » (Wagner, 1977b [1976], p. 554). Wagner estime encore en 1879 que l’« on ne peut peindre le Christ, mais qu’il faut le représenter par des sons » (cité par Malkani in Picard, 2010, p. 995).

Schopenhauer et les spiritualités orientales

SchopenhauerEn 1854, la découverte de Schopenhauer fut pour Wagner un tournant décisif. La philosophie de l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation imprégnera durablement sa pensée autant que son inspiration. Dans son autobiographie, il consacre plusieurs pages à cet événement :

« [J]e me sentis aussitôt captivé par le livre de Schopenhauer, non seulement à cause de l’intérêt que m’inspirait sa curieuse destinée, mais surtout à cause de la grande clarté et de la mâle précision que, dès le début, je remarquais dans les explications qu’il donnait sur les plus difficiles problèmes de la métaphysique.» (Wagner, 2012 [1911], p. 567)

C’est de cette époque que l’on peut dater « l’évolution pessimiste » (Lichtenberger, 2000, p. 225) de Wagner, dont les « convictions optimistes » (ibid., p. 229) sont de plus en plus ébranlées au cours de ses années d’exil, sources d’inconfort matériel et de déconvenues personnelles. Sa correspondance offre de précieux renseignements sur l’ampleur de sa conversion schopenhauerienne.

Henri Lichtenberger cite judicieusement cette missive adressée à Franz Liszt le 16 décembre 1854 :

« Je suis, pour l’instant, exclusivement absorbé par un homme qui est apparu dans ma solitude comme un envoyé du ciel. C’est Arthur Schopenhauer, le plus grand philosophe depuis Kant […]. Sa pensée maîtresse, l’ultime négation du vouloir-vivre, est dure et sévère, mais peut seule conduire au salut. Cette idée n’est, à la vérité, pas nouvelle pour moi et nul ne peut en réalité la comprendre s’il ne la porte déjà vivante en lui. Mais c’est ce philosophe qui le premier l’a imposée à ma pensée avec une entière clarté. Lorsque je pense au orages qui ont secoué mon cœur, aux efforts convulsifs avec lesquels mon âme se cramponnait – contre ma volonté – à tout espoir de bonheur, lorsqu’aujourd’hui encore la tempête se déchaîne parfois en moi, – j’ai à présent un calmant qui, dans mes nuits d’insomnie, m’aide à trouver le repos : c’est le désir ardent, intense, de la mort. Pleine inconscience, non-être absolu, évanouissement de tous les rêves – telle est l’unique, la suprême délivrance. (Lichtenberger, 2000, pp. 237-238). »

Wagner devint à partir de ce moment un ardent prosélyte de la pensée du philosophe, au point que Mathilde Wesendonck put le qualifier d’« adorateur de Schopenhauer » le 23 octobre 18615Journal de Venise, cité par Sans (1999, p. 34). Par ses lectures, le futur maître d’œuvre de la Tétralogie se familiarise en outre avec les sagesses d’Extrême-Orient, au premier rang desquelles figure en bonne place le bouddhisme. Fabrice Malkani souligne qu’en découvrant Le Monde comme volonté et représentation, « Wagner a le sentiment de trouver dans le bouddhisme tel que le présente ce texte une vision du monde qui est aussi la sienne » (in Picard, 2010, p. 264).

Au demeurant,

« Schopenhauer présente le bouddhisme et le brahmanisme comme un tout indifférencié, y adjoignant, comme l’a montré Roger-Pol Droit [1989], ce qu’il appelle le « vrai christianisme », leurs points communs étant selon le philosophe la négation ascétique du vouloir-vivre, la compassion universelle envers toute forme de vie, et l’expression mythique d’une intuition commune. La découverte du bouddhisme signifie un véritable changement de paradigme : à la place de l’amour de Dieu et du prochain, dimension centrale du christianisme, Wagner découvre la valeur de la pitié (ou compassion, comme le dit plus clairement le terme allemand Mitleid, « souffrance avec »). » (ibid., pp. 264-265)

Introduction à L'histoire Du Buddhisme [...]burnouf Eugène Bpt6k96650919L’engouement de Wagner ne fut pas éphémère, le musicien accroissant ses connaissances par d’autres lectures savantes : L’Introduction à l’histoire du buddhisme [sic] indien de l’orientaliste français Eugène Burnouf, publié en 1844, et qu’il découvrit en 1856, grâce à la recommandation de son amie Malwida von Meysenbug (Gregor-Dellin, 1991, p. 394), fut à cet égard « le livre qui [l]e captiva le plus » (Wagner, 2012 [1911], p. 588). Wagner s’y montre « sensible aux parentés étroites entre la pensée de Schopenhauer et les quatre vérités mystiques du bouddhisme (Sermon de Bénarès ou de la roue du Dharma énonçant la Loi universelle) » (Malkani, in Picard, 2010, p. 265) : 1) « Tout est douleur » (Donnet, 1978) ; 2) « [L]e malheur provient du désir que chacun a de vivre et donc de désirer les choses de la vie » (Malkani, in Picard, 2010, p. 265.) ; 3) Pour y remédier, il faut s’efforcer d’adopter une posture de détachement, que Schopenhauer qualifie de « négation du vouloir-vivre » (1966, p. 498) ; 4) Le Noble Octuple Sentier, ensemble de préceptes moraux « dont le dernier est la méditation pure conduisant au nirvana » (Malkani, in Picard, 2010, p. 265), lequel se caractérise par la fin du cycle des réincarnations.

L’enseignement de Siddharta Gautama, dit Śākyamuni, plus connu encore sous le nom de Bouddha, « L’Éveillé », stimule la création artistique du musicien, qui projeta un opéra en trois actes nommé Les Vainqueurs [Die Sieger]. Wagner en présente les grandes lignes dans son autobiographie :

« [U]ne jeune fille tchandala est reçue dans le vénérable ordre mendiant de Sâkyamuni grâce à son amour épuré et douloureux pour Ananda, le disciple principal de Bouddha. J’ai été amené à choisir ce sujet autant pour sa beauté profonde et sans apprêt que pour le singulier rapport qu’il a avec un procédé musical qui, dans la suite, s’est développé en moi. (2012 [1911], p. 588) »

Wagner fait ici allusion au leitmotiv, qui repose sur une réminiscence auditive associée à de véritables « métamorphoses thématiques », pour reprendre la formule d’Hélène Cao (in Picard, 2010, p. 1081). Un tel usage musical peut effectivement être mis en parallèle avec la notion d’avatar telle qu’elle existe dans l’hindouisme et le bouddhisme tibétain. Le compositeur explicite lui-même son analogie :

« Les différents avatars de toutes les créatures que rencontre Bouddha sont aussi présents à son esprit que leur incarnation du moment. Cette histoire prenait tout son sens par le fait que les souffrances passées des personnages principaux se répercutaient dans leur vie présente. Je reconnus tout de suite la possibilité de faire résonner les réminiscences de cette double vie au moyen de la musique […]. (Ibid.) »

040eefL’esquisse des Vainqueurs est couchée sur le papier le 16 mai 1856 (Gregor-Dellin, 1991, p. 850 ; Wagner, 2023, p. 234), mais elle ne se transforma jamais en opéra. Wagner manifesta toutefois le désir de mener plus avant son projet, comme en témoignent ses Annales à la date du 26 avril 1868 : « Bouddhisme : à nouveau réfléchi aux Vainqueurs. Régions de la Dhyâna : musique » (ibid., p. 254). D’origine sanskrite, le terme dhyâna (mot masculin) est généralement traduit par « méditation ». Dans son Carnet brun, on trouve un fragment daté de mai 1868 qui souligne à quel point la réflexion esthétique wagnérienne était imprégnée de concepts issus des sagesses orientales :

« Vérité = Nirvâna = Nuit
Musique = Brâma = aube
Poésie = Saṃsāra = jour.

Nouvelle forme du monde : du Dhyâna redescendent dans le monde les êtres qui ont reçu la récompense juste et pleine pour les services vertueux rendus auparavant, afin d’entrer à nouveau dans le cycle des naissances, pour atteindre une perfection encore plus grande. Une douce sève jaillit de la terre ; le désir s’en délecte jusqu’à ce qu’il en ait puisé une nouvelle joie de vivre : puis la sève se tarit ; le riz pousse sans être ensemencé, abondant, à satiété ; puis il se dessèche. On doit maintenant soi-même planter, labourer et semer. La douleur de la vie commence. Le paradis est perdu. La musique du monde de Bramâ le rappelle à la mémoire : elle conduit à la vérité. Qui la comprend ? Le lait qu’aucune vache n’a donné ? – Bramâ – en tant que musique devient désir ; la musique, tournée vers la [sic] Saṃsāra, devient art poétique ; quel est l’autre côté, qui se détourne de la Saṃsāra ? Nirvâna – harmonie pure, sans nuage ? »6« Le mot nirvāṇa désigne la cessation de la transmigration ou succession indéfinie des existences que les Indiens appellent saṃsāra. Il est surtout utilisé dans le bouddhisme où il possède un sens très particulier, la conception du salut étant différente dans cette religion de ce qu’elle est dans l’hindouisme et le jaïnisme. Le terme et la notion apparaissent dès les origines du bouddhisme, dans les textes canoniques contenant les sermons attribués par la tradition au Buddha. » (Bareau, s.d.). (Wagner, 2023, p. 235) 

Le 26 septembre 1881, puis le 27 septembre 1882, Cosima indique que « R. » est encore plongé dans Burnouf (1979b [1977], pp. 165, 392) mais choisit finalement de privilégier Parsifal au détriment des Vainqueurs. Il confie à la diariste les raisons de cet abandon : « il lui aurait été impossible d’écrire une œuvre sur [Bouddha] s’il lui avait fallu manier des fleurs de mango et de lotus »… (ibid., p. 392). Comme dans le cas de Jésus de Nazareth, Wagner a préféré éviter l’écueil de l’exotisme et de la couleur locale qui auraient rendu ses drames triviaux sur une scène lyrique. Les conceptions bouddhistes continuèrent néanmoins à le passionner, Wagner esquissant des parallèles inattendus entre l’enseignement de Bouddha et une tradition chrétienne paulinienne autant que luthérienne : « R. […] me lit le passage [du livre de Burnouf] sur les actes montrant que ceux-ci appartiennent aussi à la finitude et que l’atman7 Le terme désigne dans la philosophie hindoue l’« [â]me émanée de la grande âme universelle à laquelle elle se réunit si elle est pure » selon le Trésor de la langue française informatisé. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/atman (Consulté le 21 avril 2023). Burnouf présente lui aussi la notion d’atman dans son ouvrage (1844, pp. 508-509). leur est supérieur, ce qui nous rappelle la doctrine de la grâce chez Paul et chez Luther » (Wagner, 1979b [1977], p. 400). Sous cet angle, Parsifal représente l’aboutissement de ce syncrétisme : à partir d’un sujet marqué par une incontestable empreinte chrétienne, cet opéra, que Wagner préfère lui-même qualifier de « festival scénique sacré » (Bühnenweihfestspiel), développe une vision de l’existence qui doit beaucoup au bouddhisme revu par Schopenhauer : renoncement et Mitleid y occupent une place centrale.

Renoncement d’une part à cette volonté funeste qui fait le malheur des humains, car ainsi qu’Alain Perroux le relève, « le désir enferme ses victimes dans un cycle tel que la malédiction de Kundry, condamnée à balancer sans cesse entre l’état de sauvageonne et celui de séductrice (et à se réincarner depuis sa faute originelle […]), ou tel que la répétition de la cérémonie du Graal, toujours plus douloureuse pour Amfortas » (in Picard, 2010, p. 1574). Éveil à la compassion d’autre part chez l’inexpérimenté Parsifal, qui finit par ouvrir les yeux sur son sacrilège initial (avoir percé d’une flèche un cygne dans le sanctuaire de Montsalvat, d’où tout meurtre est banni) grâce à Gurnemanz, qui lui montre l’agonie de l’oiseau pour lui faire prendre conscience de la gravité de son geste. Au troisième acte, parvenu au terme de sa métamorphose, Parsifal, devenu roi, pardonne à Kundry, avant de la baptiser. Il apparaît ainsi à la fois comme le Christ face à Marie Madeleine et comme un nouveau Bouddha, en s’éveillant lui aussi à la compassion et au dépassement du vouloir-vivre.

Le salut par l’amour

Portrait Of Friedrich NietzscheNietzsche, virulent détracteur de Parsifal, dont il qualifie dans Nietzsche contre Wagner le personnage central d’« « oie blanche » mâle (mais bien peu virile !) » (1991 [1888-1889], p. 77), a pointé dans Le Cas Wagner une indéniable vérité : « Wagner n’a médité aucun problème plus intensément que celui du salut : son opéra est un opéra du salut » (ibid., p. 24). De nombreux personnages wagnériens sont de fait en quête de rédemption : le Hollandais, Elsa dans Lohengrin, Tannhäuser, ou encore Kundry dans Parsifal, œuvre dont les derniers mots sont « Erlösung dem Erlöser ! » (« Rédemption au rédempteur ! »). Au demeurant, l’itinéraire vers la salvation est souvent tortueux. En ce sens, Alain Galliari, qui adopte le point de vue du croyant catholique sincère dans son essai Richard Wagner ou le Salut corrompu (2013), a raison d’écrire que le musicien s’écarte de tout christianisme orthodoxe. Il nous paraît toutefois excessif de le reprocher à un artiste qui souhaite s’affranchir de tout dogmatisme religieux pour proposer sa vision personnelle. Celle-ci s’avère originale, dans la mesure où elle articule le rachat et l’amour par la médiation d’un personnage féminin, comme le note Édouard Sans :

« Certes, le thème n’a rien de particulièrement original, et traîne un peu partout dans la littérature, surtout dans la littérature romantique. Mais chez Wagner il se trouve en quelque sorte sublimé, élevé au rang d’un ressort moral essentiel : il devient l’un des éléments fondamentaux de l’éthique. Dans cette rédemption, la femme occupe une place de choix. Si dans trois œuvres la rédemption est apportée par Arindal [dans Les Fées], Lohengrin et Parsifal, pour toutes les autres pièces c’est la femme qui est rédemptrice […]. » (1999, p. 350)

Dans son essai sur Beethoven, paru en 1870, Wagner reprend l’idée goethéenne d’« éternel féminin qui nous élève » pour l’assimiler à « l’esprit de la musique qui du plus profond de la conscience du poète a pris son essor et plane maintenant au-dessus de lui et le guide dans la voie de la délivrance » (Wagner, 1901 [1870], p. 124). La rédemption par l’amour est donc aussi une rédemption par l’art.

La religion de l’art ?

1200px Paul Claudel 01La coloration chrétienne de certains opéras de Wagner n’a pas échappé à certains auditeurs catholiques attentifs, en particulier les écrivains Léon Bloy et Paul Claudel. Bloy s’offusque de ce qu’il qualifie d’ « ABUS SACRILÈGE DES FORMES SAINTES DE LA LITURGIE8Les capitales sont de Bloy. », et qui l’a « hébété de dégoût, saturé d’horreur !9Lettre à Henry de Groux, citée dans Guichard (1963, p. 130). ». La théâtralisation de la Cène dans Parsifal le mécontente particulièrement : « L’abus énorme des formes liturgiques est, par exemple, de faire manger le Corps et de faire boire le Sang de Jésus, sur une scène de théâtre, aux chevaliers du Graal, lesquels sont nécessairement des cabotins » (ibid., p. 131). Claudel, wagnérien repenti, ironise pour sa part sur l’ultime opéra du maître allemand dans son texte Richard Wagner, rêverie d’un poète français, qui reprend le titre d’un texte de Mallarmé écrit en 1885 (1897, pp. 141-150) et adopte la forme d’une conversation imaginaire entre deux amis. L’un d’entre eux justifie son refus d’aller entendre Parsifal :

« J’étais devenu catholique, qu’est-ce que Parsifal pouvait m’apprendre ? J’en savais plus long que Wagner. N’importe quel bon enfant du catéchisme en sait plus long que Wagner. Vous vous rappelez ces mots qui figuraient au dernier numéro de la Revue wagnérienne d’Édouard Dujardin : « Il y a quelque chose de plus beau que Parsifal, c’est n’importe quelle messe basse dans n’importe quelle église. » Il y a des choses qui pour l’homme en route sont des approximations méritoires et qui pour l’homme arrivé sont des déformations sacrilèges. Montsalvat était un terme pour Wagner, pour moi c’était un point de départ. » (Claudel, 1934, pp. 288-289)

504 Il est certain que Wagner n’a rien à apprendre à un croyant, mais on aurait tort de le lui reprocher, car ses préoccupations sont avant tout musicales et esthétiques. Il doit par conséquent être jugé en tant qu’artiste. Wagner nous y invite lui-même dans son essai Religion et art [Religion und Kunst], publié en 1880 et qui constitue à bien des égards son « testament esthétique et philosophique », ainsi que l’écrit Martin Gregor-Dellin (1976, p. 276). Une lecture superficielle de ce texte pourrait laisser penser que Wagner estime que la religion est dépassée et que l’on doit lui substituer l’art. Certes, l’affirmation qui ouvre son étude paraît aller dans ce sens :

« On pourrait dire que, là où la religion devient artificielle, il échoit à l’art de sauver le cœur même de la religion en saisissant dans leur valeur allégorique les symboles mythiques que cette dernière considère comme vrais pour permettre de reconnaître la vérité profonde qu’ils recèlent au fond d’eux. » (cité par Candoni, in Picard, 2010, p. 1733)

La suite de Religion et art vient néanmoins nuancer le propos : « il semble surtout que l’art soit destiné non pas à supplanter la religion, mais à œuvrer main dans la main avec elle en vue d’une régénération de l’homme » (ibid.). Henri Lichtenberger écrit pour sa part qu’aux yeux de Wagner, « [i]l n’y a donc pas d’art sans religion, mais l’art est un avec la religion : il est la traduction la plus vivante, la plus complète du sentiment religieux » (2000, p. 336).

La réflexion théorique wagnérienne, depuis les années 1840, a porté sur la fonction de l’art, et Wagner n’a jamais caché sa volonté de renouer avec le théâtre antique grec, qui faisait collaborer l’ensemble des arts à une seule fin, tout en reposant sur une dimension rituelle et sacrée. Les détracteurs du musicien lui en ont fait le reproche, en se moquant du « pèlerinage » de Bayreuth et de la « religion musicale »10 Article du Gil Blas du 5 mai 1903 (in Debussy 1987 [1971], p. 163). wagnérienne. Debussy ne se prive pas de hausser les épaules devant cette « religion wagnérienne », avec ce que cela sous-entend de pompe ridicule et de culte idolâtre. Et pourtant ! Wagner avait bien pris soin de préciser qu’il ne souhaitait nullement se transformer en gourou ni en prophète au petit pied : « Si l’on me demandait : voulez-vous fonder une religion ? je répondrais que cela est impossible ; mes idées à ce sujet ne me sont venues que comme artiste créateur »11Extrait de Religion et art cité par Kufferath (1890, p. 187)..

Conclusion

Les conceptions de Wagner ne sont pas toujours aisées à cerner, et la lecture de ses textes théoriques requiert une grande attention si l’on veut les saisir dans toute leur complexité. Les opéras du musicien offrent eux aussi une vision complexe du monde et de la religion. Dans la thèse en sciences religieuses qu’il a soutenue à la faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg en décembre 2022, et qui doit paraître dans une version resserrée, Éric Eugène démontre à quel point Luther a joué un rôle important dans la pensée esthétique wagnérienne. Il replace en outre les différents écrits du compositeur dans leur contexte historique et philosophique. Comme l’écrit Alain Patrick Olivier, rapporteur de sa soutenance,

« [l]’approche de M. Eugène consiste à considérer la dimension théologique éventuelle de la pensée de R. Wagner, ou sa contribution possible au débat théologique, ou la valeur de ses écrits et positions pour la théologie contemporaine. L’idée de considérer Wagner comme un « réformateur » va dans ce sens : il ne s’agit pas seulement de considérer la « réforme » de l’art, de l’opéra, de la musique, mais sa contribution essentielle au mouvement historique de réformation, dans une perspective que le musicien a lui-même suggérée, qui irait de Luther à Parsifal, en passant par Bach, la musique étant alors considérée comme l’esprit même du protestantisme. L’originalité du travail de M. Eugène consiste à prendre au sérieux les textes théoriques où Wagner traite de la religion et du christianisme, et surtout les écrits tardifs comme L’Art et la religion (1880). » (Olivier, 2022)

Un tel regard permet en effet de rendre justice à un artiste dont l’œuvre reste trop souvent l’objet de malentendus, aussi bien idéologiques qu’esthétiques (Candoni, 2017 ; Eugène, 1978, 1998a, 1998b et 2022 ; Katz, 1986 ; Nietzsche, 1991 ; Picard, 2004 et 2010 ; Rubercy, 2012). Laissons-lui d’ailleurs la parole pour conclure : « Le christianisme et la musique sont les deux grands enrichissements du monde depuis l’effondrement de la culture antique. »12Propos tenus par Wagner le 1er novembre 1869 et rapportés par Cosima dans son Journal (1977a [1977], p. 191).

OS

 

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