Toute sa vie, Richard Wagner a cherché l’absolu dans l’art. Depuis sa découverte de l’Iliade et l’Odyssée jusqu’aux évangiles traduits par Luther, il comprenait, comme les Grecs avant lui, qu’une force surnaturelle dirigeait sa vie d’artiste, qu’une mystérieuse Providence le laissait entrevoir ici et là la main de Dieu. Fasciné dans sa jeunesse par le personnage de Jésus de Nazareth, le meilleur des fruits d’Israël, et le sens universel du message divin délimité par le Judaïsme, quoi d’étonnant alors qu’il se soit heurté contre l’obstacle qui n’a jamais cesser de dérouter les hommes en quête de Graal: le problème des Juifs et du Judaïsme. Si l’on pose la question de savoir si Richard Wagner était antisémite dans ses rappons avec le judaïsme, on peut répondre aflirmativement et sans aucun doute. Si l’on se demande pourquoi des juifs éminents, artistes et musiciens, fervents admirateurs de son art comptaient parmi ses amis les plus fidèles, on doit admettre qu’au-delà du paradoxe apparent, il y avait pour Wagner des lignes de force qui séparaient ses relations humaines du principe du Judaïsme religieux.
Si enfin on interroge l’œuvre de Wagner, on pourra rechercher peut-être entre Le Vaisseau Fantôme et Parsifal quelque clef du mystère concernant le Judaïsme et sa quête de l’universel.
C’est pourquoi, dans une première partie nous parlerons de Wagner en tant qu’antisémite ; dans une deuxième partie, Wagner explicitement « pro-sémite » et enfin, dans une troisième partie nous rechercherons une éventuelle trace de judaïsme et le sens de l’universel dans l’oeuvre de Wagner.
[… Pour ne pas risquer d’être accusés de « non-objectivité »], il faut parler d’abord de l’attitude de l’artiste envers les juifs car, à première vue, le compositeur de Bayreuth ne se montra pas moins qu’un… antisémite primaire. En effet, en 1850, le 3 et le 6 septembre, il fait paraître en deux fois dans le Leipziger Musikzeitung, un article incendiaire : Le Judaïsme dans la Musique sous la signature très libre-penseur de K. Freigedank. La publication soulève une grande émotion dans le monde musical. Et pour cause : Wagner prétend expliquer « la répugnance que lui inspirent la personne et la manière d’être des juifs« . Contrairement à la tendance vers l’émancipation des juifs en vogue à cette époque, l’auteur de ne pas manquer de nommer une nécessité de “nous émanciper des juifs”. Il fait naturellement allusion ici à la mainmise, selon lui, de certains Juifs sur les théâtres de l’époque, principalement à Paris où Meyerbeer régnait sur le goût français. C’est un Wagner amer qui tient rancune à celui-ci et voit en lui le symbole des années de déception passées en errance entre la France et l’Allemagne en quête d’un théâtre et d’un public pour accueillir ses œuvres.
Par ailleurs, il était facile de rejeter les raisons de son échec sur ce peuple étrange, chez lui nulle part et par essence déraciné, à qui Wagner arrivait presque à ressembler. Dans Le Judaïsme dans la Musique, il cherche enfin à expliquer comment la production artistique et le goût du public avaient pu tomber entre « les mains industrieuses des juifs« , coupables à ses yeux d’un « trafic d’art commercial« .
Mais le pire reste encore à découvrir, car dans son analyse fielleuse Wagner cherche à justifier ce qu’il appelle sa « répulsion involontaire” à l’égard des juifs : d’abord, par son aspect extérieur, le juif, selon lui, renferme « quelque chose de désagréable« , « impropre à une réalisation artistique… à cause de sa race« . Ensuite, il maintient que tout, jusqu’au langage du juif lui « interdit d’exprimer ses sentiments et ses idées par le discours ou par le chant« . De plus, à cause de leur esprit toujours « concret », il estime que des artistes véritables ne peuvent surgir de ce peuple.
« Le juif qui est incapable de se révéler artistiquement à nous, a néanmoins réussi dans le domaine de la musique, grâce à l’argent. .. Le juif n ‘a jamais possédé un art propre, en conséquence, jamais non plus une vie fournissant matière à l’art. .. Tout dans le Judaïsme en général y est demeuré rigide et figé, dans le fond et dans la forme… Le juif _. n’éprouve aucune passion véritable, et bien moins encore une passion capable de lui donner le désir de la création artistique ».
Wagner se plaint de la musique de son temps, de sa stérilité, de son absence de vie. Il qualifie Mendelssohn de « doué de talent spécifique » et possédant « l’ambition la plus élevée… sans produire cette impression saisissante que nous attendons dans l’art”.
On aurait pu être indulgent envers Richard Wagner en raison de l’impuissance avec laquelle il dut lutter pour sa survie entre les années de disette et celles de sa proscription politique. Mais, hélas, voici qu’en 1869, alors qu’il vit tranquillement à Luceme entouré d’une famille et des moyens d’existence accordés par le roi Louis II, il fait paraître une deuxième édition du Judaïsme dans la Musique, sous fonne de plaquette, accompagnée de quelques « éclaircissements » qui ne changent rien sur le fond de sa pensée.
Cette lecture primaire est le pain quotidien des antisémites primaires, le bonheur de ceux qui cherchent des justifications, des causes à effets concemant le génocide du vingtième siècle perpétré par les nationaux socialistes. Il est facile de s’en tenir à ce charabia, indigne d’un génie comme Wagner, et ne pas examiner objectivement l’autre face de la personnalité complexe du musicien. En effet, si pour Wagner le Judaïsme renferme dans son essence tous les éléments qui déforment un peuple, aussi bien physiquement que culturellement, il en est tout autrement des individus.
Hermann Levi, fils d’un rabbin de Giessen, « L’élu » de Wagner pour diriger Parsifal, écrivit à son père en 1882 : « … Un jour, la postérité reconnaîtra que Wagner était un aussi grand homme qu’il fut artiste, ce que ceux qui lui sont proches savent déjà. Même sa lutte contre ce qu’il appelle le Judaïsme dans la musique et dans la littérature moderne survient de motivations les plus nobles, et pas seulement d’un antisémitisme étroit… ce qu’il montre par son attitude envers moi-même, et Joseph Rubinstein et par l’amitié profonde qu’il avait autre fois pour Tausig qu’il aima énormément. Ce que j’ai éprouvé de plus merveilleux dans ma vie est le privilège de rester auprès d’un tel homme et j’en remercie Dieu tous les jours ».
Wagner, créateur, possède toutes les caractéristiques des paranoïaques, à la fois égocentriques et oublieux des réalités qui les entourent. C’est ce qui avait préservé le compositeur de Lohengrin lorsqu’il écrivait son prélude aux harmonies sublimes que l’on sait, tandis que les canons de l’insurrection de 1848 tonnaient sous ses fenêtres à Dresde. C’est également ce qui se déroulait entre 1850 et 1870: alors que Wagner accouchait de ses plus grandes œuvres, il n’entendait pas les rumeurs des vrais antisémites du Kulturkampf et du pangermanisme montant. Son esprit avait cédé à une mythologie du complot universel des juifs-marchands-du-temple contre 1’art, par conséquent contre lui-même.
Et pendant que Cosima transcrivait « fidèlement » des réflexions antisémites dans son Journal, du style : “R. est en faveur de leur totale expulsion… son article fut le commencement de cette lutte ”, Wagner de son côté, sans faire tenir la plume à la fille de Liszt, écrivait à son ami juif Angelo Neumann, directeur du théâtre de Berlin en 1881 : « Je n’ai absolument rien en commun avec le mouvement moderne de l ‘antisémitisme”.
En fait, les années 1880 avaient vu naître des partis politiques épousant déjà une doctrine raciste notoire sous le couvert de l’appellation « Mouvement de Berlin ». Un certain Bernhard Förster avait assisté au premier festival de Bayreuth et crut y puiser une justification de la supériorité aryenne et par conséquent une inspiration antisémite. En 1880, il dressa une pétition à l’intention de Bismarck contre les Juifs dans une société allemande, qu’il voulut faire signer à Wagner. Celui-ci, non seulement déclina d’y apposer sa signature, mais il refusa net de recevoir Förster à Wahnfried, le prenant pour un fanatique et un irresponsable. En effet, ce partisan épousa plus tard la soeur de Nietzsche, et ensemble ils partirent pour le Paraguay où ils comptaient fonder la toute aryenne « Nueva Germania », simplement parce qu’un jour, Förster avait lu sous la plume de Wagner une réflexion insignifiante où le musi cien exprimait sa déception devant la société allemande et que l’on devrait aller retrouver le paradis terrestre pour tout recommencer à neuf sur des bases saines. Et pourquoi pas en Amérique du Sud !
Ce qui est intéressant surtout dans la relation de Richard Wagner avec ses nombreux amis juifs est que c’est à travers eux finalement qu’il cherche à définir sa propre foi chrétienne. Après avoir déclaré à Hermann Levi, son chef pour Parsifal qu’il devrait se faire baptiser pour pouvoir diriger une telle oeuvre (ce qui offusque Levi au point de le faire vouloir quitter sa direction d’orchestre), Wagner lui court après dans la rue, le rappelle et l’invite à le joindre dans la communion protestante afin de “supprimer leurs diflérences raciales dans l ‘esprit du sang du Christ« .
A la même époque, après la visite du Comte de Gobineau et l’exposé par celui-ci de son Essai sur l’inégalité des races humaines, Wagner propose de surmonter toute idée même de race par l’esprit du Christianisme. Ainsi, après l’aliénation du Judaïsme, le salut vient encore des Juifs.
Lue au premier degré, et tirée de son contexte, la dernière phrase du Judaïsme dans la Musique fait frémir d’indignation toute la société actuelle de l’oecuménisme et des droits de l’homme : « La délivrance de la malédiction qui pèse sur les Juifs ne peut être que celle d’Ahasverus : l ‘anéantissement”. (NDA : ce dernier mot étant souligné dans le texte original).

Pour Wagner, il n’est donc pas possible pour le juif « d’atteindre son but simplement par une assimilation superficielle avec le reste de la société, mais seulement par sa participation active dans le processus auquel tout homme doit se soumettre, suite à son aliénation de sa vraie humanité« , c’est-à-dire, suite au péché originel. Et la rédemption par anéantissement de soi-même est celle d’Ahasverus, le juif errant, le Hollandais, le Wagner artiste lui-même à la quête du Graal. D’ailleurs, ses détracteurs n’ont pas manqué de le faire remarquer et un journaliste juif, Gustav Freitag, définit Wagner comme « fondateur d’une secte qui voulait remplacer l’Etat et la religion par un théâtre lyrique d’où il régnerait sur le monde« !
Dans quelle mesure l’œuvre de Wagner reflète-t-elle la haine culturelle et raciste du Juif, et de quelle façon peut-on considérer l’artiste comme un véritable inspirateur du nazisme? Des exégètes ont passé tous les livrets d’opéra du Maître au peigne fin. Comme aucun propos n’est venu troubler leur lecture, ils se sont rabattus sur une phrase dans le monologue final des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, la taxant de nationalisme extrémiste à amalgamer tout naturellement à l’antisémitisme du Troisième Reich. Il s’agit du passage où Hans Sachs dénonce la fausse majesté « Velche » comme étant contraire à l`art allemand. Le terme « Velche » qui signifie « étranger » (dans un sens péjoratif il est vrai) est à la langue allemande ce qu’à été le mot « barbare » à la langue grecque, à savoir, tout ce qui n’est pas grec. C’est donc à partir de cette petite phrase que l’on a généralisé la pensée de Wagner comme globalement xénophobe.
Pour ce qui est de la musique, quelques allégations concernant des chants plaintifs de Mime ou la sérénade de Beckmesser sont des arguments totalement insignifiants.
Bayreuth faisant partie intégrante de son oeuvre, force est de constater l’usage qu’en firent les Nazis avant la Deuxième Guerre mondiale: la preuve que Wagner fut un antisémite impénitent, disent les juifs d’aujourd’hui, se voit dans ces photos d’Adolph Hitler entre 1933 et 1939 devant le Festspielhaus, en plein festival, croix gammée au vent. Preuve encore renforcée par l’amitié étroite du Führer avec la famille Wagner, démonstration que le musicien fiit un inspirateur du principe de la suprématie de la race aryenne. Cette mythologie simpliste fut entretenue principalement par une Cosima sans beaucoup de discemement lors qu’elle entretint des relations étroites avec Houston Stewart Chamberlain, vrai théoricien du nazisme; et par Winifred Williams, la femme de Siegfiied qui recevait Hitler dans son foyer.
C’est dans l’oeuvre lyrique de Richard Wagner que nous pouvons chercher quand même la clef du problème car, au-delà de l’anecdote, la religion esthétique de l’oeuvre d’Art de l’Avenir devient, à travers l’évolution de l’homme et de l’artiste, une doctrine esthétique de la rédemption, une religion mystique.
En 1841, vagabondant dans les rues de Paris, cueillant des champignons dans les bois de Meudon pour survivre, écrivant des nouvelles à l’instar de Henri Heine, autre exilé d’outre-Rhin, Wagner se voit rejeté, son œuvre bafouée. Il est l’artiste incompris, tel le Hollandais du Vaisseau Fantôme s’identifiant au légendaire Ahasverus expiant son péché, le Juif errant qui ne connaît nul repos. Également incompris de la gente féminine dans le beau rôle de Lohengrin, mis au ban de la bonne société dans Tannhäuser, Wagner ressent la nécessité de recréer le monde. Ainsi le fait-il dans la Tétralogie. Mais même en rendant l’or aux Filles du Rhin, le beau et jeune Siegfried aura une fin tragique.
C’est à partir de ce moment-là qu’un tournant se produit dans la vie artistique de Wagner : le processus « d’anéantissement » préconisé dans Le Judaïsme dans la Musique commence véritablement et plus précisément dans le deuxième acte de La Walkyrie lorsque Wotan renonce au pouvoir, puis plus tard quand Siegfried meurt. Par la suite, Tristan succombe et Sachs se résigne. C’est enfin Parsifal qui porte le salut qui guérit par l’innocence retrouvée. Dans l’oeuvre ultime du Maître, la figure de Kundry, la Marie-Madeleine de Judée, complète le personnage du héros-Wagner, homme et artiste, car l’homme nouveau ne peut être qu’androgyne.
Réveillée chaque printemps à une vie nouvelle, Kundry incarne le cycle éternel de la nature non rachetée. A elle toute seule, Kundry repentante est le paradigme de ceux qui, comme les Juifs, attendent l’enchantement du Vendredi Saint non encore venu dans leur histoire. Ce désir de rédemption est en fait comme une immense parabole des rapports de Wagner avec la religion. Et il n’y a aucune place pour l’antisémitisme primaire dans une œuvre en quête d’universalité. Même la présomption non fondée d’un antisémitisme implicite attribué à certains personnages tels que Mime ou Beckmesser qui sont par tous leurs faits et gestes des antithèses de l’esprit universel, devient aussi dérisoire que de chercher des poux dans la tête de la Joconde !
Pour Richard Wagner enfin, le rapport entre le Judaïsme et les Juifs est semblable à une lutte entre les forces anti-universalistes et l’ordre universel. La première est celle du Judaïsme institutionnel bien connu de la Synagogue qui renferme Dieu dans un code de lois, une éthique de vie, un formalisme religieux ou une entité géographique; il agit, selon l’esprit de Wagner, comme un voile entre le peuple juif et le processus révolutionnaire d’une vraie rédemption. De l’autre côté se placent les juifs en tant qu’individus, les amis fidèles comme Tausig, Rubinstein, Neumann ou Levi, des interprètes et des musiciens innombrables qui ont compris le message universel du Maître qui va au-delà d’eux-mêmes, dans un « anéantissement » des races et des diflérences et qui conduit au pays du salut, le pays qui contient le monde entier.
Joie suprême !
J. C.