L’AVENTURE DE BAYREUTH : Chapitre VII (1966-2008)

Chef d’oeuvre architectural et prouesse technologique, novateur et révolutionnaire, le Palais des Festivals de Bayreuth inauguré en août 1876 fut conçu par le compositeur pour y faire représenter les quatre opéras qui forment le cycle de La Tétralogie. Cette aventure, c’est le résultat de près de vingt-cinq années de composition, de réflexions artistiques et philosophiques mais également de pourparlers politiques et financiers avec les plus grands de son époque. L’aventure se poursuit toujours de nos jours, les héritiers du compositeur se succédant les uns aux autres pour le meilleur comme parfois pour… le plus inattendu !

CHAPITRE VII (1966-2008)

L'atelier Bayreuth (ou ``WERKSTATT BAYREUTH`` ) de Wolfgang Wagner

Après la mort prématurée de son frère Wieland survenue en 1966, Wolfgang se retrouve seul maître à bord pour diriger toute la charge d’un festival qui a désormais retrouvé toute sa gloire d’avant-guerre.

Mais le jeune frère qui a grandi dans l’ombre de celui qui s’était taillé une part si importante – jusqu’à en tirer la couverture presque exclusivement à lui – a eu du mal à s’imposer comme seul directeur administratif et artistique aux commandes du « Vaisseau Bayreuth ».

MVRW TRISTAN WIELAN D WAGNER 1952

Le « Tristan et Isolde » de Wieland Wagner au Festival de Bayreuth (23 juillet 1952) . Aux côtés du Maître de l’abstraction qu’est le talentueux Wieland, metteur en scène, une distribution de rêve pour servir cette partition sombre et onirique : Herbert von Karajan à la baguette et pour incarner les amants maudis, le timbre chaud et viril de Ramon Vinay et l’enchanteresse Martha Mödl

Lourde charge que celle de succéder à un géant, a fortiori un frère. Comment éclipser le talent avec lequel Wieland s’était  imposé sur la scène du Neues Bayreuth !

Son Ring d’ouverture de 1951, son Tristan (1952), son Lohengrin (1958) et ses Maîtres chanteurs ont créé la norme esthétique du Nouveau Bayreuth et font référence en termes de modernité de façon apparemment incontournable et insurpassable. Tout juste copiable. Et c’est bien là ce qui a été reproché au timide frère de Wieland, à savoir dans sa démarche de mise en scène de ne pas être un novateur mais tout juste un suiveur.

Pourtant, cette brèche qu’avait ouverte Wieland Wagner dans la modernité, Wolfgang a tenté de la poursuivre, en apportant notamment des éléments de couleur là où Wieland n’avait exploré que les demi-teintes, les ombres ainsi que les noirs et blancs.

Mais en 1957 (Tristan), puis en 1960 (Le Ring), le public a été rassuré, alors que quelques années auparavant celui-ci avait été choqué par l’audace du frère aîné.

MVRW TRISTAN WOLFGANG WAGNER 1957

Cinq années après le Tristan de son frère, c’est au tour de Wolfgang Wagner que de proposer « sa » conception du mythe des amants immortels mis en drame et en musique par son grand-père : ici le troisième acte (23 juillet 1957, Festival de Bayreuth), sous la baguette de Wolfgang Sawallisch avec Wolfgang Windgassen (Tristan) et Gustav Neidlinger (Kurwenal)

Pourtant, bien que déjà en poste, la succession de Wieland en faveur “exclusive” de Wolfgang n’est pas allée de soi.

Comme à son habitude depuis alors près d’un siècle, la famille Wagner mit un point d’honneur à faire de cette disparition le point de départ de querelles et de déchirements internes. La succession de Wieland Wagner aurait pourtant pu sembler toute “réglée” : en effet, le “Nouveau Bayreuth” accordait en 1949 les pleins pouvoirs conjointement aux deux frères, Wieland et Wolfgang. L’un des frères disparu, la direction semblait devoir revenir à celui qui restait… en l’occurence Wolfgang.

Mais tous les membres de la famille ne l’entendaient pas ainsi. Ainsi Gertrud, la veuve de Wieland – danseuse retirée de la scène et qui avait secondé celui-ci dans les chorégraphies des productions de Tannhäuser et de Parsifal notamment –  estimait de son côté qu’il était légitime qu’elle soit désormais elle aussi aux commandes du Festival.

Elle avait repris d’ailleurs des productions de son défunt époux sur quelques scènes d’Europe, et avait signé elle-même des mises en scène fortement inspirées du style de son mari, notamment sur la scène de l’opéra de Stuttgart, l’un des “bastions” de celui-ci.

Mais la veuve Wagner n’a pas rencontré pas le succès espéré et a échoué.

Friedelind, la soeur, que l’on avait écartée du “pouvoir” au moment de la redistribution des cartes au lendemain de la guerre, avait espéré de son côté son heure arrivée et vu là une possibilité de se hisser au rang des prétendants légitimes à la succession. Elle avait fait ses premières armes en mettant en scène une nouvelle production de Lohengrin avec des étudiants de Bayreuth. Trop bancal, pas assez professionnel sans doute, le projet est resté lettre morte et n’a pas accédé aux honneurs de la scène du Festspielhaus.

MVRW ANJA SILJA et WIELAND WAGNER

Wieland WAGNER et la soprano Anja SILA : Pygmalion et son égérie…. Une Elsa, une Senta, une Freia, une Elisabeth de légende pour le Festival… qui hélas ne survécut pas à la disparition de son mentor

En revanche, s’il est une personnalité qui a fait l’unanimité et a rassemblé tous les suffrages contre elle et fédéré toutes les haines de la famille, c’est la dernière aventure de WielandAnja Silja, la divine Freia, la farouche Senta, la chaste Elisabeth… à qui on a laissé entendre qu’elle était désormais personna non grata !

Résignée, Anja Silja a préféré éviter tout scandale, quitter Bayreuth (elle n’est plus apparu dans les distributions à partir de 1967) et jouir des honneurs que lui a rendu le public ailleurs, sur d’autres scènes, et avec le succès que l’on sait.

De son côté, si Winifred  n’a jamais ni aimé ni adoubé le travail de son propre fils (ne s’était-elle pas écriée au lendemain du Parsifal de l’ouverture du Nouveau Bayreuth en 1951 : “ Et ça, venant d’un petit-fils de Richard Wagner ! ” ), elle a bien du mal à dissimuler son malaise face à ce nouveau coup du sort qui s’abat sur sa famille… et sur la destinée du Festival.

Artistiquement, la mort de Wieland a provoqué un choc profond et marqué l’histoire du Festival d’une pierre sombre et Wolfgang Wagner suit de trop près les indications et l’esthétisme de son frère pour arriver seul à renouveler le genre. Les années qui suivent immédiatement la disparition de Wieland font du Festpielhaus pour la deuxième fois un mausolée : la fidélité aveugle des assistants tente de faire vivre avec énergie l’oeuvre du regretté disparu.

Ainsi, son dernier Parsifal a été représenté jusqu’en 1973, son ultime Ring jusqu’en 1969, son Tristan, jusqu’en 1970. Avec les mêmes chanteurs (Nilsson et Windgassen renouvelant chaque année le miracle de la musique et des images) ou bien de nouveaux interprètes qui, eux, peinent à égaler les chanteurs d’un âge d’or qui s’éteint.

A nouveau se présente le paradoxe qui a suivi la mort de Richard Wagner : en voulant faire vivre l’art théâtral d’un être éperdu de nouveauté, on le momifie. Une fois encore, on est bien loin du fameux testament que Richard Wagner lui-même avait laissé à sa descendance : “ Enfants, faites du neuf ! ”

Wolfgang Wagner, conscient de cet état tant de déliquescence que de crise, se doit de réagir pour ne pas voir sombrer le bateau dont il tient les commandes. Mais comment ? C’est alors qu’il a l’idée de faire venir à Bayreuth du “sang neuf”, notamment en confiant – ô sacrilège – les mises en scène des opéras de son grand-père à de nouveaux venus qui ne font pas partie de la famille. Ce sont les nouveaux préceptes qu’il va tenter de défendre dans son entreprise de “l’Atelier Bayreuth” (le Werkstatt Bayreuth).

 

I – L’atelier Bayreuth (ou Werkstatt Bayreuth) de Wolfgang Wagner

Ouvrir la voie à de nouvelles idées, à de nouveaux concepts, à de nouveaux regards : telle est désormais la devise de Bayreuth.

Un nouvel axe est trouvé : inviter de jeunes metteurs en scène en vogue dans le milieu du théâtre et de l’opéra – extérieurs à la famille – à apporter sur la Colline leur conception de l’oeuvre de Richard Wagner. Cette tradition est aujourd’hui encore respectée et les productions des metteurs en scène invités se mêlent aux productions des “ayants droit” directs, tels Wolfang et Katharina Wagner.

Si l’on excepte Les Maîtres Chanteurs de Rudolf Hartmann pour la réouverture du Nouveau Bayreuth en 1951, tout à fait classiques et de bon aloi, c’est August Everding, le “faiseur d’images” (par ailleurs assez sages et tout à fait consensuelles), qui est choisi pour être le premier “hors clan Wagner” à apporter ses idées sur la scène du Festspielhaus, avec deux productions : un Vaisseau fantôme en 1969, puis un Tristan et Isolde en 1974. Ces mises en scène s’avèrent pour le moins assez neutres et si elles ne suscitent pas le scandale, elles ne suscitent pas non plus l’éclat des triomphes des mises en scène les plus passionnantes et les plus pertinentes de l’histoire du Festival.

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Le « Tannhäuser » de Götz Friedrich au Festival de Bayreuth en 1972. Ou…. le premier des scandales de « l’atelier Bayreuth » de Wolfgang Wagner

Le premier scandale arrive avec le Tannhäuser proposé en 1972 par Götz Friedrich. Avec cette nouvelle production, la machine d’un renouveau scénique est lancée.

En montrant un Tannhäuser victime d’une société d’intolérance à caractéristiques fascisantes (les scènes de l’acte II à la Wartburg montrent une société uniforme, codifiée à l’extrême et résonnent comme une condamnation directe de l‘esthétique et des pratiques brutales du IIIème Reich), le metteur en scène impose comme un soufflet à l’arrière-garde wagnérienne, décidément toujours aussi malmenée !

Cette production d’une très grande qualité dans laquelle se distinguent des interprètes tels que Gwyneth Jones (qui incarne Venus ET Elisabeth), Spas Wenkoff ou Bernd Weikl dérange tellement l’auditoire qu’il faut en réaménager le final dès la seconde représentation.

Et le metteur en scène d’expliquer sa conception de Tannhäuser : “ Ce Tannhäuser que nous propose Wagner possède une grandeur qui, bien que déjà historique, demeure actuelle, parce qu’elle est inséparable de la lutte à laquelle se livre désespérément le héros ” (Götz Friedrich à propos de la production de Tannhäuser à Bayreuth, 1972).

II - Le credo de la modernité

Modernité, ou mieux encore, atemporalité voire universalité de l’action, le mot est lancé : il devient désormais un sacro saint credo sur la Colline.

Le scandale le plus marquant de cette nouvelle ère propice aux changements est le désormais célèbre Ring du Centenaire (1976) mené par le tandem ChéreauBoulez. La fête brillante annoncée pour la célébration du centenaire du Festival se transforme en effet en chaos le plus total. Après une soirée d’ouverture du Festival qui présente, sous la baguette de Karl Böhm,  la scène de la Festwiese extraite des Maîtres Chanteurs dans un “classicisme” proche de l’imagerie naïve mis en scène par Wolfgang Wagner, le rideau s’ouvre sur l’une des visions les plus pertinentes (et des plus impertinentes au regard de l’arrière-garde wagnérienne toujours en poste à Bayreuth) du siècle.

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La première scène de « L’OR DU RHIN » dans la production de LA TETRALOGIE DU CENTENAIRE mise en scène par P. Chéreau. Première image, premier choc pour me public ! (Festival de Bayreuth, 1976)

Finis, c’est certain, les casques à cornes et les coupes d’hydromel, tout comme les huttes et les peaux de bête, mais, finie également l’abstraction de Wieland Wagner ; place à la relecture, avec force décors et costumes tout droit empruntés au XIXème siècle.

Car si la porte avait été ouverte avec le Tannhäuser de Friedrich en 1972 à l’atemporalité des mythes dans l’œuvre de Richard Wagner, le Festival de 1976 s’ouvre désormais sur sa relecture à la lumière de la narration de l’émergence (et du déclin) des grandes civilisations occidentales de l’ère contemporaine. Quoi de plus universel que le mythe de l’or dérobé par un esprit malin et rongé par la convoitise au mépris du plus noble des sentiments, l’Amour ?

Mais tout scandale à Bayreuth – comme bien souvent ailleurs quand il s’agit de l’œuvre de Wagner – se transforme rapidement en triomphe : Lorsque le rideau tombe sur la dernière représentation du Crépuscule des Dieux, après cinq années consécutives pendant lesquelles le Ring du centenaire a été haï et voué aux gémonies, c’est plus d’une heure de rappels qui salue le miracle de l’une des productions désormais les plus fortes du Festival.

Voir également :
– 
Le Ring de 1976 au Festival de Bayreuth : pourquoi était-ce une révolution ? (NC)

Fort de ces premiers scandales qui ont mené au triomphe, Wolfgang Wagner poursuit son idée d’apporter du sang neuf à sa grande entreprise de “relooking” du Festival.

Pari gagné avec Le Vaisseau fantôme dans la relecture psychanalytique proposé par Harry Kupfer (1978), le Tristan extatique de Jean-Pierre Ponnelle (1982), le Lohengrin romantique de Werner Herzog (1987) ou bien encore le Ring de Kupfer (1988) tout droit venu de l’ère post-industrielle.

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Autre esthétique, rappelant l’imagerie naïve médiévale, le très beau LOHENGRIN de Werner Herzog (Festival de Bayreuth, 1987)

Mais également des ratés – corollaire inévitable du risque – comme le Parsifal terne et sans relief de Götz Friedrich (1982), et comme les Ring qui ont suivi celui de Chéreau : l’un, volontairement naturaliste – Peter Hall (1983) – les suivants, se perdant en vain dans la recherche d’un langage ou bien encore une idée conductrice comme ceux d’Alfred Kirchner (1994) ou, celui plus récent de Tankred Dorst (2006).

De son côté, imperturbable, Wolfgang Wagner poursuit le développement de son concept esthétique et théâtral hérité de l’apprentissage de son frère avec des mises en scène – Les Maîtres Chanteurs (1981), Parsifal (1989) – désormais synonymes de “classiques”. Il aura fallu près de trente ans pour que l’art de Wieland, jadis novateur et provocateur, plus tard figé et quasiment inaltérable – à l’opposé de ce que son géniteur aurait lui-même souhaité – tombe dans la désuétude.

Côté voix, le Festival se voit désormais plongé entre la pénurie de grands chanteurs wagnériens (les NilssonWindgassenRysanek, King ne sont plus) et un certaine obligation à fabriquer des trouvailles sur la Colline Verte.

2anneevanstomli21.1263943533.thumbnailAinsi des Waltraud Meier (incroyable Isolde aux côtés du Tristan de Siegfried Jerusalem, un rôle qu’elle a incarné sur la Colline six années de suite dans la production d’Heiner Müller), Deborah Polaski, Poul Elming, Siegfried Jerusalem, Manfred Jung ou bien encore Violeta Urmana verront-ils leurs débuts sur scène salués comme la renaissance de l’interprétation de l’art de Richard Wagner.

C’est dans cette situation en demi-teintes que Wolfgang Wagner (qui s’éteindra deux années plus tard, le 21 mars 2010 à Bayreuth) laisse le Festival aux mains de Katharina, sa propre fille, et sa demi-sœur Eva Wagner-Pasquier, le 1er septembre 2008.

En effet, marqué par les déboires de sa succession à son frère, Wolfgang Wagner, brouillé avec fils, fille, nièce… avait, dès sa prise de commande du Festival, modifié les statuts du festival, transférant les pouvoirs juridiques du Festival et de ses bâtiments (Festspielhaus et Villa Wahnfried) à la Fondation Richard-Wagner de Bayreuth, dont le conseil d’administration regroupe des membres de la famille Wagner et des représentants de l’État. Sa propre succession en a été ainsi simplifiée.

NC/SB

Lien vers la bibliographie de référence

 

Pour aller plus loin

Découvrir le Werkstatt Bayreuth de Wolfgang Wagner en six opéras

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